Le miroir

aux assassins

Par : Marc Lessard

 

 

 

Avertissement

Toute ressemblance avec des personnalités connues et/ou non ne serait qu'exigence farfelue de leur part, puisque les personnages décrits dans ce roman sont fictifs et purement imaginaires.

 

Première partie

 

 

"Un miroir ne peut refléter que l'image qu'il reçoit, fut-elle mensongère..."

 

 

Chapitre 1

Ma mère est morte.

Quand?

Ça n'a pas d'importance, prétendent-ils.

Je ne la voyais que très peu et, dans ces rares occasions, on ne se saluait que d'un bref coup de tête accompagné d'un "Comment-ça-va?-Ça-va-bien.-Et-vous?" ou d'un signe discret de la main, aussi social qu'impersonnel.

Je l'avais connue autrefois et il me semble que l'on avait sympathisé. Je ne me souviens plus très bien.

Ça n'a pas d'importance non plus!

Même le temps qui passe n'a pas d'importance!

Je suis flic. Certains diront que c'est un métier comme un autre. En ce qui me concerne, ça m'emmerde.

Énormément!

Premièrement, je suis paresseux.

Très!

Je suis d'avis que rien n'est jamais mieux fait...que par les autres. Par exemple, j'emprunte souvent les ascenseurs mais je n'ai jamais imaginé en construire un. Je laisse ce travail aux autres. Aux spécialistes. Qui font ça mieux que moi.

Beaucoup mieux!

Et il y a un tas de spécialistes dans tous les domaines. J'ai beaucoup de respect pour eux.

Beaucoup!

Et j’ai beaucoup de respects pour les domaines aussi.

Plus il y a de domaines, plus il y a de spécialistes.

Et plus il y a de spécialistes, plus je suis paresseux.

J'ai beaucoup de respect pour la paresse.

La mienne!

Je suis, ce qu'on pourrait appeler, un paresseux respectueux.

Je n'ai pas choisi d'être policier et ce n'est pas non plus le fruit du hasard si je suis membre de la Sécurité publique depuis un bon moment déjà.

Un jour, en haut lieu, parce que j'étais doué pour les sports et que mon physique correspondait à l'idée que l'on se faisait de l'emploi, on avait décidé qu'il en serait ainsi.

J'avais alors reçu une communication officielle m'ordonnant de me présenter au numéro 3-4-0016.

Je n'étais jamais descendu si bas!

Les deux premiers chiffres indiquaient l'étage et le secteur alors que 0016 — je l'apprendrais plus tard — identifiait le Service de sécurité publique mieux connu sous le sigle SSP.

Dans un bureau d'une élégance austère qui dénote, de la part de l'occupant, une volonté rigide doublée d'un paternalisme pédant, j'avais rencontré le directeur du SSP qui m'avait fait signer des formulaires.

Un tas de formulaires.

Le directeur m'avait informé que je faisais dorénavant partie de son équipe, que j'étais affecté au 412-2-0016 et que j'entrais en fonction immédiatement.

J'aurais pu protester auprès de plus hautes instances mais ça n'aurait rien donné.

C'était sans appel.

Je savais qu'une décision de cette nature en rapport avec une fonction déterminée ne pouvait être modifiée à moins de démontrer que l'on fût indispensable à une autre fonction.

Ce n'était pas mon cas.

Précédemment, j'avais toujours agi à titre de subalterne de niveau moyen. Je n'avais jamais exercé de fonction à responsabilités directes comportant une quelconque autorité. Bien qu'une dizaine de personnes prenaient régulièrement leur affectation de tâche à mes bureaux, je n'aurais pu prétendre détenir un poste de direction.

Bref, je n'étais pas indispensable.

N'importe qui pouvait assurer la relève.

Autant dire que mes arguments n'auraient pas fait le poids devant le Comité des fonctions.

Pour ce qui est du trafic d'influence, je n'avais pas d'argent. Du moins pas assez pour tenter de soudoyer quelqu'un.

J'avais donc accepté le poste sans protester, d'autant plus qu'il s'agissait, tout compte fait, d'une promotion. En effet, le code 0016 permettait au détenteur de se déplacer n'importe où et sur n'importe quel étage de la Cité et il apparaissait maintenant sur ma carte d'identité. C'était un avantage exceptionnel concédé aussi à certains privilégiés de l'administration.

Pour ce qui est du 412 et du 2, ils correspondaient à mon nouveau secteur d'intervention, plus précisément à la deuxième section du 412e étage.

J'étais responsable d'y faire régner l'ordre sur une base quotidienne, à moins d'avis contraire ou à moins d'être affecté à une enquête spéciale

Tout de même, devenir flic à 133 ans.

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J'avais été chargé de l'enquête sur la mort suspecte de ma mère par l'ordinateur central.

Évidemment, ce n'était pas ma vraie mère. Pas ma mère naturelle, je veux dire. Le Dr. Gall — puisqu'il s'agissait du Docteur Samantha E. Gall — avait personnellement supervisé ma naissance in vitro. Elle avait en outre décidé de mon éducation dans les différentes Institutions du savoir qui permettaient à chaque élément de la Cité d'évoluer à sa plus haute efficacité, à l'intérieur d'un projet précis que l'on appelait le Plan Global.

Il était d'usage de considérer ces protecteurs de Citoyens comme des parents — père ou mère — et de leur verser une rente périodique à titre de compensation pour services rendus.

De vrais parents, il n'en existait plus depuis longtemps déjà à la Cité. Les enfants conçus selon la technique de fertilisation in vitro, sans participation de mères porteuses, étaient produits sur commande, uniquement pour combler les postes et les fonctions qui permettaient à la Cité de vivre.

De survivre.

La mise au point d'un procédé infaillible de manipulation génétique avait permis en outre, en appliquant des normes sévères, de s'assurer de la perfection des individus créés tant au point de vue physique que psychologique. Le procédé tentait aussi d'éviter, dans la mesure du possible, la similitude des traits qui aurait pu être un facteur de déséquilibre chez les Citoyens.

Meurtre ou pas, la mort du Dr. Gall venait de m'économiser beaucoup d'argent.

Le message de l'ordinateur avait été on ne peut plus clair:

 

"Le Dr. Samantha E. Gall — votre mère — est décédée récemment dans des circonstances étranges. Vous devez vous disculper et/ou trouver le ou les coupables. Toutes les informations pertinentes sont regroupées sous le dossier S.E. GAL."

 

Toutes les informations pertinentes?

Oui!

Sauf évidemment la plus importante. À la Cité, on ne révélait jamais la date ou l'heure du décès d'un Citoyen.

Pour la raison bien simple que la mort elle-même n'existait pas.

N'existait plus.

Considérée aussi comme un facteur de déséquilibre, les dirigeants avaient décidé d'en effacer toutes traces officielles au Service des statistiques depuis que l'on avait mis au point cet autre procédé sensationnel qui allait changer la destinée de toute la population.

Il s'agissait de la régénération des cellules du corps humain à l'aide de l'injection d'une hormone synthétique de longévité connue sous l'appellation de Thymopentine 5.

En fait, l'espérance de vie des Citoyens avait été portée, du jour au lendemain, à quelque 900 ans en moyenne, bien qu'aucune statistique ne puisse l'affirmer, le programme n'existant que depuis moins de 150 ans.

Depuis cette découverte pour le moins extraordinaire, les rares mortalités signalées provenaient d'accident malheureux, de suicides sporadiques ou de meurtres.

Les Citoyens ne mouraient plus de mort naturelle.

Et les autorités avaient décidé un jour de ne plus parler de mortalité, sujet tabou et démoralisant s'il en est.

Tout au plus laissait-on savoir, dans les communications laconiques publiques, que tel ou tel individu "n'était plus en service", sans autre commentaire et sans plus de précision.

Chargé d'enquête, ça ne facilitait pas mon travail.

 

 

 

"Même le plus parfait des miroirs présente toujours une image inversée, donc fausse..."

Chapitre 2

Le vidéophone fit entendre son timbre. Mon supérieur immédiat apparut à l'écran. C'était un gros bouffon graisseux et joufflu(e), efféminé, avec une démarche de femme enceinte.

Je ne l'estimais pas beaucoup. Il le savait.

Me le rendait bien.

Il était en tout point semblable à la plupart des autres Citoyens, c'est-à-dire royalement antipathique, totalement dénué d'intérêt et, en ce qui me concerne, d'une insignifiance dépassant la mesure.

Pour lui, la seule qualité digne de mention était la recherche de l'excellence, cet état d'esprit qui permet aux imbéciles de se situer moralement au-dessus des autres. Il se délectait à la pensée d'humilier ses subordonnés dans la spécialité où ces derniers évoluaient sous prétexte qu'il en connaissait les rudiments. Il s'ingéniait à retirer le plus de crédit possible de leur travail sans y participer, sauf pour le critiquer. Et, évidemment, il exigeait une soumission totale et complète de tout son personnel.

La recherche de l'excellence justifiait aussi son intérêt uniquement pour les idées toutes faites ou les projets sans risque. Il se moquait ouvertement des esprits honnêtes et curieux et ridiculisait même la conscience professionnelle.

Il admirait l'intelligence, disait-il, cette faculté qui lui permettait de ramper devant plus gros que lui pour éviter de se faire botter le cul.

Enfin, il considérait le succès de toute entreprise en fonction de ses propres ambitions, sans égard aux remous qu'il pouvait créer, critère d'efficacité, ni aux individus qu'il pouvait écraser, critère de détermination.

Belle mentalité!

"Avez-vous pris connaissance de votre nouvelle affectation?" me demanda-t-il.

Comme salutation, ça s'arrêtait là. Je lui répondis aussi sec.

"Oui, à l'instant.

— Le Dr. Gall était conseillère spéciale auprès du Comité d'administration. C'était une personne très en vue. Comment entendez-vous mener l'enquête et comment entendez-vous vous disculper? Vous n'êtes pas sans savoir qu'il y a des rumeurs qui circulent voulant que...bref...c'est un fait que vous venez de sauver beaucoup d'argent, n'est-ce pas?"

C'était un coup bas à la hauteur de ce qu'il était. Il savait qu'à la Cité on n'assassinait pas les gens pour voler ou récupérer de l'argent. Un seul mobile pouvait être logiquement retenu dans les cas de meurtre: la vengeance.

L'argent ne pouvait servir de prétexte parce que toutes les nécessités de la vie étaient gratuites. La nourriture, le logement, le transport, les vêtements. Tout. Y compris la majorité des loisirs.

De plus, le moindre salaire permettait de se procurer des éléments de luxe comme l'alcool, les cigarettes, le cinéma, le sexe et même la drogue.

Le chômage était inexistant. Tous les Citoyens œuvraient à des tâches prédéterminées.

Et, s'il y avait des conflits entre les individus ou des désaccords avec l'Administration, nul besoin de violence. Les différends se réglaient devant des Comités de justice ou des Comités ad hoc avec droit d'appel. En général, à la satisfaction des intéressés.

Selon les statistiques, s'il arrivait qu'un Citoyen se fasse assassiner — toujours de façon spectaculaire, sinon atroce, faut-il préciser — c'est que, en position d'autorité, il avait réussi à créer une telle frustration chez l'un ou l'autre de ses subalternes que ces derniers n'avaient eu d'autres choix que de recourir à la violence pour régulariser la situation. Pour se faire justice.

Une violence toujours extrême.

Au meurtre pour tout dire.

Et quand un Citoyen se résignait à une telle manifestation, il tenait habituellement à ce que cela se sache.

À ce que son geste serve d'exemple.

Aucun comité ne détenait le pouvoir de prévenir de tels actes.

D'éviter de tels débordements.

D'agir contre la tyrannie.

"Écoutez, lui dis-je sur un ton agacé, vous savez très bien que l'on me demande de prouver mon innocence pour la forme seulement. Si j'avais été considéré comme suspect éventuel, on ne m'aurait pas confié ce dossier-là. Si vous étiez assassiné par exemple, on confierait l'enquête à quelqu'un d'autre parce que, là oui, je serais le premier suspect. (Je lui laissai le temps de digérer ma remarque.) Pour ce qui est de ma démarche, j'ai l'intention d'enregistrer une demande spéciale d'informations à usage restreint et faire dévoiler le moment précis de son décès.

— Il n'en est pas question. Je ne veux pas en entendre parler. Ce genre de requête doit être approuvée par les plus hautes instances. Il n'est pas question que je vous permette de mobiliser le temps précieux de gens importants pour satisfaire votre curiosité malsaine et pour une information qui s'avérerait, somme toute, sans grande utilité.

— Allez vous faire foutre, lui répondis-je avec humeur.

— Je ne vous permets pas non plus de me parler sur ce ton-là. Je porterai plainte et je dénoncerai votre attitude inqualifiable auprès du Comité de justice du secteur.

— Allez-y, si ça peut vous faire plaisir. Mais je tiens à vous dire que j'ai déjà enregistré mon plan d'enquête à l'ordinateur central. Le Comité de justice me donnera le bénéfice du doute si j'affirme que vous avez tenté d'y faire obstruction."

Il coupa la communication. Il savait depuis longtemps qu'il n'était pas la seule grande gueule alentour et qu'à ce petit jeu, je pouvais lui tenir tête.

J'appelai le service des Statistiques et exigeai du préposé qu'il fasse parvenir à mon terminal d'ordinateur le rapport d'autopsie du Dr. Gall "dans les plus brefs délais".

Connaissant la lenteur du système, je n'avais plus qu'à attendre.

Je décidai d'aller me soûler la gueule.

 

 

"Une ligne blanche dans un miroir. Une lame de rasoir. Une paille. Tout pour être heureux..."

Chapitre 3

Les débits de boisson, restaurants, cinémas, salles de spectacles et autres entreprises de divertissement public étaient situés entre les 245e et 255e étages. Pour leur part, les établissements plus sélects, réservés à une clientèle de niveau supérieur, avaient tous élu domicile au 259e étage.

Je n'avais pas encore visité cet étage même si mon code de sécurité m'en permettait dorénavant l'accès.

Il n'est jamais trop tard pour mal faire!

J'empruntai l'ascenseur et débarquai à l'étage réservé aux plaisirs des dieux.

Des dieux d'mes deux!

Dans son message, l'ordinateur avait utilisé le mot "décédée" parce qu'il s'agissait d'une communication codée, réservée à la SSP. Il s'était aussi servi de l'expression "dans des circonstances étranges".

Et là, moi, je n'étais pas dupe.

Ça signifiait qu'en haut lieu, on était persuadé que le Dr. Gall avait été victime d'une vengeance.

Et il leur fallait un coupable.

Absolument!

Si je ne réussissais pas à leur en fournir un, les autorités se chargeraient eux-mêmes d'en trouver un sur mesure.

Et pourquoi pas moi!

C'est la raison pour laquelle on avait ajouté au message l'obligation de me disculper, au même titre que les autres "enfants" du Dr. Gall, aussi soupçonnés parce qu'ils la connaissaient.

Je me dirigeai vers un débit de boisson.

Comme l'argent ne servait à rien d'autre qu'à en mettre plein la vue, les tenanciers n'avaient pas lésiné sur la décoration.

Rien n'avait été laissé au hasard.

Ni à l'imagination.

On s'était offert les derniers designs et le mobilier le plus nouveau sur le marché non pas parce qu'ils répondaient à une certaine élégance mais bien parce que tout ça coûtait cher. On avait disposé les meubles avec un laisser-aller remarquable parce que le laisser-aller remarquable était remarqué et faisait bon chic bon genre. Les murs présentaient des illustrations et des graffiti plus ou moins menaçants qui menaçaient de...menacer.

La musique cacophonique que dégageaient les boîtes de son et qui violait les oreilles en quadriphonie répétait mot à mot l'iconographie des murs pour assurer la super clientèle qu'elle se trouvait bel et bien dans un endroit menaçant. Super menaçant.

Super!

Il fallait être déséquilibré pour se sentir à l'aise dans un pareil environnement.

Mais qui, à la Cité, n'était pas névrosé?

"Hasch, coke, alcool, sexe...?

— Hein?

— Hasch, coke, alcool, sexe? répéta le tenancier sur le même ton détaché.

— T'as du front tout l'tour d'la tête, lui dis-je, d'un ton réprobateur. Je suis de la police. J'suis membre du SSP.

— Pi après?

— Tu vends d'la drogue ouvertement comme ça, dans un endroit public?

— Ben oui. J'vends aussi des yo-yo si ça peut vous faire plaisir. Y a des compétitions de yo-yo organisées les fins de semaine. Vous pouvez vous y inscrire si vous voulez. J'pourrais aussi organiser des compétitions de fumage ou de sniffage de dope. Ça s'rait plus drôle. Tiens, c'est une idée. Pourquoi pas les deux épreuves en même temps?"

Son cynisme caustique m'apparut soudain plus près de la réalité que la naïveté de mes objections. En effet, bien qu'illégale, un bon nombre de Citoyens consommaient de la drogue régulièrement et personne ne s'en plaignait.

Ouvertement.

Il aurait été ridicule que j'en fasse un plat.

Le problème relevait bien plus des autorités politiques.

Bien sûr, il était toujours question de tolérance zéro.

Ce qui est, somme toute, un début de...tolérance.

Le commerce pouvait donc fleurir sans problème dans la mesure où les revendeurs comme lui acceptaient de payer des redevances aux membres du SSP de leur secteur.

Et, quand l'hypocrisie publique se faisait plus insistante pour combattre le fléau, le gouvernement éteignait rapidement l'affaire en augmentant les crédits alloués pour lutter contre "les envahisseurs d'esprit".

Conséquemment, les policiers empochaient plus d'argent.

Les revendeurs se faisaient plus discrets pendant un moment — tolérance zéro oblige — jusqu'à ce que la rumeur publique s'éteigne.

Personne ne perdait.

Tout le monde y trouvait son crédit.

Et la moralité publique était sauve.

