Rumeurs de morts

Par : Marc Lessard

 

Ce roman est une fiction et tous les personnages qui s’y côtoient sont imaginaires.

 

Je tiens à remercier Patrick Ropars ainsi que le Dr. Gilbert Gauthier pour leur amicale complicité sans laquelle certains crimes et/ou meurtres n'y auraient peut-être jamais été commis. C'aurait été bien dommage !

M. L.

 

À moi !

 

 

Tu peux entrer si tu veux, qu'elle lui dit, hospitalière.

– Yeah ! Why not ! You know, jé né parlé pas bécoup lé francé but si you parlé slowly, jé pouis all comprindre, okey? qu'il lui répond laborieusement.

Ça fait plus de trois mois déjà qu'il sillonne les routes de la province, en tentant d'amadouer la langue des autochtones qu'il trouve compliquée et dont le débit est beaucoup trop rapide à son goût. Pour payer ses déplacements, il vend de petits articles et accessoires en cuir aux bons samaritains qui le prennent en stop ou aux passants sur la rue, quand il traverse une ville ou un village. Il confectionne ces objets à la main avec des outils de fortune mais ça donne un assez bon résultat.

Ça fait " artisanat ".

Il y a déjà un bout de temps qu'il erre à l'aventure au gré de sa fantaisie, ivre de liberté. Il a déjà traversé toute la côte est des Etats-Unis, du sud au nord, et découvre, au jour le jour, de nouvelles régions au Québec. Il couche la plupart du temps, au hasard, à la belle étoile. Chez de rares amis de passage, quelquefois.

Et cette girl ce soir l'a approché sous prétexte de jeter un coup d'œil sur ses masterpieces. Il a aussitôt détourné la conversation sur un sujet plus intéressant, sentant qu'il ne lui est pas indifférent. Elle s'est montrée plutôt réceptive à son approche, la girl, avec ses airs de nymphette énamourée, ses yeux de velours et son sourire à la Madona.

Elle l'invite à entrer.

Il peut bien se l'avouer, ça fait quelque temps déjà qu'il en a marre de sa liberté qui le laisse trop souvent... libre, c'est-à-dire seul. S'il peut se mettre cette babe sous la dent all night long et lui montrer ce dont an all-american boy est capable. S'il peut sauver l'honneur de la nation. S'il peut lui foutre l'oncle Sam dans les mains ou ailleurs, il lui fera voir 50 étoiles and a few banners à la little broad...

Sans plus de préambule, il lui saute dessus et entreprend de la déshabiller. Elle ne résiste pas et semble même prendre part à la manœuvre rendue difficile par l'exiguïté des lieux.

Au bout d'un certain temps cependant, il sent confusément une certaine réticence. What's wrong? Don't know. Don't care. Ne désirant pas laisser en plan une entreprise à laquelle il a déjà consacré trop de temps, il s'apprête à lui signifier que rendue à ce stade-ci, elle a déjà dépassé le point de non-retour, the bitch, et qu'elle est mieux de se décider. Sinon ,il se passera de son approbation.

Mais les yeux de velours sont devenus des éclairs de feu. Son sourire s'est transformé en une grimace qui n'a plus rien d'attirant. For God's sake ! elle bave...

Elle prononce un mot qu'il ne comprend pas. The bitch must be swearing.

Soudainement, avec rage, elle le frappe dans le cou, à toute volée, à l’aide d’un objet en acier inoxydable.

Vlan !

Il porte la main à la blessure d'où le sang gicle dru, à la mesure de ses pulsations cardiaques. La folle est déchaînée. Et même s'il tente de se protéger du mieux qu'il peut, il ne parvient pas à éviter les coups.

Vlan ! Vlan ! Vlan ! Vlan !

Enfin, elle s'arrête, à bout de souffle. Trop tard pour lui qui a perdu le sien en même temps que tout sons sang.

Définitivement.

Drop dead, Fred !

 

Chapitre 1

Il pleut !

 

Chapitre 2

– Commence avec les oignons et l’ail, dit Cook.

– Combien? demande l’autre.

– Épluche tout c’qu'il y a !

– Des carottes?

– Des carottes, du céleri ! Tout, j’te dis !

– Des piments...

– C’pas des piments, c’sont des poivrons ! Des poivrons verts.

– Okey ! Et des navets aussi?

– C’sont pas des navets, c’sont des rutabagas ! Épluche tout ! Des pommes de terre aussi. Tous les légumes...

– Si c’est pas des navets, l'interrompt l'autre, pourquoi vous appelez ça du navarin d’agneau, d'abord? Me semble que du navarin d'agneau ça se fait avec du navet, non?

– Écoute ! Ou tu m’donnes un coup de main, tu fermes ta gueule et tu travailles, ou bien j’demande à quelqu’un d’autre. Toi, t’iras manger ailleurs. J’ai pas le temps d’répondre à tes questions. J’suis déjà en retard. Y z-aiment pas ça, eux autes, quand on est en retard. Y sont pauvres mais y z-ont encore une fierté. Et, surtout, y z-ont faim ! Y z-ont toujours faim d’ailleurs...

– Okey ! Okey ! C’est pas nécessaire de pogner le mors aux dents. J’voulais juste savoir. Pourquoi pas du bœuf? Y doivent pas aimer ben ben ça, de l’agneau, non?

– D’abord, c’est pas de l’agneau, c’est du mouton. On dit navarin d’agneau pour... pour donner un peu de classe à ce ragoût-là. Le navarin, ça s’fait avec de l’agneau... ou du mouton quand on n’a pas d’agneau. Pas avec du bœuf. Pour l’instant, c’est tout ce que j’ai. Du mouton. Si j'avais eu du bœuf, j'aurais préparé un bœuf bourguignon. Si y z-aiment pas mon navarin, c’est pas mon problème. Et, le rutabaga, c’est un légume qui a un goût prononcé. Bien meilleur avec du mouton. C’est un légume qui est très nourrissant. Et quand on ne paye pas c'qu'on mange, on ne lève pas le nez dessus. On n’fait pas la fine bouche. De toute façon, y a jamais personne qui s’est plaint. Y a jamais personne qui a refusé de manger jusqu’à maintenant. Alors...

Cook n’est pas de bonne humeur aujourd'hui. C'est difficile à percevoir à première vue parce qu'il ne sourit jamais. Et il bougonne sans arrêt.

De nature taciturne, on l'apprécie pourtant à sa juste valeur comme chef de cuisine. C’est une personnalité qui gagne à être connue, comme on dit. Parce que de prime abord, le personnage paraît plutôt rébarbatif. Avec sa corpulence de débardeur, un ventre proéminent, des mains larges comme des planches à pâtisserie qui battent au vent au bout de longs bras en arceaux, on dirait un arbre bien enraciné et bien intégré dans son environnement immédiat. Mais réfractaire à tout ce qui ne le concerne pas personnellement. Avec ses cheveux en broussaille, noirs et gris aux tempes, une barbe – noire aussi – où commencent à germer quelques épis de blanc et surtout, avec son regard noir où on ne discerne jamais la moindre émotion, on dirait aussi l'épouvantail à corbeaux du Wizard of Oz.

Mais quand on le connaît, on sait qu'il n'épouvante que les épouvantés d'avance.

Dans son métier cependant, on ne peut le prendre au dépourvu. Il possède tous les trucs et toutes les astuces qui lui permettent de créer un chef-d'œuvre culinaire à partir de rien. Pas un artiste, non ! Un artisan de génie.

Malheureusement hier, il s’est blessé en dépeçant une carcasse de viande, gracieusement offerte par un généreux boucher.

Tous les lundis, à longueur d’année, Cook fait le tour des commerçants du quartier – la tournée des amis comme il dit – qui trouvent toujours le moyen de lui refiler des surplus, la plupart du temps des denrées invendues au cours de la semaine précédente.

De la viande, des légumes, des pâtisseries. Des boîtes de conserve aussi. Cook prend tout. Accepte tout. Demande tout quand on ne lui donne rien. Exige tout quand on lui refuse. Avec insistance et surtout avec cette balourdise paysanne et attachante – gros nounours mal sucé, qu’on dit de lui en riant – qui fait qu’on ne peut rien lui refuser.

Et Cook reçoit tout. Sans même dire merci. Sans même sourire.

Les denrées ne sont pas toujours de première qualité, de première fraîcheur. Mais, bon ! avec une bonne cuisson en sauce – il prépare habituellement des ragoûts – et avec beaucoup d’épices dont lui seul a le secret – de l'ail entre autres, beaucoup d'ail – le tout finit par prendre de la couleur et de la texture. Le tout devient présentable. Le tout devient mangeable.

Et souvent – généralement même – agréable.

On en redemande. On se bouscule souvent pour un deuxième service.

Surtout qu’il affuble ses plats des noms prestigieux ou exotiques que l’on retrouve habituellement au menu des grands restaurants : navarin d'agneau, bœuf bourguignon ou à l'ancienne, blanquette de veau ou de porc, civet, zarzuela, goulasch, etc.

En fait, beaucoup de connaisseurs ne jurent que par la viande faisandée. La viande qui a assez vieilli pour livrer toute sa saveur. Tous ses sucs. Toute sa quintessence.

C’est une question de goût !

Cook, lui, jette une bonne quantité de thym, de romarin, de cumin et de poivre de Cayenne dans la recette. Dans toutes ses recettes. Ce qui fait que sa cuisine a un goût relevé uniforme que l’on reconnaît facilement à la première bouchée. Un goût auquel on s’habitue. Jamais de surprise. Ce n’est pas de la gastronomie – il n’a pas cette prétention – mais c’est bon. C’est, comment dire? standard. Son navarin d’agneau et son bœuf bourguignon ont déjà acquis une réputation. Surtout pour le nombre de fois qu’ils ont figuré à son menu.

On leur trouve un petit goût maison pas piqué des vers.

Pour leur part, les bénéficiaires de l’Auberge n’ont pas le choix. N’ont rien à dire. Ou bien ils mangent ce qu’on leur offre ou bien ils jeûnent jusqu’au prochain repas. Qui sera la réplique à peu près exacte de celui qu’ils viennent de refuser. Qui aura le même goût, il va sans dire.

Quand on est itinérant, on ne peut pas... aller n’importe où. On ne peut pas choisir. La liberté, c’est faire un choix. Un seul. La liberté, c’est choisir...de ne plus jamais rien choisir.

Cook aujourd’hui ne cuisine pas.

Pas vraiment.

Pas comme d’habitude.

D’habitude, il s’occupe de tout, d’a jusqu’à n, en ce qui concerne le navarin d'agneau, entre autres.

Aujourd’hui, il ne fait que saisir la viande dans deux immenses fait-tout en aluminium. Il ajoute aussi les épices. Le restant de la cuisson sera assuré par le bénévole qu’il vient tout juste de recruter dehors, affalé sous un porche voisin pour s’abriter de la pluie.

Cook l’a nommé d’office. À l’office.

Ça contrarie l’ex-affalé en question, qui aurait préféré rester affalé. Bien que la pluie...

Ça contrarie Cook aussi.

Qui n’aime pas dévoiler ses secrets de cuisine.

Comme il est blessé – éclopé, comme ils disent – il n’a pas le choix.

Il a, en effet, la main couverte de bandages, un pansement qu’il s’est confectionné lui-même et qu’il réussit à faire tenir à l’aide d’une bande velcro récupérée sur un vieux vêtement.

Ce n’est ni appétissant ni très propre. Ni même recommandé pour faire la bouffe à des invités. Fussent-ils pauvres. Aussi ne travaille-t-il que de sa main libre et, ma foi, il s’en tirerait assez bien si ce n’était de son " aide " qui lui tape sur les nerfs avec toutes ses questions et ses réflexions.

Et il fait chaud, collé aux chaudrons ! Cook sue à grosses gouttes, dans son sweat suit bleu marine, avec des rayures blanches aux encolures.

Ainsi sweat-il !

Avec les oignons qui rissolent, la viande, les épices et les autres légumes ajoutés, l’Auberge est maintenant envahie par une bonne odeur de maison de campagne. Une senteur de résidence de famille à l’aise. Et si ce n’était de la chaleur insupportable que dégagent aussi les fourneaux où cuisent les tartes récupérées pour le dessert, on pourrait presque sombrer dans le bucolique.

Dans le sympathique, tout au moins.

L’Auberge, comme on l’appelle, est une maison d'accueil pour itinérants située dans le Vieux-Montréal. Elle est le fruit de la cogitation d’un comité de fonctionnaires de l’Administration municipale qui ont concocté cette solution à la dernière minute, comme toutes les autres solutions gouvernementales d’ailleurs. Elle a été mise sur pied dans le but spécifique de pallier à l’engorgement d’une autre maison d’accueil, aussi située dans le Vieux-Montréal, qui ne suffisait plus à la tâche. C’est une sorte d’extension à un projet déjà existant, si l’on peut dire, mais qui possède sa propre autonomie. Ce n’est probablement pas le nom officiel que lui ont conféré les autorités mais c’est celui utilisé couramment par les usagers. Au tout début de ses activités, la maison était moins connue dans le milieu. Donc moins fréquentée par les itinérants. On pouvait y trouver un semblant d'intimité. Un semblant de confort. Un chez-soi hôtelier hospitalier. D’où le surnom symbolique et pompeux qui lui est toujours resté : l'Auberge

La maison a été mise sur pied dans une vieille bâtisse à deux étages dont le second plancher sert de dortoir. On y accède par un escalier central et il est séparé par une cloison en son centre. D’un côté les hommes et de l’autre les femmes, chaque côté étant équipé de douches dites portatives, parce qu’installées d’un bloc et pouvant être démontées facilement. On y trouve aussi des cabines pour se déshabiller et des toilettes qu’on utilise à tour de rôle selon la disponibilité. Le tout ayant été aménagé en vitesse et comportant tous les aspects d’utilisation temporaire. On y retrouve une vingtaine de modules de lits superposés de chaque côté qui accueillent quotidiennement une quarantaine de " pensionnaires ".

Moins nombreux l’été pour des raisons évidentes, certains itinérants sont pourtant devenus des habitués ou mieux, des réguliers avec leurs petites habitudes. Ils choisissent leur lit en y déposant leurs maigres possessions, dans un geste sans équivoque qui marque l’appartenance. Les autres, les nouveaux, s’installent dans les lits qui restent. Pas nécessairement les moins confortables. Mais les moins commodes. Les plus éloignés des toilettes, par exemple. Les plus éloignés des fenêtres.

Ou pire, les plus éloignés de l’escalier.

En cas de feu, c’est important d’avoir accès rapidement à l’escalier. À l’entrée principale du dortoir. Qui est aussi l’exit principal, par définition.

Entendons-nous bien. On n’est pas dans un palace. Il n’y a pas de sprinklers. Tout le monde le sait. Tout le monde s’en fout.

Tout le monde s’en fout?

Pas nécessairement.

Pas les habitués, en tout cas. Qui accaparent vite les lits près des escaliers.

Quand on possède peu, la moindre babiole se métamorphose automatiquement en trésor qu'on a tendance à surprotéger. L’accès rapide à l’escalier en cas de feu devient alors une priorité. Affirme un certain statut social. Anoblit quasiment.

Le couvre-feu (sic) est prévu à 23 heures selon les règlements. Mais tous les concernés (les itinérants) savent que " ça farme à 11 heures du swère " . Il est nécessaire de réserver son lit dès 17 heures, au moment où l’on commence le service du souper " pour éviter l’encombrement ". Et, comme toujours, premier arrivé, premier servi.

C’est la loi de l’itinérance...

Au premier étage, il y a la cuisine. Par une porte battante, elle donne sur une salle à manger que sépare un comptoir de service. Le réfectoire peut accueillir une centaine d’itinérants à des tables style pensionnat de jeunes filles.

On y accueille à peu près deux fois plus de bénéficiaires qu’au dortoir. Plus même, dépendant de ce qui reste dans les casseroles.

Les bénéficiaires, ce sont ceux qui bénéficient. C’est écrit dans l'introduction d'un document officiel d’information publié par l’Administration où l'on trouve aussi les règlement de la maison. Et, si le gouvernement le déclare d’une façon aussi officielle, c’est que ça doit être vrai.

Un cagibi près de la porte d’entrée sert de bureau pour la gestion quotidienne des activités. C’est là que les bénéficiaires, pensionnaires du soir, doivent se présenter pour l’inscription comme le stipulent les règlements. Il n’est pas nécessaire de s’identifier pour manger mais pour dormir, les autorités l’exigent. C’est aussi écrit dans le document officiel.

En cas d’accident.

En cas de feu, plus particulièrement.

En cas...

En tout cas !

 

Chapitre 3

 

Fait gris !

Plusse n’en peut plus. Elle a trop travaillé. Elle est fatiguée.

Elle a reçu un appel téléphonique tôt dans la matinée. On l’a rejointe chez elle vers dix heures parce que, habituellement, elle ne reprend du service que vers 11 heures 30, terminant la journée à la fin du repas du soir à l’Auberge. Huit longues heures. Et souvent plus. Parce que, quand on fait partie de la direction, on bénéficie de certains privilèges. On ne calcule donc pas ses heures ni même ses jours parce que... parce qu’on est privilégié.

L’appel provient directement du bureau du maire. On l’invite instamment à se rendre sur la rue Ontario est, où sévit, selon les dernières informations, une manifestation de squatters qui, semble-t-il, protesteraient contre la démolition d’une ancienne manufacture en ruine. Ces derniers, dit-on, y auraient élu domicile, paraît-il, depuis quelque temps déjà. Un instant là !

Si les informations sont exactes, bien entendu.

L’idée générale des squatters, toujours selon les dernières informations, était de transformer l’usine désaffectée, une ancienne fabrique de souliers pour dame, en ateliers d’artistes. Le concept qu’ils voulaient développer, l’Usine éphémère, est une idée qui a germé en France. Il s’agit d’occuper un local à l’abandon en attendant sa démolition. En envahissant la manufacture, ils voulaient y créer, paraît-il, un espace multidisciplinaire qui aurait réuni sous un même toit des ateliers de peinture, de sculpture et de photo, des studios de répétition de danse et de musique et une galerie d’art ouverte au public. Tout un programme ! Et, dans un espace réservé et plus secret, ils y auraient aménagé un terrain de pratique de tir aux couteaux ou autres OVNIs de légitime défense – ou d’attaque, c’est selon – dixit la police, en ce qui a trait à cette dernière activité hautement artistique et pour le moins... flyée, on en conviendra.