J'en conclus alors que la désinvolture du barman annonçait plus la cordialité que la provocation.

Je décidai de profiter de sa sympathie pour tenter de lui tirer les vers du nez en évitant d'attirer son attention.

"Vous buvez quoi?" me demanda-t-il, toujours sur le même ton sarcastique. On n'a pas toute la vie."

Dans le contexte de la Cité, sa dernière réplique ne manquait pas de saveur. Je commandai un dry martini sur glace avec des olives.

Beaucoup d'olives.

C'était mon drink préféré. Un drink de Taré, selon l'expression populaire.

"Et, la liste des bonnes femmes disponibles", rajoutai-je uniquement pour continuer la conversation.

"Pour le drink, c'est facile...et pour les femmes aussi. Toutes mes clientes sont disponibles. Cherchez-vous quelque chose de précis? De particulier? Grande? Blonde? Flyée? Affectueuse?

— On m'a parlé du Dr. Gall.

— Le Dr. Gall n'est plus en service. On l'a annoncé dans tous les bulletins de nouvelles et tout le monde ne parle que de ça. Êtes-vous certain de chercher une femme? Vous ne seriez pas plutôt à la recherche de renseignements?

— Je suis toujours à la recherche de renseignements. Ça ne m'empêche pas de mêler l'utile à l'agréable, lui répondis-je pour calmer ses inquiétudes. Fréquentait-elle cet endroit?

— Elle ne venait plus ici depuis un bon moment. Mais je me souviens d'elle. Je l'aimais bien. C'était une bonne cliente. Je pense que la dernière fois que je l'ai vue, elle commençait à s'intéresser à la chasse aux pigeons. Elle avait rencontré des chasseurs et elle...

— Des chasseurs de pigeons?

— Ben oui. Des chasseurs de pigeons. Vous ne pratiquez pas la chasse aux pigeons? On dit que c'est LE sport de l'heure. Y paraît que ça coûte cher. C'est un sport de riches. Moi, j'ai jamais essayé. Un jour, ça s'ra mon tour, peut-être.

— Moi non plus je n'ai jamais essayé. Mais il se peut que dans le cours d'une enquête...

— J'vous l'souhaite.

— T'as rien d'autre à me dire. Rien d'autre qui pourrait constituer un élément d'information valable concernant le Dr. Gall?

— Non. Rien d'autre. Si je pense à quelque chose, je vous le ferai savoir. Pour les autres bonnes femmes...

— Non merci, je reviendrai."

Je levai mon verre et le vidai d'une traite. Je le saluai et quittai l'endroit.

En entrant chez moi, et question de rester sur la même longueur d'ondes, je me servis un dry martini carabiné. Depuis longtemps j'avais pris l'habitude de conserver mon breuvage préféré toujours au frais et mixé à l'avance. Je m'installai confortablement devant l'écran de mon terminal.

Le rapport d'autopsie du Dr. Gall m'y attendait déjà et je restai surpris du zèle du Service des statistiques. Peut-être avait-il reçu l'ordre d'accélérer les procédures parce qu'il s'agissait d'une haute personnalité de l'Administration.

 

"Le Docteur Samantha E. Gall est décédée à la suite d'un traumatisme crânien résultant d'un choc consécutif à un coup porté à l'aide d'un objet contondant... "

 

Ça ne m'avançait pas beaucoup.

J'écoutai distraitement la suite du rapport que me lisait l'ordinateur d'une voix monocorde.

Tellement monocorde.

Et en même temps tellement humaine qu'elle en était déplaisante.

Le rapport ajoutait que le Dr. Gall avait été sauvagement battue. Toutes les parties du corps avaient été atrocement lacérées et on y avait inscrit des marques cabalistiques pour le moment indéchiffrables.

Suivait le panégyrique de la disparue.

C'était maigre comme contenu.

Extrêmement bien connue dans tous les milieux, le Dr. Gall avait cultivé beaucoup de relations à tous les niveaux de la structure sociale de la Cité. Elle menait une vie intense et son travail l'obligeait à de fréquents déplacements.

Sa réputation était sans tache.

"Passe-moi sa photo", ordonnai-je à l'ordinateur.

La photo officielle de l'éminent docteur apparut sur l'écran et je la reconnus aussitôt. C'était une femme remarquablement belle, encore jeune, et dont les traits dénotaient une détermination hors de l'ordinaire. Elle détenait, comment l’expliquer, ce pouvoir peu commun de séduire et d'effrayer d'un même regard.

Fascinant!

Je commandai d'autres photos de même que des bandes vidéo. L'ordinateur illustrait maintenant les détails de sa vie. Je pus me faire une idée générale de la forte personnalité du Dr. Gall. À titre de présidente du Comité de l'inventaire des Citoyens, celle-ci était responsable auprès du Comité d'administration notamment du programme des naissances in vitro et de celui de la régénération des cellules.

Le rapport précisait qu'elle était âgée de 158 ans mais elle n'en paraissait que 35... c'est-à-dire un peu plus âgée que la majorité des Citoyens.

Ce phénomène découlait du programme de régénération des cellules — le PRC comme on le surnommait familièrement. Le Dr. Gall y avait elle-même apporté sa contribution jadis.

Le programme stoppait inexorablement le vieillissement et fixait définitivement l'âge d'un individu dès les premiers jours de son application. Ainsi, si le PRC était appliqué à l'âge de 25 ans, un Citoyen pouvait conserver son apparence d'éternelle jeunesse jusqu'à "son retrait du service". Il était toutefois nécessaire de se prêter à une remise en condition périodique déterminée par un diagnostic ponctuel.

Le programme consistait en une série d'injections sans douleur et l'intervention nécessitait le séjour pendant quelques temps à l'une ou l'autre des cliniques spécialisées.

Pour ce qui est du Dr. Gall, elle avait dû se soumettre aux traitements un peu tard, soit vers l'âge de 38 ans, au moment ou le PRC avait été mis à la disposition de tous les Citoyens, à la suite de longues mais fructueuses expériences en laboratoire. De là son apparence plus âgée que les autres membres de la Cité.

Je sursautai.

L'ordinateur parlait maintenant de chasse aux pigeons, alors que je commençais à somnoler, perdu dans mes réflexions et ankylosé par sa voix de carton-pâte.

Je me gratifiai d'un autre dry martini et lui ordonnai de reprendre les derniers passages du rapport.

Au bout de quelques images, je décidai judicieusement d'abandonner et de remettre ce travail fastidieux au lendemain.

J'en avais assez pour aujourd'hui.

Je ressentais la fatigue.

La concentration commençait à me faire défaut.

De plus, l'alcool — cet ami de longue date — avait entrepris de me transporter le subconscient dans des chemins truffés d'abîmes monstrueux qui donnaient le vertige à mes réflexions.

Et je voulais continuer à jouir de l'extase qu'il me procurait.

Je préférais endormir mon raisonnement. Me laisser errer dans le délire libérateur, sans limites et créatif que me proposait le dry martini.

Il agissait comme une puissante catharsis.

Une source de santé donc.

À ma santé!

Je buvais beaucoup.

Comme la plupart des Citoyens d'ailleurs.

Alcoolisme?

C'était le seul moyen de se supporter.

De ME supporter.

Diluer la vie, les ambitions, les sentiments, les rancœurs dans le plus d'alcool possible.

Question de combattre l'idée qu'on ne servait à rien.

Absolument à rien!

Question d'effacer l'idée que l'on ne vivait que pour perpétuer l'idéal de la Cité: le néant.

Question de tuer le mépris de soi.

Et, comme le mépris de soi n'est limité que par soi-même, on ne pouvait donc pas le vaincre.

Le combat était toujours à recommencer.

Et les cuites aussi.

Ça n'avait pas d'importance.

Physiquement, on pouvait renouveler les organes affectés par une séance de PRC.

Moralement, ce n'était rien de moins qu'une nécessité.

Je terminai mon dernier verre et sombrai illico dans un profond sommeil.

Des images sans suite traversaient mon esprit à un rythme effarant.

Elles émettaient aussi des sons qui s'apparentaient indifféremment et sans aucune logique soit à des structures musicales bien construites ou à des grincements de dents amplifiés.

Quand on est soûl, la fiction fait l'amour à la réalité.

Ça brasse!

Mais, ça n'empêche pas de dormir.

 

 

"Le mirage est aussi une image fausse réfléchie par un miroir d'air chaud.."

 Chapitre 4

Ma curiosité avait été piquée. Je me réveillai tôt, déjeunai rapidement et quittai immédiatement mes locaux.

Il me semblait urgent de me rendre sur l'un des territoires de chasse aux pigeons. En fait, il s'agissait de balcons et on en trouvait un peu partout entre le 10e et le 30e étage.

Les oiseaux capricieux ne répondaient pas toujours de la même façon aux appâts qu'on leur tendait et certains balcons, à certaines époques de l'année, devenaient plus propices que d'autres.

À la réception du centre d'accueil principal, des hôtesses fournissaient tous les renseignements nécessaires à une bonne chasse et dirigeaient la clientèle huppée vers les territoires les plus giboyeux.

Aux tous premiers temps de la Cité, on avait décidé de se débarrasser des pigeons et autres volatiles qui venaient nicher sur les balcons et les bords des fenêtres des étages inférieurs.

Bestioles parasites, porteuses de maladies.

Oiseaux pestiférés.

Plus tard, à la suite d'une idée "géniale" d'un Citoyen-exterminateur, les autorités avaient modifié leur approche du problème. Cette idée originale avait séduit plusieurs membres de l'Administration. Elle consistait à attirer les oiseaux plutôt que de les éloigner et de les soumettre à un contrôle rationnel par la chasse, un sport s'adressant à tous les Citoyens. Ce programme de divertissement avait été adopté en priorité.

Mais les restrictions imposées aux déplacements et le coût prohibitif de l'abonnement au Club de chasse en avait vite fait une occupation réservée aux mieux nantis. De plus, il fallait se procurer un équipement complet — et complexe. Là non plus on ne s'était pas gêné pour imposer des prix astronomiques.

Les oiseaux étaient attirés par des distributrices automatiques de nourriture qui, à heures fixes, lançaient les appâts. Les chasseurs revêtus d'un scaphandre et armés d'un fusil tentaient alors de les tirer au vol pour remporter un prix et l'admiration des autres membres du Club.

Dans la mesure du possible, il fallait éviter que les oiseaux ne s'écrasent sur les balcons pour limiter les dégâts et éviter les risques de contamination. D'autant plus que les responsables du Club de chasse, à grand renfort de publicité, prétendaient que les oiseaux morts servaient de denrée alimentaire à la population démunie de l'extérieur de la Cité.

En fait, prétendait-on sur les prospectus, la chasse permettait de pratiquer un sport, de se payer du bon temps et de faire la charité en même temps.

Tout un programme!

Ces renseignements complets m'avaient été fournis par l'ordinateur et ils m'avaient grandement préoccupé.

Tuer!

Quelle sensation extraordinaire ça devait procurer.

Personne, sauf les membres du Club de chasse et les assassins, ne pouvait prétendre en avoir vécu les émotions.

Et même l'expression "tuer une mouche" n'avait aucun sens à la Cité puisque les insectes et les animaux domestiques étaient inexistants à l'intérieur de ses murs.

Tuer!

N'était-ce pas un début de...suicide?

N'était-ce pas se priver de ce qui nous appartient?

N'était-ce pas se départir d'une partie de nous-mêmes? De se départir d'un élément essentiel à notre propre vie?

Tout comme vivre, qui consiste à s'user au jour le jour, à se fatiguer et à éliminer une partie de notre existence, tuer consistait à éliminer, à se priver, à faire disparaître une partie de notre être.

De notre avoir.

La notion de vivre implique aussi la notion de détruire.

La notion de tuer.

Mais la plupart des individus se refusent à envisager la destruction. La plupart des individus refusent de prendre la responsabilité de détruire pour mieux créer.

La plupart des individus refusent de vivre.

De vivre pleinement.

La plupart des individus sont faibles.

Le travail de flic consiste à protéger les faibles.

À s’assurer qu'ils le demeurent.

À veiller sur leur faiblesse.

Je l'ai déjà affirmé, je déteste mon travail

Pour me rendre au Club de chasse, je décidai de voyager en première classe bien qu'il me fallut en défrayer le coût.

Si les ascenseurs locaux étaient gratuits, ceux réservés aux longues distances coûtaient cher tout en offrant un service de qualité supérieure. Le long trajet entre le 425e étage où j'habitais et le 30e étage où se trouvait le centre d'accueil du Club justifiait amplement la dépense.

Le trajet durait plus de 20 minutes. L'ascenseur voyageait à vitesse réduite pour éviter le stress qui aurait pu surgir chez les usagers en se déplaçant plus vite. Le service n'était pas réellement à la hauteur de sa réputation mais le véhicule me parut confortable.

Je débarquai au 30e étage et empruntai le transport local pour parvenir au corridor principal.

Un tableau indicateur me renseigna.

Je devais me rendre à la périphérie du building où se trouvait l'entrée principale du Club de chasse qui avait pignon sur rue dans un couloir secondaire.

Je n'avais pas encore bu une seule goutte d'alcool de la journée.

En marchant, je me surpris à m'intéresser aux murs qui adoptaient une couleur correspondant directement à mon état d'esprit.

Dès les premiers pas, ils s'étaient rapidement teintés en rouge écarlate: j'étais seul dans le couloir et les murs devaient témoigner de ma fébrilité du moment.

Ils pouvaient cependant changer de couleur instantanément à tout moment et s'adapter, par exemple, aux humeurs d'un nouvel arrivant, tout en respectant et en continuant de réfléchir les miennes.

Tout comme un miroir.

Si nécessaire, ils pouvaient tempérer ou provoquer les ardeurs d'une foule en projetant des couleurs qui correspondaient aux besoins du moment.

C'était un gadget dépassé depuis un bon moment et mon intérêt soudain pour ce genre de prouesses résultait de ma sobriété.

Probablement!

J'entrai au Club de chasse et présentai ma carte d'identité.

L'hôtesse, une grande blonde parfumée à l'air complètement absent, se demanda ce que je pouvais bien désirer à part elle avant de m'en poser la question.

"Bien...heu!...je voudrais aller à la chasse, lui dis-je.

— Et quand voulez-vous organiser votre partie de chasse? s'enquit-elle, toujours de plus en plus absente.

— Je ne veux pas organiser de partie de chasse. Je veux simplement me rendre sur l'un des territoires réservés à la chasse. Voyez-vous, je mène une enquête officielle et j'aurais besoin de...

— Ça ne sera pas possible, m'interrompit-elle. Il est nécessaire de réserver au moins un mois à l'avance. Notre liste de réservation est actuellement complète..."

Je lui coupai la parole à mon tour. Je n'allais tout de même pas me laisser impressionner par cette pinte d’éther. La regardant droit dans les yeux, je lui fis comprendre que notre conversation avait pris fin et que je voulais m'entretenir avec le directeur du Club.

En faisant une moue pour s'aider à reprendre goût à la vie, elle disparut derrière une porte adjacente. Elle revint quelques instants plus tard, accompagnée de ce qui devait être son supérieur.

L'homme avait sans doute passé toute sa vie à tenter d'effacer toute trace de chaleur humaine de sa personne.

Il avait réussi!

Il s'était composé le physique de l'emploi. Le cheveux rare et blanc, il ressemblait à s'y méprendre à un militaire british, issu d'un livre d'histoire ancienne, racontant une chasse aux tigres du Bengale au cours de la conquête des Indes.

Quel exotisme!

"May I help you sir ?" me dit-il en lissant ses moustaches, blanches aussi, en guidon de vélo.

En s'adressant à moi en anglais, il ne trahissait pas son image.

Je lui flanquai ma carte du SSP sous le nez et lui affirmai que je devais absolument visiter son usine à sensations fortes pour adolescents attardés. Sur-le-champ!

Il prit ma carte, la glissa dans un terminal d'ordinateur installé sur le comptoir, et me la remit aussitôt, avec l'air de dire qu'il aurait bien pu pisser dessus.

"Lé code 0016 permette à vious dé visiter lé Cloub dé chasse aussi souvent que vious lé désirez, me dit-il dans un français fortement accentué. Nious avons inscrite votré riseurvéchiunne and... heu... comme la miss vious l'a dite, toutes nos instélléchiunnes séront à votre disposéchiunne sitôt qu'il sera diponiboûle. La miss transmette à vious toutes les ditails. Vious donnez à la miss toutes vos coordonnétes.

— Non! Non! vous ne comprenez pas. J'enquête sur une affaire de la plus haute importance...

— Sir, lé computer indique à nious-autres que vious n'avez pas dé mandate pour permettre à vious dé déranger nos réglémentéchiunnes. Notre cloub est fréquenté par dé people très influentes. Notre organiséchiunne jouisse donc dé toute lé protecchiunne nécesséré pour fare à vious bécoup bécoup dé tracasséries si vious tentez dé causer à nious-autres lé ennuis. Pour le momente présente, jé né pas vouloir et jé né pé pas donner à vious satisfacchiunne. Is that clear?"

Ça l'était!

Clear!

D'autant plus que ce vieux fumiste avait vu juste: je n'avais aucune raison valable de visiter ses établissements. Je voulais suivre mon instinct et il me conduisait ici. Mais ça ne justifiait pas le chambardement de tout un système de procédures et de réglementation interne d'une institution.

Je claquai la porte.

Je ne comprenais pas pourquoi l'ordinateur n'indiquait pas la mention "priorité" sur ma carte d’identification, à la suite de mes coordonnées. C'était pourtant justifiable et même nécessaire dans le cas d'une enquête de cette envergure.

Il fallait que je m'occupe de ce détail dès maintenant si je voulais éviter d'autres humiliations de cette nature.

De retour aux ascenseurs et désirant, encore là, une priorité d'utilisation, un préposé m'en refusa l'accès sous prétexte qu'il était bondé à l'heure de pointe.

Je lui balançai mon poing en pleine figure.