Les jeunes auraient été pris de vitesse par les démolisseurs, semble-t-il. Ils ont effectivement squatté le building au cours des deux dernières semaines, prétend-on. Mais les seules manifestations artistiques qui y ont eu lieu ont consisté à couvrir les murs de graffiti. Ils ont aussi organisé un mémorable rave, grave et super décibelé, copieusement arrosé aux smart drinks et à l’ecstasy, qui n’a eu d’autres effets que d’attirer l’attention des habitants du quartier. Appelées à la rescousse pour rétablir l’ordre, les Forces de l’ordre se sont crues forcées de faire des pressions auprès du bureau du maire pour que ce dernier fasse des pressions auprès de l’actuel propriétaire pour que ce dernier fasse des pressions auprès du démolisseur pour que ce dernier démolisse la place dans les plus brefs délais. Ce seraient les payeurs de taxes du quartier qui, dans un premier temps, auraient fait des pressions auprès des agents de la paix. Car c’est justement la paix qu’ils recherchaient. Les premiers et les derniers tiendraient à se débarrasser au plus sacrant des envahisseurs hirsutes pour qu’on leur la foute au plus sacrant cette sacrée paix.

L’adjoint du maire a prié Plusse – lui a ordonné – de se rendre sur place et tenter de venir en aide aux squatters que la police menace – c’est le mot juste parce que, avec la police, il y a toujours une part de menaces – de " crisser " en prison manu militari.

Les policiers n’ont pas vraiment d’autres manies que militari, semble-t-il.

Ainsi souhaitent-ils, en tout cas.

Maniaco-répressifs sont-ils, semble-t-il.

Rêvent tous d'être membre en règle du Groupe tactique d’intervention.

Du SWAT.

Ainsi SWATent-ils.

––––––––––––––-

Plusse, en fait, c’est Luce, la travailleuse sociale responsable de l’Auberge.

Luce Simpson.

Luce Simpson a pris la responsabilité de l’Auberge lors de sa création, il y a un peu plus d’un an. Elle supervise la boîte où œuvrent deux permanents – elle-même et Cook le cuisiner – et une dizaine de bénévoles.

C’est son chum, dont " l’originalité, la subtilité et l’esprit d’observation ne sont plus à démontrer " qui l’a surnommée ainsi. Plusse ! s'est-il exclamé, un soir qu'il prétendait avoir toutes les audaces. À cause du volume manifeste de ses seins. " Il y en a beaucoup plus que chez les autres filles " a-t-il ajouté, dans l’un de ses traits de génie, extrait d’une longue tirade à saveur métaphysique – beaucoup plus physique que méta, mettons – dont elle aurait pu se passer. " Plussssssss que ça, tu meurs ", avait-il renchéri, en insistant sur les s pour justifier encore plus le " Plusse " dont il l’a affublée depuis cet instant.

Luce déteste les hommes qui lui parlent de ses seins. Elle aime ceux qui n’en font pas de cas. Qui font semblant – par hypocrisie ou autres tactiques chevaleresques, peu importe – qu’il n’y a rien là. C'est absurde mais c'est la logique des femmes. C'est sa logique à elle en tout cas.

" Con ! " a dit la Plusse en question.

Bon, il est con. C’est un fait. Mais il est là quand elle en a besoin, c’est à dire souvent.

Con, mais là.

Là quand il le faut.

Il aimerait mieux qu’elle ait besoin de lui sur le plan sexuel. Elle, c’est pour la gestion de l’Auberge et autres questions pratiques qu’elle requiert ses services.

Le cul, c’est en sus.

En fringe benefit...

C’est assez...

Même que le fringe benefit, il l’attend souvent. Il l’attend encore. Il se fait rare, en tout cas. Très rare même.

C’est tout dire !

En attendant, le con se targue d’exploits sexuels avec elle auprès de ses relations, comme s’il escaladait régulièrement les plus hautes cimes des plus hautes montagnes, seul, sans cordée. Tellement – elle en est convaincue – qu’il serait incapable de lui faire l’amour. Ils ne l’ont jamais fait d’ailleurs. Il a bien essayé mais pfft ! En fait croit-elle, il aime mieux raconter la chose que de la faire. C’est souvent le cas chez les hommes. Grands parleurs, petits grimpeurs.

Mais c’est vrai qu’elle est belle, Plusse.

Et qu’elle est blonde comme les blés. Quels blés? Ben, les blés d’Inde. Et pas n’importe quels. Non ! Pas ceux à gros grains jaune foncé qui sont trop farineux. Mais ceux à petits grains jaune pâle. Les blés d’Inde...blonds Enfin, elle est blonde, quoi !

La voix ? Rauque. Et un petit double menton excitant. Très exitant.

Et qu’elle a de gros seins. Ça aussi, c’est vrai. Elle les cache bien, cependant. Du moins, elle essaie. Ce n’est pas toujours facile. Et ça ne donne pas toujours les résultats escomptés. Il faut dire que la grosseur exagérée de sa poitrine l’a toujours grandement gênée. Elle en a toujours fait des complexes. Depuis les tous débuts. Depuis son adolescence, elle a toujours cherché à la cacher, sa poitrine. À l’envelopper dans des robes jusqu’au cou et assez épaisses pour la rendre repoussante. Pour les rendre repoussants, ses seins. Pour tout faire disparaître.

Ça n’a pas toujours réussi.

En fait, ça n’a jamais marché du tout. Et l’on ne cesse de se retourner sur son passage pour l’admirer, même si elle s’acharne à porter des coiffures sévères, de grosses lunettes à monture noire et des vêtements aux couleurs foncées et aux tissus grunge.

Aux pieds, des bottes Timber brunes en vente chez Bob et Joe sur la rue Saint-Laurent qui, ô malheur ! sont devenus complètement fous au printemps dernier et qui ont fait un rabais de 20 $ sur le prix régulier, avec coupon évidemment, taxes en sus, limite de deux paires par client et, dépêchez-vous, valide jusqu’au 2 avril à midi.

Complètement gaga, ces deux gars-là !

Virés su’l couvert ! Virés su’l top ! Clenchés ! Pétés ! Désaxés ! Enfin, autant fermer carrément boutique et aller ériger les fondations d'un nouveau kibboutz extra-muros de la colonie juive de Newe Dekalim dans les Territoires occupés de Gaza, tant qu’à faire. On ne parle plus de commerce, là. On parle de charité, mon vieux. Pire, de suicide. Autant perdre sa chemise et sa veste de cuir, tant qu’à y être (10 $ de rabais sur les chemises et jusqu’à 50 % de réduction sur les vestes de cuir, avec ou sans doublure. Jusqu’à écoulement des stocks.)

Comprenant parfaitement la situation, Plusse n’a acheté qu’une seule paire de Timber. Question de ne pas profiter indûment du malheur d’autrui. De plus, à ce prix-là, elle a compris qu'il s'agissait d'une vente finale et que, bon ! si le client n'est pas satisfait, qu'il aille se faire foutre !

Malgré tous ses efforts, elle continue d’être belle, Plusse.

Plus que belle même.

Luce, c’est plus que ça.

Luce, c’est Plusse. Voilà !

La seule coquetterie qu’on pourrait lui reprocher à la rigueur, c’est une lanière de cuir qu’elle porte dans les cheveux pour les retenir et dont elle mordille constamment les bouts. C'est tout ! Et une fine chaînette en or au cou qui se termine par une petite croix. En or aussi. Et son drôle de parfum. Christian Dior peut-être? Difficile à préciser.

Dommage, mais elle n’est pas street broken, comme l'affirme encore son chum.

Elle ne connaît rien à la loi de la rue.

Le code de la rue, comme on dit.

Qui est aussi le code de la ruelle. Un code draconien qui ne tolère aucun manquement, aucune entrave ni aucune ingérence extérieure.

Parce que quand on a l’honneur de vivre dans la rue ou dans la ruelle, il faut avoir un code d’honneur pour protéger cet honneur.

Et tous les concernés doivent respecter ce fameux code. Même les travailleuses sociales.

Plusse, c’est vrai, ne connaît rien aux lois non écrites – nulle part décrites non plus – auxquelles on doit se soumettre en tout temps et sans discussion lorsqu’on vit dans la rue ou, comme c’est son cas, lorsqu’on doit côtoyer quotidiennement des gens dont la rue est le territoire de vie. De chasse.

De chasse gardée.

Sous peine de moquerie, d’isolement, de vindicte populaire et, pour finir, d’ostracisme du milieu, définitif et sans appel.

Plusse est diplômée d’université en sociologie. Et la science de la société, elle l’a apprise dans les manuels de cours – en page quatre de toutes les introductions, mettons – où il est écrit en substance que " les sciences sociales trouvent leur fondement dans l’évolution des sociétés sur lesquelles elles s’appliquent. "

Allez donc expliquer ça dans une bataille de ruelle...

" Con ! " a dit Plusse.

Plusse, à 24 ans, n’a jamais mis les pieds nulle part en dehors de ses écoles, de son université et bien sûr de quelques cafés à Outremont, près de la résidence familiale. Son père par contre a vécu un certain temps en Europe où il a d’ailleurs épousé une Française. C’est en revenant au Canada, à la suite du décès de sa femme, qu’il a décidé de s’installer dans cette partie de la ville, renommée pour sa tranquillité.

Mais, depuis qu’elle a déniché ce premier emploi, Plusse vole de ses propres ailes : elle a pris un peu d’envergure, comme dit son chum. Elle partage en effet un grand six pièces avec Lise, une copine d’université artiste peintre, pour mieux satisfaire un besoin naturel d’autonomie. Elle a bien quelquefois accepté, avec certaines réticences il est vrai, de passer une ou deux nuits chez son chum. Pour ses besoins à lui. Pour satisfaire son image à lui. Son image sociale. C’est, à peu de chose près, le résumé de son vécu. Pas d’quoi impressionner qui que ce soit. Pas d’quoi faire chier un itinérant qui vit plus d’aventures en un seul début de soirée plate. Pas de quoi lui expliquer les faits de la vie, en tout cas.

Elle se souvient vaguement avoir fait l’amour un soir, à Baie-des-Chaleurs. En Gaspésie. En camping. À la fin du mois d’août.