Ces petits incidents banals n'étaient pas monnaie courante à la Cité et rarement une mésentente ou une discussion entraînait-elle en une agression.

Lors de ces incidents, on faisait parvenir un rapport à l'un ou l'autre des Comités de justice qui évaluait la situation à l'aide d'un visionnement de la scène, toujours captée sur vidéo. Par la suite, le Comité prononçait sa sentence, après avoir écouté les doléances des intéressés.

Coupable — et les Comités de justice se prononçaient en général en faveur de la victime — l'agresseur devait payer une contravention ou passer quelque temps en taule. La victime, elle, était acheminée vers l'une des cliniques médicales où elle recevait un traitement local de régénération des cellules.

Même si je n'en ressentais pas vraiment un réel plaisir, il m'arrivait parfois, à la suite d'une frustration quelconque, de taper sur un individu. J'avais alors le sentiment — confus peut-être — de participer activement à son éducation. On ne répliquait jamais. J'avais une constitution imposante.

Et je l'imposais.

J'avais...comment dit-on? Des arguments frappants.

J'avais déjà fait de la prison.

Une journée de plus ou de moins ne changeait pas grand-chose pour moi.

La vie est une prison.

Seul le décor change.

Si peu.

À la suite de cette prise de bec — prise de gueule toute entière serait, dans les circonstances, une expression plus juste — le retour me parut interminable.

 

 

"Les yeux sont-ils vraiment le miroir de l'âme...?"

Chapitre 5

Je pensai me rendre au bureau où je n'avais pas mis les pieds depuis un bon bout de temps. Après réflexion, je changeai d'idée. Mon bureau ne servait, en fait, que pour les affectations de tâche et les réunions sociales. Je ne participais jamais à ces dernières et je savais ce que j'avais à faire pour le moment.

Le terminal d'ordinateur de mes locaux d'habitation constituait un instrument de travail complet. Il me permettait d'être aussi efficace chez moi qu'à mon bureau tout en m'évitant la désagréable obligation d'entrer en contact direct avec mes collègues de travail et mon patron immédiat.

En sirotant un verre de ce breuvage toujours excellent qu'est le dry martini, je demandai à la machine d'inscrire "priorité" partout et plus précisément à l'accès au Club de chasse. De me révéler aussi l'information restreinte concernant la date et l'heure de la mort du Dr. Gall.

"Veuillez, s'il vous plaît, spécifier les raisons qui justifient ces requêtes", me répondit l'ordinateur.

Cette façon de s'exprimer avec déférence et ce ton de voix horizontal finissait toujours par m'exaspérer au plus haut point. Seuls les ordinateurs — des machines — manifestaient encore quelque respect auprès de ceux à qui ils s'adressaient. Un respect...comment dire? Métallique. C'est ça! Métallique...et surtout anachronique alors que toute civilité avait complètement disparu chez les Citoyens depuis longtemps.

À la Cité, on ne vivait que pour soi, rien que pour soi et uniquement pour soi. Sans qu'aucun sentiment d'amour, d'amitié ou de compassion n'intervienne.

La tolérance persistait encore parce qu'on ne pouvait faire autrement.

Alors, quand l’ordinateur se mêlait d’être poli, ça finissait par provoquer des sentiments bizarres.

"Raisons personnelles, lui répondis-je, en imitant sa voix asexuée.

— Je m'excuse mais je ne peux enregistrer cette information puisqu'elle est incomplète, me répondit-il avec pertinence.

— Complète-la en inscrivant "extrêmement confidentiel". Il doit bien y avoir un moyen d'introduire cette précision, n'est-ce pas?"

Il s'exécuta.

J'attendis les événements.

Ceux-ci n'allaient pas tarder. Les deux requêtes allaient évidement susciter des remous en haut lieu.

Moins de deux heures plus tard, je reçus un appel vidéo du directeur de la Sécurité.

"Qu'est-ce qui vous prend, m'apostropha mon correspondant sans autre forme de préambule, d'une voix sèche et condescendante. Votre supérieur immédiat vous a déjà laissé savoir, selon le rapport que j'ai en mains, qu'il n'approuvait pas les requêtes que vous venez d'inscrire à l'ordinateur central. Personnellement, je suis tout à fait d'accord avec lui. Je n'autoriserai pas la diffusion d'informations touchant de près ou de loin la date du décès du Dr. Gall. Ou de n'importe qui d'autre d'ailleurs. De plus, je ne vois pas en quoi une visite en priorité au centre de loisirs que constitue le Club de chasse pourrait faciliter la progression de votre enquête. Il me semble que vous devriez essayer de travailler avec les moyens qui sont déjà à votre disposition. D'autre part, si vous vous avisez de foutre le bordel en court-circuitant les procédures habituelles, je me verrai dans l'obligation de prendre les mesures qui s'imposent. Des mesures disciplinaires, il va de soi. J'espère que vous m'avez compris. Oui?

— Sauf votre respect monsieur le directeur, je vous signale que si vous ne vous débrouillez pas pour me fournir les précisions concernant la mort du Dr. Gall de même qu'un laissez-passer pour le Club de chasse, j'arrête l'enquête. Pas question de continuer dans ces circonstances. Vous fournirez vous-même les explications au Comité des fonctions.

— Vous n'oseriez pas faire ça. Votre actuelle affectation exige que vous vous disculpiez. Vous n'avez pas le choix.

— Ça m'est égal. Ou vous acquiescez à mes demandes ou j'abandonne tout."

Je bluffais bien entendu. Ma vie même était en danger si je ne parvenais pas à trouver un coupable. On ne riait pas avec le meurtre à la Cité. Et tous les coupables d'un tel crime étaient automatiquement condamnés à mort.

En effet, dès les premières années de son existence, la Cité avait été confrontée avec un certain nombre de problèmes sérieux, notamment le meurtre, et l'on avait adopté des mesures draconiennes pour y faire face.

Selon le raisonnement suivi, toute société organisée génère, en contrepartie de sa structure, un pourcentage prévisible d'asociaux, d'illégaux et d'assassins irrécupérables. La peine de mort ne parvenait jamais à dissuader ces derniers. Ils faisaient partie des données mathématiques de toute agglomération. La peine de mort ne se présentait donc pas comme une menace pour les criminels mais bien comme une dissuasion pour les innocents — les imbéciles — qui auraient pu être tentés par le meurtre à la suite d'un échec sentimental, par exemple. Elle servait aussi de réflexion, de mise en garde très efficace auprès des justiciers de fin de semaine, de désœuvrés de tout acabit ou même d'enfants malcommodes, à l'imagination trop fertile.

Prétendait-on!

"Je vais voir ce que je peux faire" finit par bredouiller le directeur, en terminant la communication.

Je me resservis à boire.

J'avais la nette impression de faire partie d'un jeu.

Quelqu'un, quelque part, manipulait les ficelles d'une marionnette.

Et, bien sûr, j'étais cette marionnette.

J'avais toujours été une marionnette d'ailleurs.

Je l'avais toujours su et ça ne m'avait jamais importuné avant.

On est toujours la marionnette de quelqu'un!

Mais, aujourd'hui ça me gênait.

La marionnette que j'étais voulait ruer dans les brancards pour sortir du cercle vicieux dans lequel elle s'enlisait.

D'une part, il fallait que je prouve mon innocence pour sauver ma vie et, d'autre part, je devais trouver un coupable qui satisfasse aux exigences des autorités.

Beau dilemme!

Et, pour couronner le tout, on me privait d'informations essentielles sous prétexte de se conformer à des principes, à des réglementations, que les circonstances justifiaient d'oublier.

Je n'étais pas familier avec de telles situations. Avec des remises en question qui contrastaient étrangement avec la paresse intellectuelle qui me protégeait habituellement.

Qui protégeait tous les Citoyens.

Cette paresse était devenue, avec le temps, l'un des traits caractéristiques de tous les membres de la Cité.

Plus personne ne posait de questions: on connaissait toutes les réponses ou on savait où les trouver.

Toutes les informations, de quelque nature qu'elles soient, étaient à la portée de tous. Il suffisait de consulter l'ordinateur central.

Toutes les connaissances essentielles au fonctionnement de la Cité y étaient inscrites et mises à jour régulièrement. On y inscrivait aussi toutes les dernières découvertes de même que les plus récents modes de gestion, de contrôle et d'administration. Ces dernières se faisaient de plus en plus rares cependant. Tellement rares même que les fonctions d'administration ou de service ne servaient plus qu'à protéger les systèmes déjà en opération et les procédés déjà existants.

Société protectrice?

La curiosité, la spontanéité, la création, l’art pour tout dire, n'avaient plus leur place et l'individualisme était considéré comme une attitude suspecte, marginale et même séditieuse, bien que l'idée même de la révolte fût proprement inimaginable.

Société sclérosée!

Avec le temps, perdue dans son misonéisme, la Cité avait perdu sa vocation scientifique. Elle donnait l'impression de vivre en sursis, en attente de...suicide.

En fait, elle avait perdu le sens de l'évolution, en se privant de toute communication avec l'extérieur.

Le vidéophone émit un signal sonore et visuel m'indiquant qu'un correspondant était en ligne.

"Rebonjour, Monsieur Lauzaire."

Je ne répondis pas. Si le directeur du SSP se permettait maintenant de me saluer avec autant d'égards, c'est qu'il me prenait pour un âne.

Ça tombait bien. J'avais justement envie de ruer.

Il attendit en prenant un air décontracté.

Il dut trouver le temps long.

Dès son apparition à l'écran, je m'étais levé pour me verser un autre dry martini. Je savais qu'il surveillait tous mes gestes: ils étaient retransmis par la caméra de l'appareil.

Il eut la patience et surtout la bonne idée de ne pas me brusquer. Lorsqu'il me jugea prêt à l'écouter, il reprit la parole.

"Monsieur Lauzaire! J'ai consulté mes collègues de la direction du Service de la Sécurité publique et nous sommes arrivés aux conclusions suivantes. Elles ont fait l'objet d'un vote unanime."

En d'autres termes, je n'avais qu'à fermer ma gueule.

"Vous connaissez les raisons pour lesquelles nous refusons de divulguer les détails de la mort d'un Citoyen. Ces mêmes restrictions s'imposent avec encore plus de vigueur en ce qui concerne le décès du Dr. Gall. Dans ce cas bien précis, il s'agit aussi d'une décision à caractère politique. Bien qu'ils jouissent d'un bien-être non comparable à celui des gens vivant à l'extérieur de la Cité et d'une protection de tous les instants, les Citoyens sont d'une sensibilité, pourrait-on dire, à fleur de peau, sinon puérile. Si les réactions d'un individu peuvent se contrôler facilement avec un minimum de doigté et une infime dose de psychologie, il en va tout autrement lorsqu'il s'agit d'apaiser les inquiétudes de toute une population. L'espérance de vie chez nous, comme vous le savez, se situe à quelques 900 ans. Cette situation unique et privilégiée nous autorise à croire que nous finirons un jour par découvrir le secret de l'éternité. Tous les Citoyens en sont convaincus. Comme je le suis moi-même d'ailleurs. Des scientifiques de très grande réputation et de toutes disciplines y travaillent sans relâche. L'heure n'est pas éloignée où nous pourrons annoncer, non sans une réelle fierté, que nous avons vaincu le pire ennemi de l'espèce humaine, la mort elle-même..."

Me pompait l'air royalement, le directeur.

"...et dans ces conditions, Monsieur Lauzaire, quels avantages retirerions-nous à annoncer quotidiennement le décès de l'un de nos membres? Réfléchissez un peu et vous serez d'accord avec moi. J'en suis persuadé. Cette information ne contribuerait qu'à semer un vent de panique. L'insécurité ainsi créée dégénérerait rapidement en agitation sociale que nous serions — que dis-je — que vous seriez, VOUS, obligé de réprimer peut-être même par la force. Non, Monsieur Lauzaire. Nous ne dévoilerons pas cette information, d'autant plus que le Dr. Gall était une sommité dans les recherches que je viens de vous mentionner.

— Et la priorité pour visiter le Club de chasse, lui rétorquai-je. Vous n'oseriez tout de même pas prétendre qu'il s'agit aussi d'une décision politique?

— Mon cher Monsieur Lauzaire! Vous êtes un impulsif! Vous me décevez beaucoup vous savez. Vous me jugez avec une telle étroitesse d'esprit. Ce n'est pas digne de vous. Ni de moi. Sachez que les décisions dont je vous ai fait part maintenant, entérinées aussi par le Comité d'administration, tiennent uniquement compte de l'intérêt public. Alors, je vous informe aussi que je n'ai pas non plus obtenu de priorité en ce qui concerne l'accès au Club de chasse. Ce passe-droit constituerait une injustice flagrante doublée d'une insulte à des individus qui ont priorité sur vous et dont le statut social élevé justifie ces prérogatives. Elles leur ont déjà été accordées et ils les conserveront. Et, malgré la sévérité avec laquelle vous ne manquerez pas de nous juger, je tiens à vous préciser qu'il s'agit encore là d'une décision politique. Cependant — car il y a un cependant — j'ai obtenu, toujours à l'unanimité, que vous soyez libéré de l'obligation de vous disculper en ce qui a trait à l'assassinat du Dr. Gall. Je vous laisse le soin d'entrer vous-même cette information à l'ordinateur central. Il est déjà programmé pour la recevoir de vous. Je m'en suis personnellement occupé. Pour ma part, j'entérinerai le tout et nous n'en parlerons plus. J'espère, Monsieur Lauzaire, que vous apprécierez le geste à sa juste valeur et que vous poursuivrez votre enquête. Dans le cas contraire, dans le cas par exemple où vous décideriez d'abandonner, il vous incomberait d'apporter des arguments solides à votre thèse auprès du Comité des fonctions. Mais vous êtes un homme raisonnable, Monsieur Lauzaire. Je suis persuadé que vous exécuterez loyalement le travail qu'on vous a confié. Nous attendons le résultat de vos recherches avec impatience. Surtout, n'hésitez pas à communiquer avec moi si vous croyez que je peux vous aider de quelque façon".

Là-dessus, il coupa la communication.

Il était temps!

Je m'étais déchaussé et je m'apprêtais à balancer l'un de mes souliers au travers de l'écran.

Il y allait un peu fort, non, le directeur de la Sécurité!

Non seulement me refusait-il l'accès à des renseignements indispensables mais encore portait-il l'audace jusqu'à exiger de la reconnaissance pour s'être dérobé à ses responsabilités.

Il avait exposé le point de vue d'un subalterne — mon supérieur immédiat — à un Comité dont il était lui-même le président. Le Comité — et non lui — avait pris une décision. Une décision entachée de lâcheté à mon avis. Et il s'en était fait le porte-parole.

Pas de quoi pavoiser!

Je pris une longue respiration.

Question de me calmer les nerfs.

Pour mieux réfléchir.

Faire le point.

Comment allais-je poursuive mon enquête et comment trouver le fil conducteur qui me permette de progresser?

D'aller jusqu'au bout.

L'ordinateur m'avait déjà rejoué, à maintes et maintes reprises, les enregistrements des principaux faits et gestes du Dr. Gall, au cours des derniers instants de sa vie. J'avais aussi eu l'occasion d'analyser en profondeur le film de ses déplacements et de ses dernières rencontres, même si la machine avait omis d'en préciser les dates.

Naturellement!

Fatigué, je lui relançai tout de même le code S.E. GAL beaucoup plus par conscience professionnelle que par conviction.

L'écran s'illumina.

L'hologramme du Dr. Gall apparut aussitôt, aussi réaliste que si elle avait été elle-même présente dans la pièce. L'ordinateur s'enquit du type d'information que je recherchais et j'en profitai pour faire inscrire le mot INNOCENT à la suite de mon nom qui apparaissait à titre de chargé d'enquête.

Et si je tentais une autre approche?

"Tendance sexuelle? lui jetai-je, sans idées préconçues.

— Cette information est strictement confidentielle, me répondit l'ordinateur. Pour connaître la réponse à cette question, vous devez formuler une demande d'accès à informations restreintes qui doit recevoir une approbation du directeur du Service de la sécurité publique.

Fuck you ! lui criai-je.

— Pour une conversation en langue anglaise, il faut réclamer cette particularité à l'aide du clavier, me précisa la voix nasillarde.

— Ce n'est pas en anglais, c'est en sacrament.

— Le sacrament est sans doute une langue étrangère ou un dialecte. Je ne suis pas programmé pour converser en dialecte. S'il s'agit d'une langue étrangère, elle est peut-être inscrite sous un autre nom. Veuillez vérifier et m’indiquer le nom usuel de la langue dans laquelle vous désirez communiquer. Je ne suis pas programmé pour converser en sacrament."

J'aurais pu en rire.

 

"Peut-on enflammer un miroir ardent ?"

 

Chapitre 6

La Cité datait déjà de plus de 200 ans.

 Sa construction avait été réalisée dans des conditions tellement exceptionnelles quant à la qualité de ses matériaux et aux techniques d'avant-garde utilisés que l'usure ne l'avait pas encore touchée. Elle ne la toucherait probablement jamais. D'autant plus qu'un bon nombre de travailleurs s'affairaient jour et nuit à son entretien.

Elle avait été érigée au cours des dernières décennies des années 1900 — en 1986 ou 1987 si ma mémoire est bonne. L'ordinateur central disposait de toutes les informations à ce sujet. Elle avait connu un certain nombre d'améliorations et de modifications dans les années subséquentes, ajustements qui avaient été jugés essentiels à mesure que s'affirmait son rôle.

L'idée même de la Cité avait germé jadis dans l'imagination délirante d'un homme politique de l'époque. Maire d'une grande Métropole, sa mégalomanie légendaire l'avait conduit, lentement mais sûrement selon l'histoire, vers une sénilité dont on s'amusait encore aujourd'hui.

Au tout début, il s'agissait de construire une tour qui devait porter son nom et dont l'une des caractéristiques principales — la hauteur — devait attirer les touristes du monde entier.