Un soir qu'elle avait bu du vin.

Un soir qu’il faisait froid.

Fait toujours froid le soir, à Baie-des-Chaleurs. En Gaspésie.

Fait qu‘on essaie de se réchauffer. Comme on peut...

Fait plus de six ans déjà. Ça ne rehausse pas pour la peine un curriculum vitæ.

Même non écrit.

Malgré sa bonne volonté, Plusse n’a aucun sens de la réalité. De la vie quotidienne. Du milieu où elle évolue. De ce qu’elle voudrait faire. Partant, ce qu’elle accomplit tous les jours devient, au fur et à mesure, son bagage d’expérience. En fait, son terrain logique d’intervention sociale serait l’UQAM.

SON université.

Là, elle se sentirait complètement à son aise. Là, elle se sentirait dans son milieu à elle. Chez des gens qu’elle connaît bien. Dont elle connaît bien les aspirations. Les revendications.

Mais L’UQAM n’a que faire de ses services.

" Pauvre Plusse ", a dit son chum.

" Con ! " a dit Plusse.

Plusse, faut dire, est atteinte du syndrome de Gilles de la Tourette, le neurologue français qui a le premier diagnostiqué cette maladie. Plusse est en effet affectée d’un tic nerveux qui – soudainement et pour quelques instants seulement – la fait grimacer et dire des insanités sans raison apparente. Un tic. Hors de son contrôle. C’est nerveux, croit-on. Par exemple, elle dit " con ! " C’est très rapide. C’est accompagné de légers coups de tête frénétiques et ça disparaît presque instantanément.

" Con ! "

Ça ne lui arrive jamais lorsqu’elle est concentrée sur un travail ou une quelconque activité. Mais, quand elle est prise au dépourvu, quand elle est sous l'effet du stress, ben, ça sort...

" Con ! "

Un seul mot. Tout seul.

Qui agit comme un grand mot.

Elle dit " con ! "

Comme une grande fille libérée qui dirait tout ce qu’elle pense. Tout ce qui lui passe par la tête.

" Con ! "

Beaucoup de gens souffrent de cette affection. Et, malgré une campagne d’information, le jugement à cet égard est toujours aussi cinglant : ces hurluberlus sont sous l’influence de la drogue ou de l’alcool.

Ou bien ils sont obsédés.

Ou carrément fous.

Il n’en est pourtant rien...

La médecine n’arrive pas encore à comprendre ce qui survolte tout à coup le cerveau de ces malades pour les faire réagir ainsi, perdant momentanément tout contrôle. Alors, on tente d’en atténuer les manifestations à l’aide de calmants.

Qui ne calment absolument rien.

Chez Plusse, de toute façon, c’est bénin.

D’autant plus que l’héritage culturel français de ses parents – plus particulièrement de sa mère – fait en sorte qu’elle dit " con ! " souvent, de son propre cru, sans que ça provienne de son tic nerveux.

On s’en doute, bien sûr.

Mais comment faire la différence?

En tout cas, personne ne saurait l’affirmer avec certitude.

Alors quand elle dit " con ! " on accuse son tic en oubliant qu’il s’agit parfois d’une saute d’humeur. Et ce serait mal vu de lui en tenir rigueur, vu qu'il s'agit d'une maladie. Plusse s’en tire alors à bon compte, personne n’osant lui reprocher d’avoir été ainsi traité d’imbécile en public.

Son chum, lui, il l’est. Street broken. Du moins le prétend-il. C’est comme ça qu’il réussit à s’imposer auprès d’elle. Il prétend qu’il a fréquenté beaucoup plus de tavernes, de bars, de bistrots et autres lieux de perdition de même envergure quand il était aux études. Ça lui donne, affirme-t-il non sans une certaine fierté, une connaissance de la loi du milieu. Des manières de se comporter. Du langage à utiliser. Du code, quoi.

Plus qu’elle, en tout cas.

" Con ! " a dit Plusse.

Le con en question, c’est Jacques Planche, un exilé de la ville de Québec, installé à Montréal pour satisfaire à ses exigences professionnelles. Diplômé de l’Université Laval, il œuvre maintenant comme architecte dans un petit bureau du Vieux-Montréal, à deux pas de l’Auberge. C’est un peu comme ça qu’ils se sont connus, elle et lui, ce dernier ayant offert ses services bénévoles pour s’occuper de la comptabilité de l’Auberge, à l’instigation de ses patrons qui voyaient là une façon de se rapprocher des hautes instances décisionnelles de la Ville de Montréal. En tout cas, de montrer que le bureau savait se comporter en citoyen responsable et généreux et surtout indulgent vis-à-vis le malheur des autres. Les contrats suivront automatiquement, avaient-ils planifié.

Pour s'installer, sa mère lui a donné en cadeau le montant du down payment nécessaire à l’achat d’une maison dans le Mile End, un quartier défavorisé de Montréal. Lui se charge d’acquitter l’hypothèque par versements forfaitaires mensuels. C’est une maison centenaire en pierre grise, à deux étages, avec un logement au second.

Le fier Jacques habite maintenant le rez-de-chaussée.

Et il rénove son nouveau domaine, pièce par pièce, dans ses moments de loisirs. En augmentant le loyer du locataire le plus souvent possible, il pourra vendre le tout à profit dans quelques années et acheter dans un quartier plus chic, une résidence davantage conforme à son statut social. À ce qu’il est. À ce qu’il doit devenir.

Comme il dit.

Comme dit sa mère.

" Cons ! " a dit Plusse.

Plus tard encore, il fera construire des condominiums de sa propre conception, issus de sa pensée philanthropique qui veut que tout être humain décent ait droit à son petit château personnel – une révolution philosophique et architecturale, rien de moins. Naturellement, il les vendra encore à profit. Ce qui, à n’en pas douter, lui permettra de se concentrer encore plus sur sa mission philanthropique.

Pour l’instant, le Jacques à sa maman travaille fort. Il a repeint les corniches, les balcons et le chambranle des fenêtres en blanc Il a changé les portes d’entrée qu’il a aussi peintes en blanc. Même la clôture de fer forgé a été retouchée d’une teinte blanche pour ne pas faire contraste. Question aussi de ne pas choquer le voisinage par des transformations trop soudaines, trop agressives. En effet, en sa qualité d’architecte et à la suite d’une étude poussée de son nouveau milieu – pour tout dire, il a pris une marche un soir de canicule – Jacques a constaté que la majorité de ses voisins de rue étaient des gens âgés, à la retraite pour la plupart et vivant dans une harmonieuse simplicité. Il a donc évité de les indisposer par des transformations trop radicales et des ajouts de couleurs trop provocantes.

Trop significatives.

Alors il n'a utilisé que du blanc.

Pour compléter le chef d’œuvre et y donner de la personnalité, il a installé aux entrées contiguës un luminaire doré d’un style baroque qui donne un éclairage d’ambiance " lorsque le soir descend ". Il a aussi fixé dans la pierre grise, avec des vis dorées, des plaquettes de plexiglas transparent sur lesquelles sont imprimés, toujours en blanc, les numéros de porte.

Une plaquette pour chaque porte.

Un numéro sur chaque plaquette.

Le tout donnant l'impression de la façade d’un salon funéraire.

Pas de quoi choquer les voisins que les pompes funèbres ne doivent plus effrayer à leur âge.

" Con ! " a encore dit Plusse.

 

Chapitre 4

 

Fait mauvais !

Il pleut sans arrêt d’ailleurs depuis des jours. Des semaines. On ne sait plus. On ne compte plus.

Pas des averses passagères, non. Une pluie fine, ininterrompue, grise, humide, froide, sale, désagréable.

Une pluie d’automne.

Sans les couleurs.

En plein été.

Et ça n’a pas l’air de vouloir s’améliorer. Les responsables de la météo, à Ottawa, prévoient ce temps de cul pour plusieurs jours encore. Une dépression au-dessus des Grands Lacs, disent-ils. Qu’est-ce qu’ils attendent pour larguer la cargaison de prozacs?

Zippée jusqu’au cou dans son imperméable de plastique et sous la protection de son parapluie, Plusse a parlé au sergent. Ce dernier a consenti à retenir ses ch... ses hommes.

Elle est arrivée au volant de la Géo rouge de son chum, identifiée au Massachusetts Institute of Technology à l'aide d'un collant qui couvre pratiquement toute la lunette arrière et qui laisse croire que ce dernier a fréquenté le MIT. Elle a garé la petite voiture dans une ouverture créée par une mauvaise distribution des panneaux de signalisation réglementaire sur un chantier de construction. Directement sous la structure métallique à 45° d’une grue géante, équipée d’une boule de fer qui se balance dans le ciel gris, menaçante.

Une grue de démolition.

L’animal semble d’ailleurs en manque de démolition. On l'entend rugir de loin.

Son dompteur (l'opérateur) n’attend d'ailleurs qu’un signe des policiers pour lui ordonner de balancer sa boule de fer dans l’ancienne manufacture.

Dans le tas.

Quand Plusse descend de l’auto en coup de vent, la confrontation semble inévitable.

Les flics s’apprêtent à taper sur les sales punks.

À flicquer les merdeux.

Les poubelles.

Les pas belles aussi, par la même occasion.

À faire preuve de flics.

Oeuvre de flic n’exécuteras que légalement seulement ! Oui ! Bon ! Ça va ! On a compris. Mais faut pas exagérer. C’é pas pour rien que ça s’appelle la Force policière. C’é parce que la force, ça existe. Ça s’utilise. La démocratie tout ça, c’é ben beau. Mais c’é dés idées qui datent de 500 ans avant le Jésus-Christ, ça. Au moins. C’é dés idées importées dés vieux pays, ça. C’é dés idées qui viennent de Grèce, ça-là. On n’a pas b’soin d’ça icitte. On n’é pas dés tapettes, nous autes. C’qu’on a besoin icitte, c’é dés idées nouvelles. Dés idées nord-américaines. Dés idées positives.