Très tôt par la suite, des promoteurs agressifs et sans grande conscience sociale s'étaient emparés du projet pour le transformer rapidement en fonction de leurs propres intérêts.

Ils proposèrent d'ériger un gratte-ciel à usage multiple d'une hauteur de quelque 500 étages, implanté sur une montagne qui surplombait la ville. Le building devait devenir la fierté des quelque deux millions d'habitants de la Métropole gouvernée d'une main de fer par le "bon" maire.

Emballé par l'idée et reconnu pour ses décisions arbitraires, ce dernier donna son approbation sans hésitations...et sans consultations.

Évitant même de dévoiler ses propres intentions à la population, le magistrat abandonna subitement ses activités politiques pour mieux travailler, dans l'ombre, à la réalisation de ce méga projet.

Quelques années plus tard, son successeur se vit forcé d'avaliser l'idée en échange du soutien nécessaire à ses propres idéaux. Doué et intelligent, ce dernier n'était tout de même pas assez aguerri pour affronter l'ancien vieux renard dans les méandres du pouvoir en coulisse. Et pour favoriser la réalisation de ses objectifs sociaux, il avait finalement capitulé sous la pression.

De toute part, de nombreux groupes de pression firent leur apparition pour combattre la fabuleuse monstruosité.

Malgré la contestation omniprésente, le projet pris finalement son essor, alors que des embryons d'émeute étaient réprimés avec violence partout à travers la ville.

Pour ce qui est du "bon" maire, il tira sa révérence "après avoir accompli son œuvre". Au même moment, les promoteurs annonçaient qu'ils changeaient le nom de la tour dans un ultime effort pour tenter d'apaiser la colère du peuple et redonner son calme à la Métropole et à ses habitants.

Lors de son inauguration, l'édifice reçut le nom de Cité-Royale, du nom de la montagne qui soutenait ses fondations.

Mais la protestation publique ne s'arrêta pas pour autant et, dès les premiers jours d'ouverture au public, il devint nécessaire d'en restreindre l'accès. Les visiteurs durent se procurer des laissez-passer tout en précisant les raisons qui les amenaient à visiter la Cité.

Dans le but de se réconcilier avec la population, les promoteurs décidèrent de vouer entièrement la Cité à la science et en firent un centre international de recherche.

À grand renfort de publicité et en offrant des bourses mirobolantes, des salaires et des avantages sociaux au-dessus de la moyenne, ils réussirent à attirer les meilleurs éléments de la population qui s'y installèrent sans trop se faire prier.

Essoufflée, privée de ses leaders qui l'avaient trahie et livrée à des gourous incapables de la canaliser, la rumeur publique s'éteignit. Le peuple sembla se résigner devant un fait accompli.

Plus tard, après de nombreux soubresauts d'acclimatement, la Cité à vocation scientifique atteignit son rythme de croissance planifiée, alors que ses chercheurs avaient réussi à mettre au point une méthode pratiquement infaillible de fécondation in vitro.

Parallèlement, et sans que cela fit grand bruit, il devint évident qu'il ne fut plus possible pour quiconque d'entrer à la Cité, même muni d'un visa de tourisme.

Un jour, sans avertissement, les dirigeants déclenchèrent des travaux de grande envergure qui consistaient à boucher systématiquement toutes les ouvertures sur l'extérieur. Ils transformèrent ainsi les premiers étages en bunker menaçant à l'aube, prétendaient-ils, d'une guerre nucléaire.

La population de l'extérieur, de nouveau mobilisée, voulut s'interposer.

La violence éclata de plus belle.

Ce fut une occasion unique pour les dirigeants de la Cité-Royale qui trouvèrent là l'excuse rêvée pour l'armer jusqu'aux dents. Encore aujourd'hui, le doute persiste quant à l'origine réelle de cette violence si soudaine et si opportune qui avait favorisé une réaction si "inspirée" et si rapide.

Comme si tout avait été minutieusement orchestré.

Plus tard encore, la mise au point d'une hormone synthétique — le thymopentine 5, un dérivé ultra perfectionné d'une substance que le thymus sécrète dès la naissance jusqu'à la puberté — avait permis de porter l'espérance de vie à des limites jusqu'ici inégalées. La régénération des cellules et des tissus à l'aide d'injections avait transformé radicalement la philosophie de la Cité. Du jour au lendemain, celle-ci s'était définitivement coupée de toutes communications avec l'extérieur.

Plus personne n'y entrait!

Plus personne n'en sortait!

Simultanément et partout dans le monde, à la suite de cataclysmes, de catastrophes écologiques ou d'explosions nucléaires dont les retombées radioactives avaient créé une paranoïa compréhensible, on avait assisté à la naissance de plusieurs autres cités semblables. Forts de l'expérience de la Cité-Royale, les autres gratte-ciel avaient adopté, sans restriction, la même philosophie et les mêmes comportements sociaux. En tous points, ces nouveaux édifices suivaient les mêmes raisonnements et adoptaient les mêmes conclusions qui sous-tendaient à l'établissement de ce qu'on appelle le Plan Global. Ces principes sont contenus dans la Genèse des Cités dont les principaux éléments sont assez explicites:

 

• ON NE PEUT PLUS ENVISAGER LA GUERRE SANS SUPPOSER LA DESTRUCTION TOTALE DE LA TERRE.

 

• LE CONTRÔLE DE LA POLLUTION EST UNE UTOPIE DANS LA MESURE OÙ IL EST QUESTION DE CONTRÔLE ET NON D'ÉLIMINATION, ALORS QUE CETTE SOLUTION, INÉLUCTABLE, DEMEURERA TOUJOURS TECHNIQUEMENT IRRÉALISABLE.

 

• DÛ À L'AUGMENTATION IRRATIONNELLE DE LA POPULATION, LA TERRE NE PEUT – NI NE POURRA – SUBVENIR AUX BESOINS DE TOUS LES INDIVIDUS.

 

• LE CONTRÔLE DES NAISSANCES EST UNE UTOPIE DANS LA MESURE OÙ IL EST QUESTION DE CONTRÔLE ET NON D'ÉLIMINATION, ALORS QUE CETTE SOLUTION, INÉLUCTABLE, DEMEURERA TOUJOURS MORALEMENT INCONCEVABLE.

 

• IL EST INDISPENSABLE DE CONSERVER EN LIEU SÛR LES CONNAISSANCES DE L'HOMME.

 

• IL EST MORALEMENT INCONCEVABLE D'ÉLIMINER TOUS LES INDIVIDUS QUI N'ADHÈRENT PAS À CES PRINCIPES.

 

• LA CITÉ AUTONOME REPRÉSENTE LA SEULE SOLUTION.

 

Suivant cette démarche, les cités avaient accueilli un pourcentage limité de l'élite des populations locales pour former leur propre population vivant en autarcie, dans une gigantesque serre indépendante et complètement autonome.

Seules les sommités scientifiques œuvrant dans des domaines bien précis comme la biologie, la médecine et autres sciences connexes, les mathématiques, l'informatique, etc. avaient été invitées à collaborer au Plan Global, à participer au développement des cités et à devenir des Citoyens à part entière. On y avait aussi inclus certains personnages influents...dont l'influence n'avait pu être évitée. Ils agissaient en général à titre d'administrateurs.

Alors qu'au début, le Plan Global consistait à se vouer globalement à la recherche pour le bénéfice de toutes les populations du monde, il avait évolué à la lueur des conjonctures sociales et des menaces qui avaient frappé les cités.

Et les cités ne se préoccupaient plus désormais que d'elles-mêmes.

Chaque cité à travers le monde élisait son propre gouvernement totalement indépendant de toutes contraintes extérieures. Des contacts s'étaient établis entre elles et l'on s'échangeait quelques fois des idées, des découvertes et des solutions à mesure qu'elles se développaient ou à mesure que l'on faisait face à des situations sociales nouvelles ou imprévues qui pouvaient les menacer d'une manière ou d'une autre.

Par exemple, à une certaine époque, les cités imposèrent simultanément le contrôle des déplacements: l'accès à la majorité des étages devint interdit à l'ensemble des Citoyens.

Sauf pour quelques privilégiés des administrations et pour les enquêteurs comme moi, les Citoyens ne pouvaient plus se déplacer librement. Ils n'avaient plus accès qu'à une dizaine d'étages où se trouvaient leurs locaux d'habitation et de travail de même que certains locaux réservés à la vie publique comme par exemple les locaux des Comités de justice et des Comités des fonctions.

La carte d'identité obligatoire donnait aussi accès aux étages des restaurants et des lieux de divertissements. Les Citoyens pouvaient y accéder par des ascenseurs qui ne stoppaient que sur présentation de la carte.

Pour ce qui est de la Cité-Royale, elle n'abritait pas moins de 150 000 habitants qui possédaient tous de droit un local de résidence de même qu'une occupation déterminée par le Comité des fonctions, selon les exigences du Plan Global.

Par les naissances biotechnologiques, la Cité pouvait contrôler strictement le nombre de ses individus qui correspondait aux besoins déterminés par le Comité des fonctions. Les individus ainsi produits sur commande étaient élevés en groupe par des Citoyens travailleurs sociaux sous la responsabilité d'un chef de groupe — un père ou une mère. L'éducation reçue répondait aux exigences de la fonction à laquelle ils étaient prédestinés.

Le besoin de se reproduire ayant perdu toute signification, la vie de couple était considérée comme marginale. Comme, d'autre part, la sexualité ne faisait l'objet d'aucune restriction, les Citoyens se livraient de façon cyclique à des activités sexuelles intenses dont la durée variait selon les individus. Si deux Citoyens de même cycle semblaient se plaire, un simple regard suffisait pour que des liens charnels s'établissent.

La durée de ces relations pouvait varier selon les partenaires. Cependant, les statistiques notaient qu'aucun partenariat ainsi formé n'avait résisté plus de trois mois.

Pour ce qui est de la forme de gouvernement, des élections avaient lieux tous les 10 ans.

C'était, il va sans dire, plus une formalité qu'un véritable choix de la part des Citoyens. Non pas qu'il n'y eût d'opposition. Mais tous les partis en présence soutenaient les mêmes idéaux, calqués sur les principes du Plan Global.

Il n'eut pu en être autrement!

Les élus prenaient charge du Comité d'administration auquel se rapportaient tous les autres comités. 

Toutes les décisions concernant la vie quotidienne étaient soumises systématiquement au vote des Citoyens. Chaque soir en effet, confortablement installé devant l'ordinateur, chacun pouvait inscrire son veto à tel ou tel projet de loi, la non-participation constituant une approbation de facto.

Comme de raison, la majorité des Citoyens avait perdu depuis un bon moment tout intérêt envers la chose politique même si, tous les dix ans, les élections alimentaient les conversations pendant de longs mois.

Snobisme?

Peut-être.

Mais ainsi en était-il de la vie à la Cité.

Protégés de tout, à l'abri des climats sociaux et atmosphériques de l'extérieur, les Citoyens laissaient défiler leur interminable vie dans un égocentrisme absolu et vide.

 

  

"Et le miroir aux alouettes scintilla..."

 

Chapitre 7 

Toutes ces réflexions ne m'avançaient guère. Je ne voyais toujours pas ce que j'aurais pu inventer pour me donner l'illusion de progresser. 

Sauf que je sentais confusément qu'il me fallait provoquer les événements.

Je m'informai de l'heure à l'ordinateur et il m'assura qu'il était temps d'aller à la bouffe.

Instinctivement, je me dirigeai vers le bar où j'avais établi un bon contact avec l'employé.

Ce dernier m'accueillit avec une salutation réservée aux habitués de la place. Une marque de politesse que je mis sur le compte de l'amitié.

"Brune ou blonde? me demanda-t-il sur un ton de complicité.

— Merci! Pas de femme ni de bière. J'ai faim. Prépare-moi un sandwich et un dry martini."

Arborant un sourire narquois, il me laissa savoir que je faisais preuve d'un manque flagrant de savoir-vivre pour oser commander une consommation aussi dégradante dans un établissement aussi sophistiqué que le sien. "Mais, j'aime bien, moi aussi" finit-il par me confier. "D'ailleurs je prépare les meilleurs dry martinis au monde. Vous m'en donnerez des nouvelles" ajouta-t-il amusé.

Il avait raison!

J'en commandai deux autres coup sur coup.

Alimentée par les effets de l'alcool et la participation des autres clients, la conversation porta rapidement sur l'analyse et la contestation des événements de l'actualité. Tout en abdiquant allégrement eux-mêmes toute forme de responsabilité, la facilité avec laquelle chacun se donnait le droit de rire, de ridiculiser les décisions des autorités et de parodier leur discours me fascinait. Il y avait dans cette attitude un constat d'échec et d'impuissance qui faisait froid dans le dos. J'avais moi aussi beaucoup de critiques à formuler sur à peu près tout. Mais ces critiques étaient toujours teintées d'une certaine justice, d'une certaine perspective, d'un certain sens de la mesure.

Mais ces cons-là disaient n'importe quoi.

Pire, ils ne reflétaient que ce qui était à la mode.

Que ce qui se disait partout.

Des perruches!

Des perroquets!

En tout cas, de vrais miroirs!

Et comme le rire collectif a toujours été une marque de servilité...

Avant de sombrer totalement dans le pessimisme que j'aurais eu vite fait de tourner aussi en ridicule, je quittai les lieux, sans même avaler le sandwich.

L'alcool constitue souvent une nourriture substantielle.

Je me rendis au Club de chasse par l'ascenseur le plus rapide.

J'étais persuadé que le centre sportif était déjà fermé à cette heure tardive.

Je ne m'étais pas trompé.

La porte vitrée munie d'une serrure plus décorative que fonctionnelle ne présentait aucun problème.

Il n'y avait pas non plus de système d'alarme.

J'enlevai mon veston pour mieux couvrir mon pied droit. Non pas pour dissimuler mon geste qui serait automatiquement enregistré pas les caméras du couloir mais bien pour assourdir le bruit que j'allais produire. Je voulais éviter de me faire prendre sur le fait par mes collègues du SSP, ce qui aurait annulé à toute fin utile les résultats de ma visite improvisée.

Le corridor était vide.

Je tentai le coup.

La porte commença par résister, puis céda au deuxième coup de pied.

À l'intérieur, un éclairage diffus permettait de se diriger aisément. Avec précaution, je m'introduisis dans le bureau du directeur. Je n'avais pas prévu sa présence à pareille heure et mon entrée soudaine quoique discrète venait de le tirer du sommeil.

"What...What is it ? " lança-t-il avec colère.

Personnellement, je n'avais rien à foutre de ses humeurs.

 "Restez tranquille. Si vous faites ce que je vous dis, il ne se passera rien."

À mon regard, il comprit ma détermination. Il se cantonna dans un silence hautain.

Je le gardai à l'œil. Si je lui en donnais l'occasion, il saurait en profiter pour donner l'alarme. Finalement il n'y tint plus et me demanda d'un ton faussement affable: "Qué désirez-vious? Vious... vious n'avez pas d'affére wici, no ? 

"Ne faites pas d'effort pour paraître plus idiot que vous ne l'êtes, lui rétorquai-je. Vous savez que je mène une enquête sur un individu qui n'est plus en service. Il m'est indispensable de visiter un terrain de chasse. Comme l'accès m'en est refusé par les canaux habituels, j'ai décidé de me passer des autorisations et de m'y rendre par mes propres moyens. Et vous allez m'aider. Vous allez me confier un équipement et m'indiquer un balcon où je peux me faire une idée générale des joies et désillusions que procure ce sport de désœuvrés.

— À cette howeure, il n'y a pas dé wéseaux. Il faut vénir lé morning ou dans lé quatre ou cinq howeures lé swère. Il faut informer à l'advance...

— Ça ne fait rien. Je ne veux pas chasser. Je veux voir.

— Si ça peut fare vote plédsiure. Then, vious wouère. Vinez!"

Il me pilota jusqu'au vestiaire et m'indiqua comment endosser l'équipement qui constituait une sorte de scaphandre. Il m'enseigna rapidement le fonctionnement des différents accessoires de chasse que je n'avais pas l'intention d'utiliser. Enfin, il me montra le chemin à suivre, balisé par des indicateurs lumineux, et qui menait directement sur les balcons de chasse.

Je posai ma main gauche sur son épaule droite comme pour le remercier et, sans éveiller sa méfiance, je mesurai précisément la distance qui séparait son menton de mon poing fermé. Me retournant brusquement, j'établis un contact solide entre ces deux extrémités, en mettant le plus de pression possible derrière celle que je contrôlais.

Le sang gicla.

Mise au poing?

Sur le coup, il partit à la renverse. Ses yeux chavirèrent. Dans la fraction de seconde qui précéda la perte de conscience, il m'assura qu'il avait compris que je le détestais profondément.

Il avait raison!

Je le laissai à ses réflexions nébuleuses et suivis la direction indiquée par les balises.

Une porte.

Le cœur me débattait.

J'hésitais soudainement.

C'était la première fois de ma vie que je mettais les pieds à l'extérieur. Il était logique que je sois nerveux.

Prenant mon courage à deux mains, etc.

J'eus, si j'ose dire, une drôle de sensation.

Il ventait!

Je percevais des frémissements sur mon scaphandre.

Je connaissais le vent puisqu'on en produisait artificiellement pour créer des atmosphères.

Dans les gymnases, par exemple.

Ce vent-ci était différent pourtant. Naturel, il ne provenait de nulle part en particulier et semblait doté d'une vie, d'une sensibilité particulière.

Il soufflait légèrement de partout à la fois. Il partait, revenait, disparaissait de nouveau pour renaître d'une nouvelle force, d'une nouvelle présence, d’une nouvelle vie.

Le fait qu'un élément naturel puisse jouir d'une liberté aussi totale m'était incompréhensible.

Ça m'inquiétait beaucoup aussi.

Bien qu'il eut été impossible qu'il entre en contact avec la peau et me contamine, j'eus soudainement peur.