Dés idées de la droite, quoi.

Dés idées de la gauche aussi, s’il le faut.

Au menton, mettons. Ou en plein front, c’é selon.

Mais, bon ! on peut discuter.

Plusse travaille pour les mêmes patrons que les policiers : l’Administration municipale. Ça permet d’amorcer une conversation.

On a bien dit amorcer. Parce que parler, ça ne fait pas toujours partie des méthodes d'intervention privilégiées par la police. Avant, peut-être. Il y a très longtemps. Au premier temps de la police. Aux premiers balbutiements flics, peut-être. Dans l’ancien temps comme on dit, oui ! Bien sûr ! Mais dans les années 90, la police a souvent autre chose à faire – d’autres chats à fouetter, comme qu'on dit – que de parler au monde.

Plusse réussit toutefois à expliquer que son centre d’hébergement peut offrir le gîte à ces jeunes et que ces " sales punks-là " répondent exactement à la définition d’itinérants. Donc, de bénéficiaires.

Et quand on est bénéficiaire on a des droits.

Le droit de ne pas se faire taper sur la gueule par la police, entre autres.

D’un geste autoritaire, elle remet un feuillet photocopié à la trentaine de jeunes polychromés, agressifs, peu ou pas du tout intimidés par les six flics armés jusqu’aux poings. Le feuillet donne l’adresse de l’Auberge et résume les services offerts.

– Y z-ont pas le droit de démolir, crie l’un des jeunes. Sauvons Montréal a demandé une injonction pour empêcher ça. C’é un édifice historique, ça. Ça fait partie du patrimoine culturel, ça. Y z-ont pas le droit de tout foutre par terre. C’é eux autes qu’il faut arrêter (il pointe la grue du doigt) : lés démolisseurs. Pas nous autes.

Plusse ne répond pas. Elle ne connaît pas le code de procédures quand deux individus – un flic et un punk, par exemple – s’affrontent dans la rue. Elle ne sait pas quoi dire. Ni quand le dire. Ne sait pas comment le dire.

– C’t’un crisse de gros barbecue, c’te câlisse de bâtisse-là. T’é pas capabe de comprendre ça, tabarnak de grosse tête de mop, répond le sergent avec toute la courtoisie policière dont il est capable, en apostrophant le punk en chef qui porte des lunettes à verres fumés noirs. La seule chose d’historique là-dedans, c’é le feu qu’un imbécile comme toué va y crisser quand y va y jeter un joint mal éteint. Pi toué pi ta gang, vous allez brûler comme des Whoppers. C’é ça, et uniquement ça, qui va faire l’histwère. L’histwère de la première page du Journal de Montréal demain matin. C’é-tu ça qu’tu veux, hostie d’mange-marde?

" Con ! " a dit Plusse, dans un élan incontrôlable. Même par le code. Un " con ! " sonore qui a figé net l’atmosphère.

Qui a fait stopper net les deux gueulards.

Qui la regardent maintenant sans trop savoir quoi penser.

Perplexes. Tous les deux.

Sans trop savoir quoi dire non plus.

Chacun son tour, comme on dit.

Ça leur apprendra.

Plusse sent qu’elle va éclater, à force de rougir sous son parapluie.

– Con... combien? Combien de temps...? Dans combien de temps...? L’injonction, c’est pour quand? réussit-elle enfin à sortir. À dire. À demander. N’importe quoi pour se tirer d’embarras. Pour détourner l’attention.

– Y en aura pas d’injonction. Voyons don, ma’moiselle, dit le sergent, revenu de sa surprise. Même Sauvons Montréal n’y croit pas. La preuve, c’é qu’il n’y a même pas de représentants d'eux autes icitte à matin. Ils ont fait semblant de protester dans les journaux pour faire plaisir à ces punks-là, mais y savent bien qu’ils n’peuvent pas se faire accorder une injonction pour un taudis aussi dangereux que celui-là. C’te shed-là est abandonnée depuis quasiment dix ans. Faut pas rire du monde. Pi eux autes, y couchent là-dedans depuis deux mois. C’é dangereux, c’te place-là. Mé y comprennent rien. C’é simple, y peuvent pas rester là. Pi y z-ont pas de permis pour manifester. Si y circulent pas, j’lé fait mettre en prison toute la gang. J’ai dés ordres, moué. J’leur en veux pas, moué. J’veux lés protéger, moué. Mé y comprennent rien.

L’abnégation, faut dire, est toujours à fleur de peau chez les frustes.

– C’é-tu payant d’être imbécile ou ben tu fais ça juste pour t’amuser? demande l’autre zouave à lunettes noires, effronté comme pas un.

D’un mouvement souple, Plusse se place entre lui et le policier pour le protéger. Pas le policier, bien sûr. L’autre farfelu. Parce que la réaction flicardiaque ne se serait pas fait attendre longtemps.

Les garcettes sont d'ailleurs dans les airs depuis trop longtemps déjà. Elles cherchent désespérément un terrain d'atterrissage car elles manquent de carburant. N'importe où mais vite. Ça presse.

Semble cependant que le message du sergent a fait son chemin.

C’est vrai qu’il n’y a plus rien à faire avec la vieille manufacture.

Ou ils restent là à faire les clowns et ils se retrouvent tous en prison, avec un bon coup de matraque sur la tête en prime. Ou ils se dénichent un abri ailleurs.

C’est simple. C’est évident. Ça ne se discute même pas.

– C’é loin ta cabane? demande le punk en chef, pas plus dépité qu’il ne faut par son insuccès à continuer d’occuper le vieil édifice. Y pleut à boire deboute. Les flics, y peuvent-tu faire le taxi? Y z-ont pu d’autres choses à faire maintenant qu'ils ont solutionné le gros problème de la journée. Y sont payés pour courir après les bandits. Pi les bandits, ben y sont ici dans l’moment. C’é nous autes, les bandits. Y z-ont pu besoin de courir. Autant que les chars servent à autre chose que de les conduire au prochain donuts shop.

Du front tout l’tour de la tête, l’effronté !

 

Chapitre 5

 

Pleut toujours !

Bon, les flics n’ont pas fait le taxi.

Cela n’apparaît pas dans la définition de leurs tâches.

Plusse est plutôt soulagée car elle doute que les " taxis " se soient rendus à destination avec leur chargement hétéroclite.

Sains et saufs.

Elle n’a fait monter aucun des squatters avec elle, non plus. Impatiente maintenant, elle attend sur le pas de la porte de l’Auberge les nouveaux bénéficiaires qui ne devraient plus tarder. Elle a réservé des lits mais elle doit porter leur nom au registre.

Ils se sont enfin pointés. Pas tous. Mais une bonne quinzaine.

Avec leur gueule de couche-dehors.

Cheveux rouges, bleus, verts ou jaunes. Ou les quatre couleurs sur la même tête. Des piercings partout dans la figure pour incruster des bijoux ou pendre des anneaux ou autres accessoires. Dans le nez. Dans les oreilles. Dans les sourcils. Et même sous la lèvre inférieure. Partout sur le corps aussi. Pouvant tous figurés au freak show du Jim Rose Circus. Microjupe et collants noirs troués pour les filles – l’une porte même un soutien-gorge d’un rose affriolant par-dessus son justaucorps gris foncé. Pour les gars, jeans troués, t-shirts et foulards de couleur criarde quand ils ont le crâne rasé. Cheveux raides, laqués et coupés à la Mohawk quand ils en ont. Ou casquette de baseball à l'envers, visière au cou selon l’humeur du moment.

Le tout disponible chez Rock Mont-Royal, chez Dinosaures d'Amérique ou chez Plexus Fripe, rue Mont-Royal est.

Jean-Paul Gaultier peut aller se rhabiller, tiens !

Qui n’a jamais mis les pieds dans la rue mais qui en copie allègrement les styles.

Dans la rue où règne la terreur.

Eux, les punks à Plusse – petits terroristes de rues, de ruelles – ils la portent en eux la terreur.

Ils sont la terreur.

Ils créent la terreur. Ils vivent la terreur. Ils ressentent la terreur.

Selon leurs perceptions. Selon leur détresse.

Au jour le jour.

À leurs heures.

À leurs leurres.

Ils font peur. Ils ont peur.

Des autres. D’eux-mêmes.

C’est la loi de la rue.

La loi de l’itinérance. Qui ne mène nulle part sauf à la liberté. Somme toute l’équivalent de nulle part.

Ils sont détrempés. Ça n’a pas d’importance. Ça n’a pas l’air de les déranger le moins du monde. Ils rient encore de la confrontation avec les Forces de l’ordre.

– Les farces de l’ordre, dit l’une.

– Deux ordres de farce, dit un autre.

– Avec deux yeux au beûrre nwère, répond un autre.

– Pi deux nwères ben beûrrés, enchaîne quelqu’un.

– Ben battus, renchérit encore un autre.

Plusse reconnaît celui qui a tenu tête au sergent et qui semble détenir l’autorité sur les autres.

Même âge qu'elle, si son instinct ne la trompe pas. Visage pâle. Maigre, sec, avec des cheveux noirs et bleu-vert, longs aux épaules. Lunettes noires. Jeans noirs. (Il est le seul dont les vêtements ne sont pas troués quelque part.) Chemise anthracite. Veste de cuir noire sans manche. Bottes Doc. Martens, lacets noirs. Et une sorte de musette en cuir souple, noire aussi, qu’il peut porter au choix à la ceinture ou en bandoulière.