En concentrant mes efforts pour régulariser ma respiration, je finis par me ressaisir et dominer ma panique naissante. 

Yoga? 

J'aperçus des appâts destinés à attirer le gibier. Par terre, il y avait des miettes de nourriture pour les pigeons et, au-dessus, un miroir aux alouettes, un truc, un mobile composé de petits miroirs destinés à attirer les oiseaux.

Je vis mon image surmultipliée dans les petits miroirs.

Vision schizoïde!

Je m'approchai d'un garde-fou de ciment dans une zone qui, délimitée par une frontière lumineuse, était interdite à la clientèle du Club.

Je restai un moment sans bouger, comme gelé, alors que m'apparurent les lumières de la grande ville qui s'étalait en bas de la Cité.

Comment dire? C'était comme un...un colossal tableau électronique...qui scintillait...qui brillait de tous ses feux dans la nuit.

La démesure même.

C'était comme un...un animal fabuleux, effroyable, tapi dans l'ombre, dont on devine la vie, la lente respiration...Dont on voit les yeux qui fixent...qui hypnotisent.

La démesure faite animal.

Certaines parties de son corps monstrueux étaient recouvertes de parasites, de vers minuscules qui circulaient comme des globules sanguins dans les artères d'un opéré qu'un savant fou aurait écorché à vif pour mieux se livrer à des expériences inavouables 

J'avais l'impression d'assister à son cours d'anatomie.

Mais j'étais loin d'être fou.

J'avais déjà vu des films tout de même! Je savais pertinemment que les parasites grouillants étaient, en fait, des véhicules. Des autos, des camions et des autobus, entre autres, qui circulaient sur les grandes artères de la Métropole d'en bas.

La lune émergea soudain des nuages.

C'était aussi la première fois que je voyais le ciel autrement que dans les livres ou les films.

J'avais le vertige.

Je manquai perdre l'équilibre.

Je puisai dans mes dernières ressources et me forçai à aller de l'avant. Malgré la nausée qui m'étranglait, il me fallait poursuivre mon enquête. Il fallait rentabiliser mon effraction, même si je n'en tirais en fin de compte qu'une sévère réprimande. Accompagnée, il va de soi, d'une amende substantielle et de la taule pour désobéissance aux ordres, bris de serrure et bris de gueule en règle.

La lune disparut.

J'entendis des pas.

Tous mes sens en éveil et essayant de percer la noirceur de la nuit, je vis au loin une silhouette qui s'éloignait d'un pas furtif.

Je me dissimulai.

Lentement, j'entrepris de m'approcher sur la pointe des pieds.

Je m'arrêtai à quelques pas pour mieux observer.

Ce n'était sûrement pas un client, à cette heure tardive.

La silhouette répétait sans arrêt les mêmes gestes, les mêmes mouvements.

Elle s'avançait vers le garde-fou dans la zone hors limites sans déclencher d'alarme.

Puis, elle se penchait, exécutait une sorte de rituel dont je ne parvenais pas à saisir tous les mouvements, se relevait, partait rapidement puis disparaissait par une porte pour mieux revenir et recommencer le manège.

Je m'apprêtai à intervenir.

La silhouette refit son apparition et repartit aussitôt.

Je m'élançai.

Avant même qu'elle n'eût franchi la porte, je l'empoignai avec force à bras-le-corps et l'entraînai à l'intérieur.

Elle se débattait comme un démon. Je lui plaquai la main sur la bouche pour l'empêcher de crier.

La brutalité de mon geste l'effraya tellement qu'elle en resta coite, sans mouvement, secouée uniquement par un tremblement violent, annonciateur d'une perte de conscience.

C'était un individu de sexe féminin qui n'appartenait pas au groupe des Citoyens.

C'était une Tarée!

Le fait d'aller et venir à l'extérieur sans porter de vêtements protecteurs ne laissait aucun doute là-dessus.

C'était bien une Tarée!

Je la laissai choir et commençai à me débarrasser de mon scaphandre sous son regard toujours apeuré.

Elle était petite. Toute petite. Avec des cheveux de jais ébouriffés et des yeux aussi ronds que noirs. Sous son chandail trop grand, je devinais ses petits seins.

Tout petits.

Comme des piqûres de maringouins.

Elle n'était ni belle ni laide. Elle était...heu...comment dire? Différente. Oui! C'est ça! Différente. Différente des autres femmes de la Cité, toutes parfaites. Toutes conçues sur le même moule. Des poupées!

Toutes des poupées!

Des poupées gonflées!

Des poupées gonflées de futilité!

Qui se marrent!

Qui se meurent!

Qui se mirent!

Qui se mordent!

Qui se murent!

"Fètes-moué pâ mal, me dit-elle d'une voix tremblotante.

— Je n'ai pas l'intention de vous faire de mal. Je suis de la police et je ne veux que vous poser des questions. Sans plus. N'ayez aucune crainte. À moins que vous n'ayez quelque chose à vous reprocher, il ne vous arrivera rien."

Elle sembla se ressaisir.

Je poursuivis.

"Je vous ai observée à l'extérieur. Qu'étiez-vous en train de manigancer?

— Ben, je travaille moué. C'é moué qui fa l'ménâge. Je ramâsse lé zouéseaux morts pi lé graines qui sont tombés su'l balcon. Ch'fa rien d'mal."

Elle parlait la même langue mais utilisait un accent avec lequel je n'étais pas familier. En même temps qu'elle racontait son histoire, je m'efforçais de lire dans ses yeux pour mieux comprendre.

Pour mieux traduire.

Bien que résidant à l'intérieur des murs de la Cité, les Tarés n'en étaient pas membres à part entière. Ils faisaient partie d'une minorité invisible, pour tout dire. Ils s'occupaient de menus travaux sans conséquence, sans importance, et qui ne comportaient aucune responsabilité. Des travaux sans éclats que les Citoyens refusaient d'accomplir parce qu'ils n'étaient pas à la hauteur de la très haute qualité de leurs compétences.

Ils s'occupaient, entre autres, de nettoyage, d'entretien et de réparation. Ils étaient surtout responsables de l'enlèvement des ordures.

On ne les voyait que rarement et surtout la nuit, à certaines heures bien précises.

Ils allaient habituellement en groupe, silencieux, la tête basse. Ils accomplissaient consciencieusement leurs tâches pour lesquelles ils recevaient sans doute une rémunération qui leur permettait d'être tolérés.

Ils dégageaient, m'avait-on dit, une odeur caractéristique. Elle provenait de leurs habitudes alimentaires, affirmait-on encore, ou du contact régulier et quotidien avec les vidanges.

Pourtant, aucun remugle véritablement désagréable ne transpirait de cette Tarée.

Bien au contraire!

Les dernières péripéties de la nuit, les derniers effets de l'alcool qui se faisaient encore sentir et la présence de cette femme pour le moins étrange dans ces lieux pour le moins saugrenus firent en sorte que je me retrouvai, tout de go, avec une érection féroce et persistante.

La libido se fout carrément des exigences de la décence!

Il y avait longtemps que je n'avais eu de relations sexuelles. La situation actuelle bouleversait quelque peu mon cycle sexuel normal.

Avec les Citoyennes, il suffisait de trouver une partenaire consentante — donc du même cycle — et la question se "vidait" rapidement. Avec cet être bizarre, je ne savais pas comment me comporter.

Je ne savais pas quoi faire.

Et plus le temps s'écoulait, plus je la désirais

Je m'approchai.

D'un geste lent, je lui pris la main et la posai sur mon sexe tendu comme un crochet de patère.

Elle s'y accrocha avec une résignation fataliste que je parvenais mal à m'expliquer. Si elle était dans son cycle, il n'y avait rien qui pouvait nous empêcher de jouir de ce moment privilégié. Si elle ne l'était pas, elle n'avait qu'à le dire.

Mais elle se confinait dans le silence.

Et le silence, comme tous les Citoyens le savent, constitue une approbation.

J'entrepris de la dévêtir lentement, en évitant de la brusquer, tout en la caressant doucement.

Ses petits seins tout petits m'apparurent, frémissants sous la pression de mes doigts.

J'approchai mes lèvres humides de désir.

Petits seins frissonnants!

Petits seins vivants!

Petits seins très vivants!

Dans un effort pour profiter outrageusement de la volupté que je leur procurais au détriment des autres parties du corps, ils menacèrent de lui passer à travers la peau et de me sauter au visage.

Petits seins agressifs!

J’aime!

Petits seins envahisseurs!

J’aime! J’aime!

Petits soldats de son cœur!

J’aime! J’aime! J’aime!

Qui mettront mon sexe en joues.

J’espère!

Ah! ses seins! Ah! ses seins!

Assassins!

Qui me tuent complètement.

Et qui me font vivre, pourtant.

Des moments palpitants.

Au-dedans!

J'en saisis un à pleine bouche et l'autre d'une main ferme, pour éviter que toute cette frénésie ne s'échappe. 

Que toute cette énergie ne se perde à jamais.

Ne se dilue dans le néant.

La retenant de ma main libre, je la pénétrai brutalement dans un geste...approprié à la situation.

Haletante, elle bredouilla une phrase dont je ne parvins pas à comprendre le sens ni même les mots. "... zieuz... ouv... woie" dit-elle ou quelque formule sacrée s'y approchant. Formule d'extase.

Assurément!

Formule de remerciement à l'endroit de ma performance sexuelle?

Sans doute!

Au bout d'un laps de temps trop court et sans plus me préoccuper de son émoi, je m'écoulai en elle en saccades libératrices qui provoquèrent chez moi une détente physique et un contentement euphorique aussi soudains que complets. Il y avait longtemps que je n'avais ressenti une impression aussi forte.

Une satisfaction aussi intense.

Un plaisir aussi éphémère.

Puis, la Tarée se releva.

Je lui tapotai gentiment les fesses et la laissai aller. Je savais où la retrouver si le besoin s'en faisait de nouveau sentir.

Je finissais à peine de rajuster mes vêtements lorsqu'une porte s'ouvrit avec fracas.

Sur l'entrefaite, deux gardes en uniforme entrèrent en trombe, en traîtres, déjà en garde.

C'étaient deux hommes forts, policiers du secteur.

Des collègues à moi.

Je les connaissais de vue 

Sans écouter les explications que je m'apprêtais à leur fournir, l'un d'eux dégaina son arme et tira.

Je m'écroulai.

Ils m'écrouèrent.

Bang! bagne!

Je me réveillai quelques heures plus tard dans une cellule, avec un mal de tête qui n'était pas sans rappeler certains lendemains de brosse.

La SSP utilisait des projectiles de caoutchouc d'un calibre assez fort pour assommer les suspects sans les blesser sérieusement. Je n'avais rien de cassé et c'est la raison pour laquelle je me retrouvais en cellule et non à une clinique médicale.

J'allai au lavabo et fis couler l'eau jusqu'à ce qu'elle devienne froide.

Je m'aspergeai la tête.

J'étais sonné!

Ces cons auraient pu avoir un peu de respect pour un confrère! Assez, du moins, pour me tirer dans le dos ou dans l'estomac.

Le tireur avait visé la tête délibérément et j'avais la nette impression de l'avoir perdue.

Il fallait que je récupère.

Il fallait, pour l'instant du moins, que j'évite de réfléchir.

Il fallait, pour mon bien-être le plus immédiat, que je remette à plus tard l'évaluation de la situation.

Il fallait, pour mon équilibre intellectuel, que je remette à plus tard le sentiment de culpabilité...s'il y avait lieu.

L'eau coulait à flot et calmait sensiblement mon mal.

Les onomatopées de la Tarés me revenaient à l'esprit. Au gré du rythme de mes pulsations sanguines. "... zieux... ouv... woie..." Je n'arrivais pas à en saisir la signification profonde.

Était-ce une imprécation mythique?

Pour chasser quelque démon?

Une prière?

Un juron?

De satisfaction?

Ou...d'insatisfaction?

Ce qui, de prime abord, m'était apparu comme l'expression de sa participation à la jouissance se dévoilerait-il maintenant comme une menace?

Comme une condamnation 

Comme un anathème?

Tant pis!

Que ça plaise ou non — à moi ou à d'autres — j'étais flic, responsable d'une enquête et je ne faisais que mon devoir.

Honnêtement!

Et, que je me sois envoyé une Tarée dans l'exercice de mes fonctions ne changeait rien à la situation, même s'il était mal vu d'entretenir des contacts avec ce groupe, cette peuplade pourvoyeuse de services.

D'autre part, j'avais bel et bien expédié au pays des rêves un directeur de Module de sports et de loisirs.

Je devrais éventuellement fournir des explications à ce sujet.

Des explications qui se tiennent.

Pour justifier mon geste.

Pour me justifier.

Sinon, j'étais bon pour la réclusion pendant longtemps.

Bof!

 

 

"Le théâtre est l'un des nombreux miroirs de la société..."

 

Chapitre  

Deux sbires entrèrent.

Deux sbires en rirent.

Deux sbires en frères.

Se jetèrent sur moi, me ligotèrent comme un vulgaire criminel et me traînèrent virtuellement — l'expression n'est pas exagérée — dans le bureau du directeur du Service de la sécurité publique.

Cinq individus y trônaient, assis autour d'une table ronde.

De vrais chevaliers!

D'opérette!

Le directeur me les présenta en bloc comme des membres importants du Comité d’administration et de la Sécurité qui formait pour la circonstance un Comité de justice.

Des gros bonnets, quoi 

Membres de comités, si j’avais bien compris.

Un autre individu se tenait à l'écart. Je reconnu sans peine le directeur du Club de chasse.

Je ne l'avais pas manqué, le pauvre!

Il présentait un visage rappelant vaguement l'emblème de l'art théâtral. Un masque dont l'un des côtés rit et l'autre pleure.

La comédie et la tragédie.

Son masque à lui était affublé d'un rictus permanent du côté droit, causé par une ecchymose bleutée assez prononcée, alors que le côté gauche, plus dramatique, affichait une pâleur maladive.

Lui-même ne riait pas du tout.

" Monsieur Lauzaire!", commença le directeur.

J'avais toujours l'impression qu'on se payait ma tête lorsqu'on utilisait mon nom.

Lors des naissances en effet, les noms et prénoms des individus étaient choisis au hasard par l'ordinateur central qui puisait dans la Banque d'identification. Celle-ci avait été constituée, jadis, à partir d'une liste connue sous l'appellation d'annuaire téléphonique. On avait complété la fameuse liste en y ajoutant des noms et prénoms étrangers de personnalités connues à l'échelle mondiale et qui s'étaient illustrées dans l'un ou l'autre des secteurs d'activité de l'époque.

J'abhorrais férocement mon nom et surtout mon prénom — Bjorn — même s'il avait été celui d'un célèbre sportif, m'avait-on assuré. Un tennisman, je crois.

Ils ne correspondaient ni l'un ni l'autre à ma personnalité. Ils ne me représentaient pas.

Bjorn Lauzaire, c'est un nom ça?

Non!

C'est un non-sens, oui!

"Monsieur Lauzaire, poursuivit le directeur, vous avez grandement manqué à l'éthique professionnelle et vous avez déshonoré notre service. Non seulement avez-vous enfreint la loi en vous introduisant par effraction dans un établissement voué au bien-être des Citoyens mais vous avez aussi ridiculisé les membres de ce Comité en vous moquant de leurs directives. Des directives que je vous avais moi-même transmises. J'ose espérer que vous avez des explications sérieuses à nous offrir pour justifier votre comportement. Vous avez aussi amoché sérieusement le directeur du Club de chasse ici présent. Un homme respectable s'il en est. Et nous nous attendons tous à ce que vous lui présentiez des excuses. Les excuses auxquelles il est en droit de s'attendre.

— Je n'ai rien à dire.

— Je tiens à vous signaler, Monsieur Lauzaire, la gravité de la situation. Votre refus de témoigner sera retenu contre vous au moment où ce Comité prononcera sa sentence. Je vous le demande encore une fois. En me permettant d'insister parce que vous faites partie de mon service. Et qu'il est de mon devoir de tout tenter pour vous venir en aide. Monsieur Lauzaire, je vous en conjure, parlez.

— Je n'ai rien d'autre à dire que ce que vous savez déjà. Vous m'avez chargé d'une enquête et, pour des raisons insignifiantes, vous me privez d'informations et d'éléments essentiels à sa poursuite. J'ai donc décidé de passer outre à vos recommandations. J'ai pris les moyens que j'ai jugés utiles dans les circonstances pour m'acquitter de ma tâche au meilleur de ma connaissance. Je n'ai rien à me reprocher. Et je n'ai rien à ajouter.

— Nous vous avions déjà laissé savoir que les informations que vous jugiez essentielles à la bonne marche de votre enquête ne l'étaient pas en réalité. Nous vous avions aussi fait valoir les raisons qui justifiaient notre refus d'accéder à vos demandes, raisons que vous seul, Monsieur Lauzaire, avez jugées... heu... comme vous dites... insignifiantes. Vous avez tourné nos décisions en dérision tout en enfreignant honteusement les règlements et en jetant le discrédit sur le SSP."

Il fit une pause et consulta ses collègues à voix basse.

Il reprit.

"Nous sommes d'avis que vous avez manqué gravement à vos responsabilités et votre attitude nous prouve que vous continuez à vous y soustraire. C'est la raison pour laquelle nous vous condamnons à dix jours d'isolement. Cette peine peut être éventuellement réduite de moitié si vous acceptez de présenter vos excuses au directeur du Club de chasse. Monsieur Lauzaire, je vous donne encore une fois la parole.

— ...

— Très bien. Votre entêtement ne vous mènera pas très loin. Gardes, emmenez-le."

Je me retrouvai dans la même cellule que précédemment où je bénéficiais, à peu de chose près, du même confort que chez moi. La prison n'était pas à mon avis la meilleure façon de décourager le crime. Sauf que, dans mon cas, j'étais privé d'alcool. Et ça, je ne pouvais le supporter longtemps.

Surtout que, personnellement, je ne me sentais pas du tout coupable.

Je ne me sentais pas du tout l'âme d'un criminel.

J'étais innocent!

Pas fou...mais innocent!

Dans le vrai sens du terme 

Tout compte fait, ne valait-il pas mieux condamner dix innocents que de libérer un seul coupable? Les innocents en effet ne récidiveront jamais puisqu'ils sont...innocents. Mais, s'il est libéré, s'il s'en tire à bon compte, un coupable recommencera toujours à la première occasion.

Pour ma part, j'avais agi dans le cadre de mes fonctions officielles. Ça c'était indéniable.

La légèreté de la peine imposée témoignait d'ailleurs de ce fait. Car j'avais tout de même défoncé une porte et causé des dommages. J'avais aussi volé de l'équipement et knock-outé un Citoyen.

Ça méritait plus de dix jours de taule — d'isolement — pour emprunter l'expression de mon directeur.

Pour emprunter son euphémisme.

Comme quoi, à la Cité, on hésitait à nommer les choses par leur nom.

Société allégorique?

 

 

"...Ô miroir! Avoue que tu n'as rien à voir avec leur beauté..."

 

Chapitre 9

 Le temps de taule s'écoula rapidement.

 L'image de la Tarée me revenait continuellement à la mémoire. De même que ses paroles.

Sa phrase énigmatique dont je ne parvenais pas à percer le mystère.

Dès ma libération, j'allais prendre tous les moyens pour la tirer au clair.

J'avais un peu perdu la notion du temps lorsqu'un matin on m'informa que j'étais libre et que je devais me présenter sans délais à mon supérieur immédiat.

Ce dernier, semble-t-il, avait une communication importante à me transmettre.

Un gardien déférent proposa de m'y accompagner.

Malgré mon infortune du moment, il comprenait qu'il pouvait tirer profit de la situation en me témoignant tout le respect dû à mon rang. En effet, aussitôt rentré dans les bonnes grâces de mes chefs, je pouvais lui être utile et même favoriser son avancement.

J'évoluais tout de même à un niveau plus élevé que lui.

Et il le savait pertinemment. Je refusai net sa proposition. Je ne peux supporter l'obséquiosité.

Je le lui dis.

Sans ménagement.

Il m'écœurait.

Je le lui dis aussi.

Sans plus de ménagement.

D'un pas ferme, je me dirigeai seul vers les ascenseurs et, par la suite, vers le bureau où croupissait dans sa suffisance, dans sa grossesse, mon valeureux chef de service.

"Ah! Vous voilà, vous, le défonceur de portes ouvertes. J'espère que ce petit séjour en solitaire vous a rafraîchi les idées."

Faute de frappe, ça!

J’allais la corriger, moi, la frappe!

 La frapper sec!

Je le lui dis.

"Vos sarcasmes risquent de me casser les pieds et, conséquemment, je risque de vous casser la gueule.

— Je suis votre supérieur et si vous avez l'intention de jouer les gros bras avec moi, je vous assure que je vous ferai isoler pour vingt ans. Avec le dossier que vous traînez, je n'aurai aucune difficulté à prouver que vous m'avez attaqué sans raison.

— Et moi je vous garantis que ce n'est pas ça qui m'en empêchera. Si vous me faites chier, je vous assomme.

— Restez calme, voulez-vous. Si je vous parle de portes ouvertes c'est que vous avez reçu, comme vous le réclamiez, l'autorisation de visiter le Club de chasse à votre convenance. Si vous aviez eu l'intelligence d'être patient, vous auriez pu bénéficier de cette permission spéciale sans devoir moisir en isolement. Sans entacher votre dossier et sans ternir le mien, par la même occasion.

— Ben voilà, je ne suis pas patient. Pour ce qui est de mon dossier, j'ai une suggestion...

— Ça va, ça va. J'ai compris. Disparaissez. Je ne veux plus entendre parler de vous pour aujourd'hui.

— Dois-je comprendre que je suis encore chargé de l'enquête?

— Je suppose que oui. Je n'ai pas reçu d'instructions contraires ni d'autres directives à ce sujet. Poursuivez donc pour l'instant. S'il y a des changements, comptez sur moi pour vous le laisser savoir. Surtout si on a la bonne idée de vous affecter à un autre secteur. Le plus éloigné possible du mien."

Je sortis.

Je ne voulais pas me mettre dans une situation où j'aurais trouvé satisfaction à lui défoncer le portait. Il avait parfaitement raison en disant que je pouvais me retrouver en prison pour un bon bout de temps si je me risquais de nouveau à frapper quelqu'un.

Surtout un supérieur hiérarchique.

D'autre part, je disais aussi la vérité lorsque je lui affirmais que j'étais impatient.

Impatient de retourner au Club de chasse.

Impatient de retrouver ma Tarée.

Libre, je l'avais possédée.

En prison, j'en avais pris possession.

Elle était devenue MA Tarée.

Ma Taré en or dur.

Mata Hari des ordures!

J'avais encore des questions à lui poser et notre unique rencontre avait été interrompue trot tôt.

À mon goût.

De plus, chaque fois que son image m'envahissait le cerveau, j'étais pris d'un désir fou, exprimé sans réticence par une érection gênante.

Comme en ce moment par exemple, alors que je déambulais en pleine circulation d'un couloir achalandé.

Je dus m'arrêter quelques instants pour me ressaisir.

Zen?

Finalement détendu, j'entrepris d'établir mes priorités.

Premièrement, je devais me procurer quelques bouteilles d'alcool. Après seulement, je pourrais rentrer chez moi et réfléchir. Je me préparerais des dry martinis et me soûlerais copieusement, question de me faire regretter, de me punir, de m'être privé d'alcool si longtemps.

Je ne recommencerais plus de si tôt.

Je le jure!

À chacun ses châtiments!

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Je me réveillai tard le lendemain, après une nuit de sommeil agitée, remplie d'hallucinations.

Je me sentais pourtant bien.

Bien puni, en fait.

J'allumai une cigarette et la respirai lentement.

Je sortis.

J'avais l'intention de prendre le petit déjeuner au restaurant. La solitude des dix derniers jours m'avait pesé et je sentais le besoin de me retrouver parmi le monde.

Je choisis un emplacement au hasard et m'installai à une table déjà occupée par une Citoyenne.

Je passai ma commande.

Des œufs au miroir, des toasts et du café.

Sans l'ombre d'un sourire, la serveuse me déclara que le petit déjeuner était servi à heures fixes le matin, qu'il était passé midi et que, si je voulais manger, je devais commander à la carte un plat qui corresponde à cette période de la journée.

L'abrutissement des Citoyens ne cessait de m'exaspérer. Qui étaient donc ces gens incapables de faire cuire un œuf?

Je lui demandai de me servir n'importe quoi. Rapidement.

J'avais faim.

Ma voisine de table me jeta un regard inquisiteur.

Était-elle belle?

Elle était physiquement parfaite. Trop même. Des cheveux longs et blonds. Brillants, mais sans nuances.

J’aime!

De très longues jambes galbées. Probablement trop fermes.

J’aime! J’aime!

Des seins volumineux. Certainement trop durs.

J’aime! J’aime! J’aime!

On dira que j’aime tout, sans discrimination.

Que je ne suis pas très regardant.

Eh! bien qu’on le dise!

Depuis la rencontre avec "ma" Tarée, le sexe avait pris une nouvelle place dans ma vie.

Cette femme m'avait sans doute...heu...ensorcelé. C'est ça, ensorcelé. Elle m'avait remis sur le chemin du désir et de la volupté et personne, pas même moi, ne pouvait prévoir combien de temps se poursuivrait ce nouveau cycle sexuel.

La durée variait en effet selon les individus, leur caractère, leurs états d'âme, leur stabilité psychologique, leur santé, la compatibilité du ou des partenaires choisis et la performance de ces derniers.

Trop d'éléments disparates pour formuler un jugement précis sur la question.

La serveuse revint.

J'étais en appétits.

Alors qu'elle déposait les plats sur la table, je glissai subrepticement la main entre les cuisses invitantes de ma voisine, accompagnant mon geste d'un clin d'œil expressif. Si elle était dans son cycle sexuel comme je le souhaitais — comme je l'étais — il se pouvait que je puisse aussi satisfaire mon autre appétit.

Elle l'était.

Elle me gratifia d'une moue réprobatrice tout en se levant pour se diriger vers les toilettes en se dandinant ostensiblement les fesses dans sa micro jupe.

Beau spectacle!

Je me levai à mon tour et je la rejoignis.

À cette heure tardive de l'après-midi, le restaurant s'était déjà vidé de sa clientèle.

Elle me fit signe de la suivre. Je la retrouvai dans ce qui devait être une sorte d'arrière-boutique.

Décidément, mes ébats sexuels manquaient de classe!

Anxieuse, elle fit glisser la fermeture éclair de mon pantalon pour s'emparer à deux mains de mon sexe à peine tumescent et commencer à le pétrir vigoureusement. 

Elle s'agenouilla.

Comme pour prier.

Comme pour me prier.

Pour me prier de la satisfaire.

Je m'engouffrai dans sa bouche.

Pour exaucer sa prière.

Amen!

Au bout d'un moment, je la soulevai de terre. Constatant qu'elle était nue sous sa jupe, je m'enfonçai en elle.

J'avais dégrafé sa blouse et son soutien-gorge. Ses seins énormes, d'une fermeté exagérée, déclinèrent la caresse de mes mains pour se jeter avidement sur mes lèvres dévorantes.

Très tôt, je me répandis en elle.

Rapidement.

Sans prévenir.

Sans attendre.

Sans retenue.

Je me libérai de mon sperme fier, blanc, laiteux, baveux, mais surtout inutile. Pourtant, bel et bien fruit (confiture, mettons) de mes entrailles, entre autres. Au moment même où mon cerveau recommençait à dessiner les traits de "ma" Tarée.

Obsession 

Ma partenaire s'immobilisa, stupéfaite, m'accusant du regard, incrédule. "Éjaculateur précoce, me dit-elle, d'un ton agressif. T'as fait ta jouissance tout seul? Comme un grand?"

Un peu gripette sur les bords, la tite fille non? 

Elle y allait un peu fort pour la jouissance. Ce n'est tout de même pas parce que j'éjacule que je jouis. Si j'avais bénéficié d'un soulagement sexuel, ça n'avait rien à voir avec la jouissance.

Je le lui dis.

Les gestes d'amour que je venais de poser n'avaient eu pour résultat que d'écourter mon cycle sexuel. Ils constituaient en fait une perte de temps et d'énergie pour n'offrir en retour que la curiosité découlant du changement de partenaire.

Ce n'était pas sans charme.

Mais de là à parler de jouissance!

Physiquement, c'est vrai, les Citoyennes étaient désirables même si elles étaient toutes constituées sur le même moule.

Des clones 

Comme ces top models d'anciens magazines de mode des années 1990, elles avaient toutes cet air abstrait, distrait, qui se reflétait dans leur comportement.

Des clowns.

Maquillage compris.

Quelquefois, ça m'excitait 

Fantasme?

Sûres d'elles-mêmes dans leur insécurité prétentieuse, déterminées quand l'enjeu n'avait aucune importance, sophistiquées alors qu'il aurait fallu n'être que sensuelles, elles vivaient en porte-à-faux encore plus détestées d'elles-mêmes que de ceux dont elles recherchaient l'estime et la tendresse.

En perpétuel conflit avec elles-mêmes, elles sublimaient leurs angoisses en les enveloppant dans un rêve phallique, sans jamais donner libre cours à la véritable passion, à l'émotion sincère, qui exigent que l'on se connaisse soi-même, à fond, sans concession.

En toute occasion, elles privilégiaient la sensiblerie à la sensibilité, préférant se mentir effrontément à elles-mêmes — aux autres aussi, par voie de conséquence — plutôt que d'affronter une quelconque évidence.

Leur discours monotone s'intéressait principalement aux signes astrologiques. Elles consultaient les cartes, lisaient dans les paumes de la main et interprétaient le Yi King.

Méditation transcendantale?

Non!

Transes.

En dentelles.

Elles édifiaient les bases de leur jugement sur une éventuelle connaissance de ce que l'avenir leur réservait et la prédiction de la destinée des autres.

Comme des sorcières.

Au-dedans d'elles.

Les Citoyens ne valaient guère mieux qui troquaient allégrement leur personnalité, leur sens critique et leur conscience sociale contre les avantages de l'appartenance à un groupe, à une association.

Chaque décision, chaque geste, chaque parole ne visait qu'un but: se faire accepter par leurs pairs. 

S'insérer parmi le groupe.

Être membre à part entière de l'association.

Et, surtout, pouvoir s'identifier comme tel.

Toujours

Dans n'importe quelle circonstance.

À n'importe quel prix.

Au détriment de leur intelligence.

Et, toute profession ou activité portant en elle sa propre dichotomie — la théorie et la pratique — l'intégration à l'une ou l'autre de ces avenues ne manquait jamais de susciter la curiosité ou l'intérêt. Ils avaient alors beau jeu de prétendre, les uns à l'avant-gardisme, les autres au classicisme, alors qu'ils n'étaient tous que de prétentieux manipulateurs doublés de profiteurs avertis.

L'idéalisme dans toute sa splendeur!

Mais ça n'avait jamais favorisé l'éclosion du génie, voire même d'une idée nouvelle.

Et, chaque année, lors d'un gala d'excellence, ils se réunissaient tous pour se féliciter de s'être maintenu avec succès dans leur confortable médiocrité 

Société d'admiration mutuelle!

Société protectrice d’anémiques!

De pleutres!

 

 

"Miroir! J’imagine que t’imagines encore..."

Chapitre 10

Une fois de plus, mon enquête avait été retardée. Mais une fois de plus aussi, j'avais pu mesurer l'intensité du malaise insidieux qui rongeait la population de la Cité et la frustration inhérente qui en découlait.

Y avait-il un lien direct entre la mort du Dr. Gall, créatrice et responsable du mode de vie des Citoyens, et l'état d'esprit annihilé qui en résultait et qui minait systématiquement leur intelligence et leur évolution?

J'en étais convaincu!

Et c'est cette conviction qui m'avait servi d'inspiration dès le début de mes recherches pour retrouver le meurtrier 

"Pour trouver un coupable, il faut chercher le mobile d'un crime" disait le dicton. Dans ce cas précis, ce n'était pas un geste banal, spontané, irréfléchi que l'on pouvait attribuer à la nervosité d'un Citoyen frustré. 

Non!

C'était un acte prémédité dont la signification m'échappait encore.

En d'autres termes, ce n'était pas Samantha Gall que l'on avait tué. On avait voulu éliminer la responsable d'un des programmes dont elle avait la charge 

C'était indéniable!

Mon enquête n'en était donc pas une d'interrogatoire et de confrontation de suspects mais bien de réflexion et d'analyse quant à la conjoncture sociale qui prévalait au moment de sa mort et au cours des dernières années de sa vie.

L'étude des informations recueillies et la vérification des alibis des amis et des relations professionnelles du docteur n'avaient offert aucune piste valable.

Et après tous les efforts imaginables, je ne pouvais accéder à l'information la plus importante, essentielle même, qui m'aurait permis de mieux soupeser et enfin comprendre les composantes du problème.

Je me devais donc de prendre des initiatives et d'utiliser des moyens qui sortaient de l'ordinaire pour arriver à établir les bases d'une quelconque démarche logique pour arriver à un semblant de résultat.

Au risque de retourner en prison.

Au risque de me priver d'alcool?

Dilemme.

Je décidai de rendre visite au directeur du SSP.

Non pas à son bureau mais à sa résidence privée, au 138e étage.

En quittant le restaurant et la Citoyenne en cycle, je fus littéralement assiégé par une foule bruyante et bigarrée qui avait envahi les corridors.

Mon séjour en prison et les préoccupations de mon enquête m'avaient à ce point absorbé que j'en avais pratiquement oublié les réalités de la vie.

Les trois prochains jours étaient en effet consacrés aux festivités marquant la fête nationale de la Cité.

On avait organisé des parades et des manifestations à caractère patriotique sur plusieurs étages et les principaux membres du Comité d'administration devaient prendre la parole pour dire le plus grand nombre d'inepties possibles sur le sujet. Beaucoup d'autres activités sociales étaient aussi à l'affiche dans le but de canaliser — de contrôler — toutes les énergies que sollicitait l'événement.

Des affiches sur les murs annonçaient, entre autres, un concert d'un bellâtre à la mode dont la musique avoisinait l'Heavy Petal — on dit aussi Heavy Pedal — une musique à l'eau de rose. Ce dernier refusait toutefois d’y adhérer formellement, pour éviter de donner prise à la critique.

Quand on est ben beau, on a ben beau!

Des gardiens du SSP étaient postés à toutes les intersections. Même si leur présence se voulait effacée, elle n'en constituait pas moins une menace qui se transformerait rapidement en force de frappe à la moindre incartade, à la moindre incertitude, au moindre geste qui n'avaient pas été prévus.

Bonne fête camarades!

Je me mêlai à la foule parce que c'était la meilleure façon de la traverser tout en passant inaperçu.

Une fanfare s'égosillait qui donnait le ton et servait de toile de fond à cette mise en scène. Des amuseurs publics, des acrobates et des jongleurs circulaient parmi les spectateurs pour créer chez eux un sentiment de participation.

Il faut participer pour être bien vu!

Le spectacle, haut en couleur, ne manquait ni de vivacité ni de piquant et, tout compte fait, on s'y laissait entraîner facilement.

Cependant, l'idée même de célébrer une fête nationale qui consistait à laisser savoir aux populations de l'extérieur que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes, qu'on vivait bien, qu'on ne se préoccupait pas des autres et qu'on ne remettrait jamais en question les privilèges portait en soi un arrière-goût de racisme que je ne pouvais décemment supporter.