" Un ténébreux ", songe-t-elle. " Pas beau, mais ténébreux. "

– Il... il faut s’enregistrer pour... pour avoir un lit. Vous devez vous identifier... s’il vous plaît, réussit-elle à prononcer en déboutonnant d'un geste maladroit le haut de sa robe austère. Fait chaud.

– Moi c’est Rocco. Rocco Voisini, répond le Ténébreux. L'effronté de tout à l'heure.

– Il faut que j’ t’enregistre sous ton vrai nom.

– C’est mon vrai nom. Demande aux autres.

" C’é vrai. C’é Rocco. C’é Rocco ", répondent les autres en riant. Indifférents.

Plusse sait qu’ils se payent sa tête. À peu de frais. Elle tente de garder son sang froid. De se retenir. De ne pas lâcher le mot. Celui qui veut absolument sortir. Là. Maintenant. Sans préambule. Contre sa volonté.

Puis tout s’arrête net. Et son stress s’évanouit comme par enchantement, emportant avec lui le petit mot maintenant devenu insignifiant : Plusse vient de s’apercevoir que toute la bande porte des lunettes. De toutes les couleurs. De toutes les formes. Portaient-ils tous ces lunettes au moment de la confrontation avec les flics? Elle ne le croit pas. Ne le sait pas. Ne saurait le jurer. Sauf pour l’effronté, le Ténébreux, celui qui agit comme chef et qui porte toujours ses lunettes noires. Lui, oui. Elle se souvient très bien.

Et toute la bande se met à imiter ses moindres gestes. Son début de tic même.

Ils rient.

Elle rit aussi.

De bon cœur.

Avec eux.

Comment faire autrement?

Ça détend l’atmosphère.

Ça la détend.

Puis elle enregistre tout le monde de qui elle exige une pièce d’identité en bonne et due forme. C’est le règlement.

Ils ne sont pas méchants.

Moins en tout cas, qu’ils en ont l’air.

Des agneaux, dans le fond.

Sous les traits de méchants loups.

De méchants loubards.

Pour sa part, le Ténébreux à verres teintés noir continue d’affirmer qu’il se nomme Rocco Voisini. Qu’il n’a pas besoin de sa couchette. Et que, s’il n’a pas de toit, s’il pleut dehors et s’il ne sait où aller dormir, elle, la travailleuse sociale, elle n’a qu’à l’inviter à passer la nuit chez elle.

Il a dit cela en lui fixant les seins. En la déshabillant des yeux. Faussement haletant. Cynique. Pour le plaisir de la galerie.

Effronté, très effronté le Ténébreux...

Plusse lui explique que ça ne fait pas partie de sa description de tâches que de recevoir les bénéficiaires à la maison. Que de toute façon elle a un ami régulier. Qui est architecte. Et qui n’apprécierait pas du tout.

– Tant pis, répond l’autre. J’irai bénéficier ailleurs. Ah ! la Ville de Montréal, conclut-il, d’un ton qui en dit long sur ce qu’il pense des fonctionnaires. Des services municipaux. De l’appareil gouvernemental. Des directrices de centres d’hébergement en général et des intervenantes nazies à voix rauque, en particulier.

Du moins, c’est ce qu’elle comprend.

– Je ne suis pas LA Ville de Montréal, je ne suis que sa représentante, répond-elle.

– J’ai dit vile avec un v minuscule un seul l précise-t-il, à l’intention des fonctionnaires du monde entier et de celle qu’il a devant lui, en particulier.

Insultant, le Ténébreux. Effronté, on le savait déjà, mais insultant?

Pas beau ça !

D’accord, elle n’est pas street broken, elle ne connaît pas le code de la ruelle, mais s’il continue sur ce ton, il va en manger toute une, le Ténébreux.

Pas grosse, la Plusse. Enfin pas partout. Mais assez grande pour ne pas se laisser marcher sur les pieds par un... par un morveux.

Fut-il ténébreux.

Futile Ténébreux !

Plusse les invite tous à la salle à manger pour le repas du midi. L’autre changera d’idée plus tard ou ira coucher ailleurs. D’autres chats à fouetter, elle.

Plusse explique aux nouveaux venus qu’elle a fait exception pour répondre à la requête du bureau du maire (l’adjoint du maire a précisé qu’il fallait mentionner son intervention. Et le nom du maire aussi. À qui on doit attribuer tout le crédit parce que lui, il n'a agi qu'à titre d'entremetteur) et qu’elle a réservé des lits pour le soir. À l’avenir, ils devront suivre les règlements comme tout le monde. Et s’occuper eux-mêmes des réservations en suivant la procédure habituelle du " premier arrivé premier servi. "

Ils se sont installés à une même grande table. Un joyeux party. Sous l’œil soupçonneux des autres bénéficiaires.

Des habitués.

Ils ont accaparé l’espace que certains considèrent comme le leur. Ces derniers manifestent leur désapprobation en jetant des regards furtifs et réprobateurs aux envahisseurs.

En fait, ça fonctionne comme une cafétéria. On porte soi-même son plateau et des bénévoles derrière un comptoir se chargent de remplir les assiettes. On mange le plat inscrit au menu. Rarement de choix mais, coudon, il n’y a pas de caisse...

Tout est gratuit.

– Y a pas de service aux tables, dit l’un des vieux. De la voix autoritaire de celui qui connaît la procédure, en montrant du doigt le comptoir de service.

– What do you want, you fuckin’ halloween? demande le Ténébreux en français postmoderne. Aujourd’hui il le sait, l’anglais et quelques autres langues plus ou moins mortes utilisées à travers le monde font partie intégrante de la langue française. Selon son raisonnement, cette dernière, avec toute sa grandeur d'âme, les aurait récupérées avant qu’elles sombrent à jamais dans l’oubli.

– Check ça, chose ! Çui-là, y a d'l'air d'un old timer dans un film western. Tu cherches-tu tes dents, old timer? demande une fille à l'un des vieux.

– Va voir din garbage, conseille une autre.

– Ça fait combien d'temps que t’é dead meat? demande un quatrième. Y é drôle celui-là, c’t’un vieux cadâvre, pi y pue comme un bébé plein d’marde, ajoute-t-il, fier de sa trouvaille.

– R’garde, c’é pas d’la skin qu’elle a, la vieille minoune, c’é du papier mâché, dit une autre fille, en pointant une vieille. C’é t-y ta face, que tu nous montres-là ou ben tés tites culottes sales, meûmére? T’as-tu oublié de t’laver lés dents ou bedon tu nous montres tés traces de break dans tés tites culottes?

" Con ! " a dit Plusse.

Sont pas méchants, mais...

Mais le son du " con ! " cette fois-ci n’a pas arrêté le grabuge.

C’est son tic et pas son tic qui s’est exprimé en même temps. Sait pas. Une combinaison des deux, peut-être? De toute façon, ça s’est perdu dans le brouhaha.

Ça n’a eu aucun effet.

Ce qui a mis fin au bordel par contre – qui en a généré un autre, par la même occasion – ce sont tous les vieux qui ont commencé tous ensemble à frapper la table avec leur cuillère à soupe. En cadence. En rythme.

Bam ! Bam ! Bam ! Bam !...

En regardant nulle part. En avant.

En silence.

Bam ! Bam ! Bam ! Bam !...

Pas vraiment en silence parce qu’ils murmurent. Un grognement baryton et monocorde. Comme une longue plainte pour accompagner leur tam-tam hallucinant.

C’est lugubre.

C’est freakant.

Tous ces vieux qui font un bruit infernal.

Bam ! Bam ! Bam ! Bam !...

Qui frappent. Qui tapent.

Et qui grognent en même temps...

En fixant le mur. Sales, dans leurs vêtements souillés. Qui frappent sur la table. Avec leur cuillère à soupe. Qui ne disent rien. Mais qui grognent. Qui continuent à frapper. À scander des imprécations inintelligibles.

Qui bavent. Qui puent.

Qui frappent. Qui tapent. Qui grognent...

Bam ! Bam ! Bam ! Bam !...

– Qu’est-ce qui se passe? a demandé, a crié plutôt, Cook, en sortant en coup de vent de sa cuisine.

Les vieux se sont calmés.

Se sont tus.

Ont tu leur silence.

Leurs marmonnements.

Ils ont soudainement baissé cuillère, les vieux.

Cook pose encore sa question. En s’adressant aux punks, cette fois-ci. Aux jeunes pour être plus précis. Parce que, pour ce qui est de l’attribution du titre de punk, y faudra repasser. Y repenser sérieusement, en tout cas. Ou redéfinir, mettons. Parce que, au premier abord, on voit difficilement qui, des deux groupes, peut répondre à la description.

Les vieux portent aussi des vêtements troués. Aux couleurs bizarres. Comme les jeunes. Certains ont même conservé leurs vêtements d’hiver, embobelinés qu'ils sont dans toutes leurs fripes. Dans toute leur possession. Gants compris, avec des trous aux cinq doigts. Mais encore gants tout de même. Et, si ce n’était du blanc sale – jaune pisse – de leur barbe mal rasée et de leur chevelure en voie de disparition, on ne pourrait vraiment pas faire la différence.

Cook n’est pas facilement impressionnable, sous son couvert bonne poire. Ancien militaire à la retraite, il a appris son métier de boucher dans l'armée canadienne, pour devenir cuisinier par la suite. Simple soldat au début, il a monté en grade sans jamais avoir tenu un fusil en main, sauf pour aiguiser ses couteaux. Il en a vu bien d'autres. La confrontation ne lui fait pas peur. Il sait en imposer. Il sait quand et comment en imposer. Et il en impose dans le moment.

– Alors? redemande-t-il aux jeunes.

– C’é lés vieux. Sont devenus fous, répond l’un d’eux.

– Maudits vieux débris ! lance le Ténébreux, en dénonçant lui aussi les vieux. D’un ton provocateur.

Les vieux ont ressorti leur cuillère. Ils recommencent à taper de plus belle, toujours sur le même rythme.

Bam ! Bam ! Bam ! Bam ! ...

Font encore un vacarme infernal.

Cook les apaise de la main. D’un ton autoritaire, sans réplique cette fois, il dit que tout le monde devrait se mêler de ses affaires. Ou mieux, ne pas se mêler des affaires des autres. " Mangez ! ordonne-t-il. Y a rien de mieux pour calmer les nerfs. "

C’est convaincant.

Surtout lorsqu'on a faim.

D’autant plus qu’ils sont tous là uniquement pour ça. Autant les jeunes et que les vieux.

C’est rassurant.

Surtout lorsqu'on a peur.

Un sentiment toujours présent quand on est libre.

Autant chez les jeunes que chez les vieux, malgré les apparences.

Plusse retourne dans son bureau. Soucieuse. Ce n’est pas la première fois qu'elle assiste à un tel comportement. Enfin, le calme étant revenu...

Cook retourne à ses couteaux.

À ses fourneaux.

Les bénéficiaires, jeunes et vieux, à leur ragoût.

À leurs ragots.

 

Chapitre 6

 

Fait de plus en plus mauvais !

Il est neuf heures !

Plusse quitte son travail. Sur le pas de la porte, elle ouvre son parapluie. L’entrouvre seulement puisqu’elle se le fait prendre des mains par le Ténébreux qui termine la manœuvre.

Il porte l’accessoire au-dessus de la tête de cette dernière puis rentre la sienne sous l’abri provisoire par la suite.

– Permettez? se décide-t-il à dire au bout d’un moment.

L’intonation ascendante sur la dernière syllabe aurait tendance à annoncer une question mais le ton général suggère plutôt une prise de possession. Une sorte de kidnapping de parapluie. Un parapluienapping, en d'autres termes.

En même temps, il se retourne et serre la main des autres venus le reconduire à la porte. Lui ne couchera pas à l’Auberge. C’est plus un début de bras de fer, à la façon motards, qu'une poignée de main. Ça produit un claquement sec, qui résonne sous la pluie. Il fait rapidement la tournée puis leur donne rendez-vous pour le lendemain.

Pas vraiment. Non, elle ne permet pas vraiment. Mais bon ! il est là. Il n’y a pas lieu d'en faire une tempête dans un verre d’eau. D’autant plus que pour ce qui est de l’eau, elle en a assez vu pour aujourd’hui. Pour la saison. Pour l’année. Pour la vie. Qu’est-ce qu’il veut, celui-là? C’est tout ce qu’elle veut savoir. Quoique... Bref...

Il le lui dit.

– Y pleut !

– Ah ! bon !Je savais pas ! répond-elle, sarcastique.

– Vous avez une auto. Vous pouvez me déposer, dit-il.

Toujours ce ton effronté qui commande. Il va aller se faire voir...

Et, tiens ! il la vouvoie maintenant. C’est nouveau, ça. Ça peut améliorer les relations sociales. En tout cas, ça facilite les pourparlers de paix en Bosnie, au Moyen-Orient ou, plus près d’eux, dans le Vieux-Montréal, pour l'heure.

– Vous serrez la main d’une drôle de façon, dit-elle pour éviter de répondre directement.

Elle regrette aussitôt sa remarque, sachant fort bien que ce genre de questions, de commentaires, ne respecte pas le fameux code de la rue.

" Niaiseuse " se dit-elle en elle-même, pour confirmer son appréhension.

" Niaiseuse " se dit-il en lui-même, pour confirmer son jugement.

Elle lui ouvre la porte de l’auto. Le fait monter. Lui prend le parapluie des mains. Se dirige vers son siège et s’installe au volant. Sans un mot.

Démarre aussitôt.

– On fait comme les motards, qu’il lui explique pour la poignée de main. Quand il y a quelqu’un alentours. Pour faire durs. Pour faire peur. Pour faire comme si on savait ce qu’on faisait. Autrement...

– Quand il n'y a personne...?

– Quand y a personne, on se gratte les couilles.

Plusse se retient. Pour ne pas rire.

– En France, pour se saluer, continue-t-il, ayant remarqué un léger accent étranger et probablement français chez cette dernière, on se fait la bise à qui mieux mieux. Et smoutch par ici et smoutch par là. Viens que j'te bise ici. Viens que j’te bise là. De vrais moumounes. Nous, on agit différemment. Nous...

– Vous...?

– Ben, on se gratte les couilles.

Là, elle admet. Elle a couru après. Elle rit.

Franchement.

Il est drôle, le Ténébreux.

Où va-t-il? Sait pas. Pas vraiment. Ça n’a pas d’importance. Il trouvera bien. Il a des amis qui seront disponibles plus tard dans la soirée en attendant...

– En attendant...?

" En attendant, je me gratte les couilles ", qu'il aimerait bien lui répondre. Mais il se retient. Il a d'autres projets en vue.

– Ben, en attendant, vous pouvez m’offrir un café. Je n’ai pas d’argent. Il pleut...

Bon ! il n’a pas d’argent. Bon ! il pleut. Ça, on le sait. Bon ! et puis pourquoi pas? Mais elle rentre directement chez elle. Bon ! elle l'amène. Il n’est pas dangereux, le Ténébreux. Ce n’est pas très risqué non plus puisque Lise, sa coloc, est à la maison avec la petite Colette qui a quatre ans. Il n’est tout de même pas pour assassiner trois personnes à la fois, simplement pour s’amuser, le Ténébreux. Tout de même, faut pas paranoïer ! Et franchement, pour tout dire, elle n’a pas peur de lui.

Pas du tout.

Peu s’en faut.

Capable de se défendre, la Plusse, si ça se présente.

Elle accepte. Sans pourtant le dire. Sans pourtant le formuler. Elle le sait. Il le sait.

Il demande à qui appartient l’auto. Pour faire diversion. Pour faire la conversation.

C’est à son chum. Qui est à Québec chez sa mère. Pour une semaine. Sa mère qui elle-même a une auto et qui la lui prête, lors de ses visites. Comme elle lui a prêté de l’argent pour acheter sa maison. Tiens ! pense-t-elle soudain, il revient quand déjà celui-là? Demain? Déjà? Le temps passe si vite... Il aurait pu revenir dans trois mois.

Ou dans trois ans.

Ou jamais.

– C’é un gay ton chum? qu’il demande, le Ténébreux.

Il est revenu au tutoiement. Mais là, la glace est brisée. Ça n’a plus d’importance. Elle préfère même. En continuant avec les " vous " gros comme le bras, il aurait fini par l’appeler " ma tante ", l’effronté. Vaut mieux éviter.

– Non ! Pourquoi?

– Ben, sa mère par-ci pour l'auto. Sa mère par-là pour la maison. C’est suspect, non?

" Un homosexuel latent ", déclare-t-il formel, sur ce ton sans réplique qui le distingue des autres. Comme si, quand il avait décidé quelque chose, quand il avait pris position, c’était définitif. Rien ne pouvait l’en dissuader. " Sa mère l’attend, poursuit-il, et lui il attend sa mère. Il attend aussi un gars pour remplir son trou de cul. Et sa mère attend un gars pour remplir le trou de cul de son trou de cul de fils. De toute façon, tous les gars qui sont propriétaires de Géo sont des homos ", conclut-il. Fin de la citation. Fin de la discussion aussi.

Conclusion rapide. Parce que, en fait, il ne le connaît pas, l'architecte. Il ne l’a jamais rencontré. Il ne sait donc pas de qui ni de quoi il parle au juste.

Mais elle ne veut pas le contredire. Elle ne veut pas s’engager sur le sujet. De plus, elle ne comprend pas très bien le rapport entre les autos et les orientations sexuelles. Encore un code qui lui échappe... Et, qui sait, peut-être trouverait-elle qu’il a raison. Sans aucune raison.

Ils descendent de l’auto sous la pluie.

À l’appui de son bras à lui. De nouveau réunis. Sous le parapluie.

Elle habite un deuxième. Les marches extérieures sont ruisselantes de pluie. Glissantes. Elle perd pied. Il la retient par un... par où il a pu l’agripper. Par où il a pu la retenir. Elle le sait. Il le sait. Elle ne peut pas l’accuser de profiter de la situation. C’est involontaire. Il n’a cherché qu’à la soutenir... par où il a pu. Par où on pouvait le plus facilement la retenir. Par un sein. Et il l'a retenu justement par un sein. Il ne s’est pas retenu. Enfin, oui. Un peu tout de même... Beaucoup même. Elle le sait. Il le sait. Qu’il l’a aussi caressée. Un peu. Rapidement. Furtivement. Il n’a pas pu se retenir. Ne s’est pas retenu. Qui aurait pu?

Enfin, ils entrent chez elle.

Lise, sa coloc, est là dans une pièce qui lui sert d’atelier. Avec la petite Colette qui sort du bain. Présentations rapides sans même dire les noms. C’est ma coloc. C’est un... un copain. Plusse donne des p’tits bisous à la p’tite et à la grande. Smoutch ! Smoutch ! Lise dit bonjour avec un regard gourmand, concupiscent, sans équivoque, en direction du Ténébreux. Qui regarde ou qui ne regarde pas. Sait pas. Difficile à dire. Il n’enlève jamais ses lunettes noires du nez. Même sous la pluie. Même le soir. Crisse de prétentieux !