Comme si le fait de naître dans un lieu déterminé recelait un droit inaltérable de propriété.

Comme si le fait de défendre ce lieu avec acharnement et succès en légitimait la monopolisation permanente.

Comme si son exploitation permettait d'en contrôler à tout jamais sa production. De la réduire ou de l'augmenter à volonté.

D'en priver d'autres sous prétexte de rentabilité.

Comme si une infime partie de la population avait droit à la propriété alors que la majorité ne pouvait accéder qu'à l'angoisse.

Qu'à l'insécurité.

Coudon...

La foule de plus en plus compacte manifestait maintenant son allégresse en chantant des chansons du répertoire patriotique, en scandant des slogans et en agitant des drapeaux.

J'avançais avec peine et je devais jouer du coude pour ouvrir le chemin.

À une intersection, près des ascenseurs, je perçus un mouvement insolite qui attira mon attention.

La foule avait fait cercle autour d'une danseuse costumée en clown qui pirouettait avec une maladresse comique.

En regardant de plus près, j'eus le sentiment d'une présence connue. La danseuse virevolta et, soudain, s'arrêta brusquement en me dévisageant.

Je la reconnus.

Ma Tarée!

Profitant de ma surprise, elle s'enfuit à toutes jambes.

Ma Tarée!

J'en étais sûr!

Dans sa fuite, elle avait perdu le bonnet qui lui couvrait la tête et ses cheveux noirs, ébouriffés, m'indiquaient qu'il n'y avait pas d'erreur possible.

Je me mis à sa poursuite.

J'aurais pu la rejoindre en deux enjambées n'eut été de la foule, qui, prise de panique par l'effervescence soudaine, avait alerté les gars du SSP.

Je parvins tout de même à me faufiler et à attraper la fuyarde au moment même où les forces de l'ordre s'interposaient.

Ils étaient trois!

Trois solides.

Trois déterminés.

Trois armés.

Contre un seul zouave.

Je dus m'arrêter pour leur fournir les explications qu'ils exigeaient.

Je leur exhibai ma carte d'identité en évitant de les insulter comme j'en avais envie. Je leur expliquai brièvement la nature de mes fonctions.

Bien qu'encore méfiants, ils me relâchèrent en me demandant si tout allait bien et si j'avais besoin d'aide.

J'avais besoin qu'on me laisse travailler.

Je le leur dis.

Et qu'on me fiche la paix.

Je le leur dis aussi.

Leur intervention avait favorisé la fuite de la Tarée. J'avais perdu sa trace.

Plus dégourdi que les autres et probablement dans l'espoir que j'évite de mentionner l'incident dans un rapport négatif à leur endroit, l'un d'eux me fournit une information de première importance.

Il m'indiqua que, si les Tarés étaient assujettis comme tous les autres Citoyens à des restrictions sévères de déplacement, ils bénéficiaient de certains avantages propres à faciliter leur travail. Ils jouissaient, entre autres, de l'utilisation exclusive d'un ascenseur — un monte-charge plus précisément — dont l'accès se trouvait à l'écart, dans le corridor arrière adjacent au corridor des autres ascenseurs. 

La Tarée avait dû se faufiler dans cette direction. Si c'était le cas, elle n'irait plus loin maintenant.

La gigantesque porte qui protégeait l'entrée du monte-charge était fermée. J'en réclamai l'ouverture au système de commandes électroniques intégré.

Elle s'ouvrit lentement en glissant vers le haut dans un bruit grinçant de métal lourd.

Et se referma aussitôt derrière moi.

Je l'aperçus au fond du monte-charge, tremblante, recroquevillée, qui essayait de se dissimuler tant bien que mal derrière un tas de matériaux hétéroclites impossibles à identifier.

Elle était en proie à ce qui semblait être un début de crise de nerfs.

Je m'approchai.

Elle se couvrit la figure avec les mains dans un geste de défense.

À la hâte, elle avait commencé à se démaquiller. Seul persistait le fard noir qui lui soulignait les yeux et qui lui conférait un air tragi-comique auquel je ne pus résister.

Je m'esclaffai!

Et mon rire communicatif fit en sorte de détendre l'atmosphère. De la rassurer.

"J'ai peûr, moué. Faut pâ m'toucher, me lança-t-elle dans son langage particulier.

 

— Je vous l'ai déjà dit. Je ne vous veux aucun mal, lui répondis-je d'un ton affable. Je veux simplement vous poser deux ou trois questions et il est nécessaire que j'obtienne des réponses. J'avais l'intention de le faire lors de notre première rencontre au Club de chasse mais nous avons été interrompus par ces deux imbéciles de policiers zélés."

Je m'interrompis pour m'assurer qu'elle me comprenait bien et vérifier si j'avais réussi à dissiper ses craintes injustifiées.

Les craintes des femmes sont souvent injustifiées!

J'avais réussi, crus-je. Je poursuivis.

"Je suis moi-même dans la police et j'ai besoin de réunir certaines informations concernant le Dr. Gall. C'est tout. Et vous pouvez m'aider."

Son expression m'indiqua qu'elle se pliait aux exigences de la situation. J'essayai de la mettre encore plus en confiance.

"Plus vite vous répondrez, plus vite vous serez libre, lui dis-je. Vous connaissiez le Dr. Gall qui fréquentait le Club de chasse...

— Je sé rien! Je sé rien! Lança-t-elle.

— Si vous refusez de collaborer, je me verrai dans l'obligation de vous conduire au quartier général de la Sécurité. Croyez-moi, ce n'est pas un lieu de villégiature.

— Non! non! Si vous plaît! Je sé rien! Je sé rien! Faut d'mander aux autes... au boss.

— Demander au quoi? la questionnai-je, soudain intéressé. Essayez de m'expliquer plus en détail. Que voulez-vous dire?

— Au boss! Au boss! Répéta-t-elle. Moué, je sé rien! Je sé rien!..."

Rien à faire! Je n'en tirerais rien de plus. Elle avait cet air pathétique des gens dépassés par les événements. Il m'apparaissait évident maintenant qu'elle détenait, sans le savoir bien sûr, une partie des informations qui m'intéressaient. Mais je n'aurais pas réussi à la faire parler sans utiliser la force.

Sans utiliser la technique de baise et volée, comme qu’on dit chez les flics.

Et, à cette solution, je ne pouvais me résigner.

Pour l'instant du moins.

Je la pris par la main, délicatement, l'aidai à se relever et lui dis doucement de me "montrer" son boss.

J'avais deviné qu'il s'agissait de son chef de service.

Elle s'approcha du tableau de commande de l'élévateur, manipula des boutons et le lourd véhicule se mit en marche.

Au bout d'un moment, l'isolement aidant et sans doute rassurée par mon attitude dégagée, elle me sourit timidement.

Début de complicité?

J'entrepris de la dévêtir.

Réticente au début, elle finit par participer aussi à la manœuvre. Je me dévêtis à mon tour et je la couchai sur une pile de bâches et de toiles de plastique pour être plus à l'aise.

Son maquillage délavé, son étrange parfum, son langage coloré et à peu près incompréhensible, ses lèvres chaudes, douces. Tout coïncidait pour attiser mon désir.

L'accumulation de ses prétendues anomalies en comparaison avec la perfection inhumaine des Citoyennes avait joué en sa faveur. Ell avait eu un effet certain sur la perception que j'en avais.

Sur la passion qu'elle suscitait en moi.

Pour la première fois de ma vie, j'eus la sensation de faire l'amour véritablement.

L'impression de communiquer avec un autre être.

D'être.

Nous fîmes l'amour plusieurs fois.

Comme si nous ne voulions rien manquer. Aucune caresse.

Comme si nous avions décidé d'un commun accord de ne rien laisser au hasard en ce qui concerne notre plaisir.

De tout contrôler.

Comme si nous avions choisi de nous vider complètement de notre capacité mutuelle de nous faire jouir.

Complètement et définitivement.

Jusqu'à ce qu'on recommence.

Parce que je ne me priverais plus à l'avenir de tels instants, de moments aussi intenses, de satisfactions aussi profondes.

Plus jamais!

 

"Avoir peur d'une armoire à glace, c'est avoir peur de son ombre..."

Chapitre 11

Le monte-charge était maintenant arrivé à destination.

Nous avions atteint les sous-sols de la Cité, à une cinquantaine d'étages sous le rez-de-chaussée. Mon ignorance des lieux m'apparut inexcusable.

Je ne savais pas en effet, qu'il y avait autant d'étages sous terre. Je me promis d'en vérifier le nombre à l'ordinateur central, information qui ne manquerait pas d'y être inscrite.

Un policier ne pouvait tout savoir. Mais là, j'accusais une lacune!

Bien sûr, il était de notoriété publique que dans la recherche d'autosuffisance, les concepteurs de la Cité avaient réservé un certain nombre d'étages — sous terre — à la production d'énergie pour le chauffage, l'électricité et l'oxygène ainsi que pour l'agriculture et l'élevage d'animaux destinés à la consommation des Citoyens.

Le combustible lui-même était tiré d'une nappe de pétrole pratiquement intarissable située directement sous les fondations. La Cité, selon toutes probabilités, pouvait s'effondrer et retourner à ses cendres avant qu'une pénurie ne se fasse sentir.

Le pétrole était pompé directement dans une raffinerie. Il était ensuite dirigé vers d'immenses fournaises et de gigantesques turbines qui fournissaient tout le confort et le bien-être à l'édifice et à ses habitants.

Le rendement de ces machines était réglé comme une horloge et l'entretien ne requérait qu'un minimum de Citoyens techniciens.

L'agriculture et l'élevage avaient évidemment bénéficié des plus récentes innovations de la technologie. L'exécution de ces tâches incombait aussi à des Citoyens spécialisés.

Les travaux plus simples, je le savais maintenant, avaient été confiés aux Tarés.

À l'étage des Services d'entretien, il y avait aussi un entrepôt. On y trouvait un nombre incalculable d'outils et de machines nécessaires pour effectuer tous les travaux de réparation mineurs ou majeurs à l'édifice, à ses structures ou à ses composantes.

C'est à cet étage que le monte-charge s'arrêta. La porte du véhicule s'ouvrit enfin pour nous permettre de quitter ce transporteur inconfortable. J’abandonnai ma compagne après avoir exigé qu'elle me remette un plan détaillé du plancher. Elle le griffonna laborieusement sur une feuille de papier huileux trouvé par terre.

Elle m'avait aussi indiqué le meilleur chemin à suivre pour trouver son fameux boss.

En débouchant d'un corridor, j'arrivai à un vaste emplacement dont l'immensité était soulignée par l'absence de murs. De l'autre côté de cet entrepôt, je devais trouver ce que je cherchais, m'avait assuré la Tarée.

Effectivement, après avoir suivi un dédale quasi inextricable de chemins qui serpentaient à travers un amoncellement incroyable de matériaux, d'outils et de machines, je parvins à une sorte de hangar d'où émergea un homme à la mine patibulaire.

"Qu'est-ce tu fa icitte, toué?" s'enquit l'homme d'une voix rude.

Je m'approchai d'un pas décidé. Il perdit son arrogance.

 C'était mieux ainsi!

 C'était mieux pour lui!

Au point où j'en étais, je n'avais plus l'intention de me laisser impressionner par qui que ce soit.

Encore moins par un Taré.

Je déclinai mon identité et la nature de mes fonctions et je lui spécifiai le but de ma visite.

Il m'assura qu'il connaissait le Dr. Gall mais se refusa à me fournir d'autres détails.

Je commençais à perdre patience. Si ce crétin refusait de me parler, je lui en ferais voir de toutes les couleurs.

Il ne se reconnaîtrait plus dans un miroir.

Je le lui dis.

Sans ménagement.

Il mit alors les doigts dans la bouche et siffla pour réclamer de l'aide.

Quatre individus surgirent de l'ombre et, sans crier gare, se ruèrent sur moi. Ils s'étaient sans doute cachés en attendant un signal du boss.

Signal d'alarme.

Signal de larmes.

Ils me rouèrent de coups.

De pieds et de poings.

Je ne perdis pas connaissance pour autant.

Quelques instants plus tard, je me retrouvai ficelé à une chaise avec les costauds qui me dévisageaient comme des bêtes féroces et le boss qui prenait la parole en les congédiant.

"J'peux m'occuper de lui tout seul. Retournez à votre travail," leur dit-il. Puis, s'adressant à moi: "écoute-moué ben, toué. Moué chus Roger. C'é moué l'boss, icitte. On veut pâ d'troubes. Si tu promets de t'en aller, j'te détache pi y t'arrivera rien. O.K. ? Sinon...

— Sinon?

— Sinon?...Sinon?... J'sé pâ...

— Bon! D'accord! J'accepte! Je ne causerai pas de troubles, comme vous dites. Détachez-moi. Je partirai."

Essentiellement, un policier est toujours doté d'un caractère sibyllin. Il est à la fois flic, gendarme (ce n'est pas la même chose) et un peu voleur, procureur, juge et partie en même temps, geôlier, redresseur de torts, défenseur de la veuve et de l'orphelin, etc.

Surtout de la veuve!

Beaucoup de responsabilités pour si peu d'intelligence!

J'en sais quelque chose!

Je suis flic!

Même si je n'aime pas ça!

Et, quelques fois, je dis bien quelques fois, un flic c'est un bourreau de travail.

Plus souvent qu’autrement, c’est un bourreau tout court.

Mais c'est avant tout un traître.

Et çà, ça n'a rien de sibyllin.

Mon poing non plus n'avait rien de sibyllin lorsqu'il frappa Roger à la gorge au moment où il me libérait de mes liens.

Il le faucha sans équivoque.

Quelques minutes plus tard, il se retrouvait lui-même ficelé les mains dans le dos, debout sur une chaise, avec une corde passée autour du cou. J'avais aussi glissé la corde par-dessus une poutre au dessus de lui et j'avais attaché l'autre bout à une colonne. Il était proprement pendu. Lorsqu'il bougeait, la corde se resserrait.

Comme on le voit, il n'y avait rien de sibyllin là non plus!

C'était très clear comme situation!

Comme disait l’autre

"Pendant que vous réfléchissez à votre position précaire, vous allez répondre à une ou deux questions. Je ne vous demande pas beaucoup de choses. Je veux seulement savoir s'il y a une relation entre le Club de chasse, les pigeons et le travail du Dr. Gall comme j'en suis persuadé."

Roger se retourna pour demander de l'aide à ses hommes de main mais ils étaient déjà loin. Je donnai un violent coup de pied à la chaise et celle-ci faillit basculer.

Convaincu — vaincu, mettons — il se mit à raconter, cette fois avec force détails.

J'écoutai.

Dans le cadre de ses nombreuses fonctions et responsabilités et dès ses premières interventions à la Cité, le Dr. Gall avait été confrontée à un problème majeur dont l'issue pouvait mettre en péril les fondements même de la Cité et son Plan Global.

En effet, malgré sa très grande autonomie, la Cité dépendait de l'extérieur pour la collecte des ordures ménagères et des déchets dont certains pouvaient s'avérer toxiques.

Au moment où l'on avait mis au point le programme de régénération des cellules et au moment où la Cité avait décidé de limiter l'accès en ses murs, le problème des déchets avait pris une acuité soudaine qui demandait une solution rigoureuse, drastique et finale.

Le Dr. Gall avait été chargée de trouver cette solution.

Celle-ci avait donc rencontré les édiles de la Métropole d'en bas. Forts des pressions orchestrées par les groupes contestataires de nouveau réorganisés, ces derniers avaient décidé de refuser tout compromis avec le gratte-ciel.

"Ou la Cité ouvre ses portes et se comporte comme un payeur de taxes respectueux des lois — depuis un bon moment, la Cité omettait systématiquement de payer ses comptes, notamment ceux relatifs à la collecte des déchets — ou elle pourrit dans ses ordures et sa merde, la Ville ne lui offrant plus aucun service. 

Telle avait été la déclaration officielle.

En présentant cet ultimatum des autorités de la Ville au Comité d'administration de la Cité, le Dr Gall avait aussi offert sa solution.

La Cité étant complètement autonome sauf pour ses déchets, elle avait proposé de murer définitivement toutes les issues de l'édifice, c'est-à-dire toutes les portes, fenêtres et autres ouvertures qui permettaient un contact avec l'extérieur.

Ce n'était rien de moins qu'un pied de nez à la Métropole, à sa population de contestataires et à ses représentants fantoches.

Pour ce qui est des déchets, il suffisait de les transporter sur le toit et de les précipiter par-dessus bord au grand dam de la population d'exaltés d'en bas et de ses leaders désobligeants.

La solution avait été adoptée à l'unanimité et les travaux avaient été exécutés rapidement. D'autant plus qu'ils s'inséraient parfaitement dans le programme d'armement de certains étages déjà en cours à l'époque.

Après plus d'un an de menaces verbales et constatant l'ampleur du tas de détritus qui s'accumulaient de jour en jour, la Métropole capitula. Surtout que la vermine avait envahi le site pour l'habiter en permanence.

Exactement comme la Cité.

Une image effrayante.

Une image insupportable.

Un miroir du gratte-ciel.

De plus, les effluves de putréfaction qui en émanaient étaient devenus dangereux pour la population d'en bas alors qu'ils n'incommodaient en rien les Citoyens barricadés dans leur confort douillet.

Un beau matin donc, un hélicoptère se posa sur le toit de la Cité où se tint une rencontre "au sommet" entre les dirigeants et les hauts dignitaires de la Métropole.

Un protocole d'entente fut alors signé dont la majorité des dispositions, sinon toutes, allaient à l'encontre des intérêts des métropolitains.

La Ville offrait gratuitement à la Cité un emplacement pour l'enfouissement des ses ordures. Elle s'engageait de plus à en défrayer les coûts du transport par camions.

Ayant par ailleurs voulu aussi négocier l'enlèvement de la montagne de détritus déjà accumulés, les représentants de la Ville se firent certifier que la Cité ne subissait aucun inconvénient relatif à cette situation et que, en conséquence, elle s'en désintéressait totalement.

Malgré cette gifle sans équivoque, les hauts dignitaires décidèrent de signer le traité pour en finir au plus vite avec cette situation et pour éviter un affrontement direct avec l'horrible building.

À l'intérieur des murs de la Cité cependant, cette victoire apparente fut considérée comme un échec partiel, inscrit comme tel au dossier du Dr. Gall.

En effet, celle-ci avait présenté une solution qui laissait la Cité avec un sérieux talon d'Achille. Le problème avait certes été résolu mais au détriment de sa totale autonomie et, partant, de sa sécurité: pour évacuer les déchets, il fallait désormais conserver une issue ouverte au niveau des premiers étages d'où pouvait surgir la menace à tout moment.

Pour tenter de minimiser les séquelles de son impuissance à trouver une solution finale, le Dr. Gall avait suggéré de créer un groupe d'individus de seconde classe qui ne bénéficieraient pas des mêmes avantages que les autres Citoyens.

Ces derniers seraient recrutés à l'extérieur et obligés de vivre à la Cité dans des locaux spéciaux, sous surveillance constante. En leur garantissant toute la protection offerte aux Citoyens on pouvait, avait-elle avancé, s'assurer de leur loyauté à peu de frais, sans même leur donner accès aux autres programmes.

Ils s'occuperaient de tâches jugées trop ingrates pour les Citoyens, entre autres la collecte des ordures qu'ils devraient évacuer vers l'extérieur par la seule issue disponible.

Ils seraient les seuls autorisés à sortir et à respirer l'air sans protection et ce, uniquement dans le cadre de leurs occupations.

Leurs allées et venues seraient sévèrement contrôlées et leur présence en certains endroits ne serait que partiellement tolérée.

À défaut de mieux, les autorités avaient accepté le compromis Pour leur part, les Citoyens avaient pris l'habitude de considérer ces marginaux comme une race à part.

Comme des dégénérés.

Comme des tarés.

Ils les surnommaient d'ailleurs "les Tarés".

Roger s'interrompit pour reprendre son souffle.

Je tirai sur la corde.

Un petit coup sec.

Question de ne pas perdre son intérêt.

Lui faire comprendre qu'il était une marionnette.

Pendu comme il l’était, il le compris vite.

Je voulais lui montrer aussi qui manipulait les ficelles.

Mais, en fait, l'émotion se lisait sur son visage. Il venait d'avouer qu'il n'était pas lui-même un Citoyen.

Qu'il était un Taré.

Il n'en avait pas honte, semblait-il.

Loin de là!

Il ne faisait que constater un fait indéniable... et il l'avouait.

Simplement.

Il était un Taré!

"Continuez, lui dis-je.

— Waô! Waô! Bonhomme! me répondit-il, dans son langage truculent. Prends ton huile, mononque! Faut que j'respire, moué, des fois!"

Il poursuivit son récit truffé d'expressions aussi bizarres que colorées dont je ne comprenais pas toujours la signification.

Mais rien du sens de son discours ne m'échappait.

À la suite de la désertion d'un couple de Tarés, le Dr. Gall avait voulu taire cet élément capital d'information au Comité central d'administration. Et, pour éviter une hémorragie éventuelle de fuites toujours possibles à la suite d'un premier succès, elle s'était mise à la poursuite des évadés avec la complicité d'un autre Taré devenu son agent de renseignements. Elle lui avait promis en récompense l'intégration au programme de régénération des cellules.

Sans consulter préalablement les autorités.

Pour ce faire, elle avait organisé un simulacre d'évasion qui devait permettre à son espion de sortir sans se faire repérer, de trouver et de convaincre les déserteurs de rentrer au bercail. En cas de refus, l'agent du Dr. Gall avait le mandat d'éliminer ces derniers sans autre forme de procès.

L'espion devait en tout temps informer le Dr. Gall de ses déplacements et du progrès de ses recherches pour mettre la main au collet des fugitifs.

Dans cette perspective et pour éviter que l'affaire ne s'ébruite, ils avaient utilisé un système de communication original qui évitait d'emprunter les techniques habituelles trop risquées.

Les pigeons. 

Roger termina son récit en affirmant qu'il n'avait rien à voir avec la mort du Dr. Gall et que ni lui ni ses hommes n'avaient intérêt à sa disparition.

"Il pouvait s'agir d'une vengeance, lui dis-je. Vous, les Tarés, vous pouviez lui tenir rigueur d'avoir fait de vous des individus de second ordre.

— Non! Non! répondit-il. A nous aimait ben, la docteure. C't elle qui nous soignait quand on était malade. Parsonne ne lui en voulait.

 — Bon d'accord. Ce sont des informations de premières importances que vous m'avez données, croyez-moi. Pourvu que vous m'ayez tout dit...

— ..On vous a tout dit.

— Très bien. Je vais partir maintenant.

— Vous allez me détacher?

— Oui! Mais avant, dites-moi où se trouve cette fameuse issue qui permet de sortir à l'extérieur.

— Il faut vous rende au premier sous-sol. Vous n'avez pas le droit d'y aller.

 — Merci pour la mise en garde mais ce n'est pas ça qui m'en empêchera. Je n'ai pas l'intention d'utiliser cette porte ni même de m'en approcher. Cependant, c'est l'une des pièces du puzzle qui, ajoutée aux autres, me permettra de disposer d'une vision plus globale des événements au moment où je parviendrai à résoudre l'énigme et à trouver le ou les coupables du meurtre du Dr. Gall."

Dès le début, j'avais été convaincu d'être en présence d'un groupe de conjurés dont les actions insidieuses menaçaient directement la sécurité de la Cité.

Comme quoi on peut se tromper.

Comme quoi la réalité n'est pas toujours conforme à l'image que l'on s'en fait.

Comme quoi une image peut être déformée à tel point qu'elle n'est plus l'ombre d'elle-même.

Malgré mes premières impressions, la sincérité de Roger ne faisait pas de doute.

Ses précisions m'avaient fait changer d'opinion.

Sur lui et sur son groupe.

Sur les Tarés.

Et, selon toutes probabilités maintenant, je ne trouverais pas le coupable chez ces gens-là.

Bien que l'on soit toujours coupable de quelque chose.

Tiens! Le flic en moi qui refait surface!

 

"La télévision est aussi un miroir de la Société..."

 

Chapitre 12

Après toutes ces péripéties et encouragé par toutes ces nouvelles données, je décidai qu'il était temps maintenant d'avoir une conversation sérieuse avec le directeur de la Sécurité.

Mon patron!

Mon boss!

Chez lui!

À son domicile!

Pour l'insécuriser! Pour le forcer lui aussi à me dire la vérité!

Toute la vérité!

Rien que la vérité!

Je l'jure!

Il allait me la dire!

Coûte que coûte!

J'utilisai encore le monte-charge, un véhicule plus lent mais plus sécuritaire, et je débarquai sans encombre au 138e étage, dans un corridor isolé à l'arrière des ascenseurs.

C'était un étage où régnait un luxe prétentieux et où le kitsch avait autant sa place que le postmoderne dans l'architecture et l'ameublement.

Bel agencement, non, puisque le postmoderne est un peu le kitsch de l'avenir.

L'accès à l'étage avait été placé sous étroite surveillance et il fallait montrer patte blanche pour y accéder. Le monte-charge m'avait dispensé de ces formalités.

Je n'avais surtout pas l'intention de m'identifier ni même de signaler ma présence ici maintenant.

Évidemment, je savais que mon passage serait enregistré par les caméras. Mais les bandes vidéo n'étaient visionnées qu'en cas de nécessité.

Comme j'avais l'intention de pénétrer chez le directeur par effraction, on connaîtrait éventuellement tous les détails de mon coup de force.

Après coup.

Empruntant toujours des corridors secondaires, je parvins à sa porte.

Contrairement à ce qu'avait affirmé Roger, tous les étages n'étaient pas privés systématiquement d'ouverture vers l'extérieur. Ici, par exemple, la lumière pénétrait à grands jets par de larges fenêtres panoramiques, inondant les murs et créant une ambiance...comment dit-on déjà? Chaleureuse.

Bonjour l'ambiance!

Je m'arrêtai.

Je pris le temps de contempler un véritable coucher de soleil dont l'éclat était tamisé par des stores laminés qui en sculptaient les lueurs fauves pour les fixer momentanément sur les murs.

Comme si une Terpsichore sidérale, dotée de pouvoirs maléfiques, avait décidé de suspendre le mouvement, la vie, par une danse langoureuse dont la chorégraphie sensuelle, presque physique, dominait totalement l'instant.

Lâcheté passagère?

Je m'arrachai à cette contemplation.

Un travail sérieux m'attendait, qui n'admettait pas de faiblesses passagères!

J'avais prévu forcer l'entrée de la résidence du directeur mais en posant la main sur la poignée de la porte, je réalisai que cette dernière n'était pas verrouillée.

J'ouvris avec précaution.

À l'intérieur, il y avait de la musique et des voix.

Une conversation feutrée provenait d'une pièce donnant sur le hall d'entrée.

Fallait-il changer de programme?

Je m'approchai.

Avant de modifier mes plans, je voulais au moins jeter un coup d'œil.

Au point où j'en étais, autant continuer.

La chance m'avait oublié. Le directeur était chez lui.

Seul.

Il était allongé sur un divan et se livrait à un travail de masturbation assez efficace, semble-t-il, qui devait le conduire dans des extases dont lui seul pouvait connaître les limites.

Rien d'extraordinaire à cette activité pratiquée couramment par les Citoyens. Hors des cycles sexuels avec partenaires, ils trouvaient dans cette occupation une soupape à la tension, au stress.

Et ils s'y livraient sans fausse honte.

Ils utilisaient habituellement la télévision comme moyen de mise en situation.

L'appareil offrait un choix de programmation régulière et de films propres à satisfaire tous les goûts

Et il était relié à l'ordinateur central.

Doté de toutes les coordonnées physiques de l'utilisateur, l'ordinateur permettait de substituer l'image de ce dernier à celle de l'acteur ou de l'actrice en vedette ou de tout autre personnage au choix dans la programmation. L'utilisateur prenait ainsi la place du personnage choisi et apparaissait lui-même à l'écran jouant le rôle de ce dernier en s'intégrant directement au scénario.

Au tout début, la télévision avait été utilisée comme un outil pédagogique, comme instrument de développement intellectuel et social. Cependant, depuis un bon bout de temps, le contenu subliminal de sa production n'avait d'autre but que d'inhiber, d'endormir ou d'émasculer le public.

Elle permettait les échanges d'idées, certes!

Mais les idées convenables seulement.

Télévision d'État?

Les idées sans grandes substances.

Télévision d’été!

Les idées politiquement correctes.

Télévision d’éthyle!

Qui ne mettaient jamais son mandat en doute.

Télévision d'étau!

Avec des commentateurs qui parlent tout le temps.

Sans rien dire pour autant.

Télévision d’étuve!

Sur l'écran maintenant, l'image substituée du directeur se livrait à une scène d'amour avec la covedette d’un film ou d'un téléroman à la mode, dont le talent ne pouvait en aucun cas entrer en compétition avec ses formes généreuses. Rebondies

Synthétiquement.

À la télévision, ça ne paraît pas.

Pas du tout!

Pendant ce temps, toujours couché sur le divan et les yeux fixés sur sa performance d'acteur, le directeur se menait à deux mains au plus profond retranchement de la jouissance.

Comme s'il se masturbait devant un miroir.

Je n'avais pas envisagé sa présence chez lui. En fait, je n'avais d'autres intentions que de fouiller ses dossiers.

Celui du Dr. Gall, entre autres.

Il était trop tard pour bien faire.

Trop tard pour reculer.

Je décidai de l'affronter.

"Que voulez-vous? me demanda-t-il d'un ton violent. Avez-vous pris rendez-vous? Je ne reçois que sur rendez-vous. On n'a pas le droit d'entrer chez les gens sans prévenir. (Il rajustait ses vêtements) Vous...vous me dérangez.

— Non! Monsieur le directeur! Je n'ai pas de rendez-vous," lui répondis-je avec autorité.

Je n'allais tout de même pas m'excuser.

Tout de même.

 "Monsieur le directeur, poursuivis-je. Les informations que j'ai recueillies concernant le Dr, Gall nécessitent des précisions que vous allez me fournir. Je ne sortirai pas d'ici avant d'avoir obtenu satisfaction. Par exemple, savez-vous que le Dr. Gall avait personnellement mis sur pied un complot visant à faire évader un Taré à l'insu du Comité d'administration?"

Il me dévisagea, surpris.

Inquiet même.

"Personne à la Cité sauf moi — et vous maintenant — n'est au courant de cette opération. En avez-vous parlé à quelqu'un d'autre?

— Non! Bien entendu!. J'en ai discuté avec le Taré qui m'a livré l'information. Un dénommé Roger qui ne...

— Et que vous a-t-il dit d'autre, ce Roger?

— Il m'a tout raconté. De la désertion du couple de Tarés à la solution envisagée par le Dr. Gall et son complice pour les récupérer, sans oublier son système ingénieux de communication avec l'extérieur à l'aide des pigeons.

— Bon! Bon! Je vois! Vous Avez bien travaillé. Je vous félicite. Vous savez tout maintenant. Sauf certains détails essentiels pour saisir toutes les subtilités de la situation — de VOTRE situation."

Il expliqua lui aussi.

Il était mieux.

S'il voulait vivre heureux jusqu'à la fin de sa vie.

Jusqu’à la fin de sa vue.

"Au cours des dernières années de son existence, le Dr. Gall en était venue à la conclusion que les Tarés pouvaient être utilisés à d'autres fonctions, à d'autres tâches, malgré certaines lacunes intellectuelles évidentes. Dans son raisonnement, elle avait soutenu que ces derniers étant autorisés à sortir, ils pouvaient aussi servir d'espions pour la Cité en se mêlant à la population de la Métropole. C'était une opinion que je n'avais pas partagée et je m'y étais opposé à titre de directeur du SSP. Et c'est la raison pour laquelle elle avait caché la vérité au moment où elle s'était livrée aux premières expériences d'insertion d'un couple de Tarés. En fait, le Dr. Gall avait soigneusement préparé ces deux premières évasions, même si elle prétendait le contraire."

Il remplit un verre d'un breuvage contenu dans une carafe, le but d'un trait et continua.

Pas bien élevé, le directeur.

Il aurait pu en offrir.

Je mourais de soif, moi!

"Au moment d'expédier le troisième Taré en mission de récupération, elle avait inscrit une demande d'autorisations à l'ordinateur central, pour lui et pour d'autres espions, autorisations qui lui avaient été refusées. Elle avait omis de fournir les données concernant l'expérience en cours avec les deux premiers Tarés. C'est donc sous de fausses représentations qu'elle avait tenté de tromper ma vigilance. Puis le couple de fugitifs était finalement revenu à la Cité sans que personne ne soit au courant des résultats de l'expérience, sauf elle. Désirant poursuivre ses recherches d'insertion malgré plusieurs refus des autorités, le Dr. Gall avait organisé la fuite du troisième Taré en s'assurant qu'il demeure à l'extérieur jusqu'à ce qu'elle-même aille l'y rejoindre avec d'autres individus du même groupe."

N'y tenant plus, j'attrapai la carafe et je bus une bonne rasade à même le goulot. Surpris, le directeur n'en laissa cependant rien paraître.

C'était du vin!

Mieux que rien!

"Le Dr. Gall, poursuivit-il, avait manqué gravement à l'éthique professionnel. Elle était aussi en violation flagrante avec la sécurité de la Cité et les principes du Plan Global. Non seulement avait-elle échafaudé toute une stratégie pour sortir de la Cité et fuir à tout jamais mais elle avait aussi convaincu un certain nombre de Tarés de la suivre dans sa traîtrise. S'ils réussissaient à s'implanter dans la population de la Métropole et s'ils finissaient par comprendre que les Citoyens leur avaient toujours causé des préjudices graves en leur refusant une vie à part entière à la Cité, ils pouvaient devenir une menace sérieuse en cherchant la vengeance. C'est le point de vue que j'avais soutenu."

Il arrêta sa narration. Il voulait savoir si j'avais bien compris toute la portée de son exposé.

J'avais bien compris.

Je le lui dis.

"En somme, pour protéger la Cité — et pour protéger votre réputation avant tout — vous avez décidé d'éliminer le Dr. Gall, tuant ainsi dans l'œuf toute tentative de laisser des Tarés réintégrer la population du dehors.

— Ce n'est pas exact. Voyez-vous, mon cher Lauzaire, l'expérience du Dr. Gall se poursuit au moment où je vous parle. En effet, après analyse des différentes phases de son projet, j'en suis venu à la conclusion que si les Tarés étaient dirigés et suivis avec fermeté, ils pouvaient effectivement être utiles à la Cité en évoluant à l'extérieur.

— Vous avez tué le Dr. Gall et vous avez volé son projet pour en tirer toute la gloire. C'est bien ça?

— Vous vous trompez encore. S'il est vrai que je me suis accaparé des travaux du Dr. Gall, il est par contre faux de prétendre que je l'ai tuée parce que c'est VOUS, monsieur Lauzaire, qui l'avez assassinée. Samantha Gall est morte depuis plus de deux ans. Elle a été battue à mort dans l'un de ses bureaux d'une des cliniques médicales où elle travaillait alors que vous y séjourniez vous-même.

— Vous savez parfaitement bien que je n'ai pas tué le Dr. Gall.

— Ça n'a pas d'importance! Que vous l'ayez tuée ou non, vous ne réussirez jamais à convaincre personne de votre innocence. Même si vous parliez. Même si vous rapportiez le contenu de cette conversation, ce serait votre parole contre la mienne. Vous n'êtes pas de taille à vous attaquer à ma réputation tandis que la vôtre est sérieusement entachée!"

Il avait raison!

 

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