Plusse a un sourire narquois en direction des deux.

Moquerie...?

Jalousie...?

Pas vraiment.

Une légère titillation passagère dans le fond du tiroir cœur, peut-être? C’est tout.

C’pas grave.

Lise explique qu’elle doit se rendre chez ses parents vers dix heures et qu’elle passera la nuit à la maison paternelle avec sa Colette.

Puis elle s’enferme dans l'atelier avec la petite.

Plusse explique au Ténébreux que Lise est peintre. Et qu’elle a confié la garde de la petite Colette à ses parents, vu qu'elle vit seule.

C’est mieux ainsi.

S’agit pas de commérages, faudrait pas penser. Non ! non !

Mais elle se sent obligé de justifier les raisons de l’arrangement.

Lise est diplômée à l’Université du Québec en histoire de l’art. C’est d’ailleurs à l’université qu’elles se sont rencontrées toutes les deux et qu’elles ont sympathisé.

Après de nombreuses années d’études, Lise en est venue à la conclusion que, l’histoire de l’art, c’est un domaine où il n’y a pas beaucoup d’histoire.

Y a bien une petite histoire. Une chronologie. Mais une chronologie, ce n’est pas une histoire proprement dite.

Dans l'histoire de l'art n’y a pas vraiment d’intrigue. Pas de prise de contrôle. Pas de guerre. Pas de dénouement.

Pas de roi déchu. Pas de reine de Saba, rien.

Pas d’histoire, quoi.

Alors, Lise a décidé d’en faire une. Une vraie histoire de l’art.

Lise a trouvé sa mission.

Elle est devenue artiste peintre. Dont la mission est de peindre le féminisme.

Toute une histoire !

Elle n’en " rédigera " que l’épitomé bien sûr.

En néo-impressionnisme. Avec prises de contrôle, intrigues, guerres évidemment. Dénouement et tout. Et, par-dessus tout, des vainqueures. Toujours des vainqueures.

Elle met beaucoup d’émotion dans ses œuvres. Un sentiment qu’on retrouve bien peu chez la plupart des artistes et pratiquement jamais chez tou(tes)s les crisses de barbu(e)s prétentieu(ses)x qui conceptualisent et qui gesticulent, mais qui n’ont rien à dire. N’ont rien à branler. Surtout les crisses de barbu(e)s prétentieu(ses)x. (Crisse(s) de prétentieu(ses)x étant l’expression favorite de Lise qui l’utilise à toute les sauces.)

Lise peint des femmes qui dominent les hommes. Elle peint des scènes érotiques où l’homme est placé sous sa partenaire, cette dernière le surmontant.

Toujours.

Et dans les yeux des personnages, la flamme, la révolte, la victoire, la domination, l'assujettissement, la superbe en haut. La peur, la défaite, la capitulation, la soumission, la faiblesse, la honte en bas.

Toujours.

Le post féminisme, dans sa tête à elle, ça n’existe pas. Et on peut compter sur elle, ce n’est pas demain la veille.

Lise fait beaucoup de recherche. Des recherches intensives. Exhaustives. Enfin, elle couche avec beaucoup de gars qui se retrouvent automatiquement sous elle. Et dans la même position, sur une toile le lendemain.

Ce ne sont pas des toiles à proprement parler. Ce sont plutôt des acrylique et pastels secs sur papier Arches. Lise a une grosse production. Elle prépare une exposition solo. Sa première.

Elle travaille beaucoup.

Et elle couche beaucoup. Avec beaucoup de gars différents.

Un gars, un acrylique et pastels secs sur papier Arches. Un autre gars, un autre acrylique et pastels secs sur papier Arches.

Et ainsi de suite...

Une grosse production. Qui passera à l’histoire. À l’histoire de l’art.

L’art salé.

Mais ce n’est pas très sain pour l’éducation d’une petite fille de quatre ans. Les parents, par définition, ont le devoir d’initier très tôt leur progéniture à l’art et à la Culture avec un grand c. Mais faut tout de même pas exagérer...

Ses œuvres sont... comment dire? Correctes. Non. C’est beau. C’est même très beau. D’une construction... juste. C’est le moins qu’on puisse dire. Et il faut regarder attentivement pour comprendre, si on ne sait pas de quoi elle parle. Et pour finalement apprécier à sa juste valeur. Ce sont des œuvres... ésotériques.

En tout cas, ce sont des œuvres qui portent à réfléchir. À quoi? Sait pas. C’est d’ailleurs pour ça que ça porte à réfléchir.

Lise en expose deux actuellement dans la chambre de Plusse, en attendant de les vendre.

En fait, elle espère intéresser le Jacques à Plusse, plus précisément. Qui est architecte. Qui doit connaître l’art. Qui peut faire des suggestions à ses clients. Mais qui insiste pour coucher avec Lise avant. Pour comprendre la profondeur, la sincérité de l’artiste. Qui ne veut rien savoir de lui. Mais qui n’a rien révélé à Plusse de cette exigence. Pour ne pas la blesser. Pour ne pas lui dévoiler que son Jacques, c’est un crisse de prétentieux. Qui n’a rien, mais absolument rien à foutre des acrylique et pastels secs sur papier Arches de Lise qui sont des croûtes. Qui l’a dit à Plusse. Qui n’a, par ailleurs, rien dit à Lise. Pour ne pas la blesser.

La petite Colette sort de l’atelier et s’amène en courant se jeter dans les bras de Plusse qui l’aime bien.

Plusse demande au Ténébreux de s’en occuper pendant qu’elle passe à la cuisine adjacente préparer du café et des sandwiches, avec entrée de sardines en sauce soya et tout. Plusse a faim. Le Ténébreux aussi. Il n’a pas mangé à l’Auberge. Les vieux fous lui ont coupé l’appétit net avec leur ramdam du midi. Le soir, il s’en souvenait encore avec la nausée. Plusse, elle, ne mange jamais à L’Auberge.

Jamais !

C’est une question de principe. On ne mange pas sur un lieu de travail. Parce que l’employeur en profite toujours pour faire sentir que c’est lui qui paye le lunch avec le salaire qu'il verse. Et que si ce n'était de lui... Enfin, passons...

– Ben, qu’est-ce que tu veux que j’fasse? J’connais pas ça, moi, les enfants.

– Demande-lui. Elle va te le dire, suggère Plusse, en poussant l’enfant timide mais curieuse. Comme tous les enfants du monde.

La petite sourit. Elle sent bon.

– Comment tu t’appelles? lui demande-t-il, en la chatouillant délicatement au nombril, sur son petit pyjama blanc avec plein de lapins roses imprimés dessus.

– Coco ! répond la petite Coco. Toi, comment tu t’appelles? demande-t-elle à son tour.

– Rocco ! qu’il dit. Assez fort pour que l’autre, la sceptique, l’entende dans la cuisine.

– C’est comme Coco, constate la Coco.

– Les deux ensemble, on fait Cocorocco, plaisante le Ténébreux. C’est le cri du jus de carottes quand il se lève le matin pour réveiller les lapins, qu’il lui dit en taquinant les petits lapins sur le pyjama : " Cocorocco ! Cocorocco ! "

La petite le gratifie d’un large sourire où il manque évidemment une dent. La principale. La dent d’en avant. Elle est cute comme toutes les petites filles en pyjama qui sortent du bain.

Elle fait : " Cocorocco ! Cocorocco ! " en écho puis, toujours timide, se fourre sans détour le doigt dans le nez. Children will be children...

– Mets pas tes doigts dans ton nez. C'est pas beau, qu'il lui dit. T’é ben belle dans tes lapins roses?

– J’ai pris mon bain, gazouille la petite, obéissante. J’ai mis mon pydjin. C’é un cadeau de ma Tante Luce.

– Y sent bon ton pydjin. T’as pris ton bain avec ton pydjin?

– Noooooon ! On prend pas son bain avec son pydjin. On le met après, répond la fillette, en zézayant et en tortillant le pyjama. Raconte-moi une histoire, demande-t-elle, racoleuse comme tous les enfants.

– C’é un hang up chez vous, les histoires, répond l’autre, sans que son sarcasme touche la petite. J’suis tout de même pas pour te raconter l’histoire de ma vie, ajoute-t-il, toujours assez fort pour que la sandwicherie ne manque rien à la conversation. Y en a qui s’arracheraient les oreilles, insiste-t-il, pour soutenir l’intérêt nella cucina. Bon ! finit-il par céder, j’vais te raconter l’histoire du prince charmant. Viens t’asseoir ici, à côté de moi, sur le divan.

Coco s’assoit, se love tout près de lui.

– Voici l’histoire du prince charmant, commence-t-il, en s’assurant toujours de la curiosité de la préposée au café et autres provisions, qu'il peut apercevoir du coin de l'œil. Il ajuste son langage et sa voix pour imiter celui des narrateurs d’histoires d’enfants à la radio ou à la télévision. Il était une fois, il y a très longtemps, dit-il, 10 ou 11 ans peut-être, un prince charmant... qui... qui... s’était trompé d’histoire. Voilà ! Il s’était carrément trompé d’histoire. Le prince croyait, n’est-ce pas, dans sa naïveté de jeune adolescent, n'est-ce pas, qu’on devait lui fournir un beau cheval blanc pour partir à l’aventure au grand galop, vers de belles contrées inconnues. On devait aussi lui donner beaucoup d’argent pour subvenir à ses besoins. Tout ce qu’il avait à faire en retour, c’était de charmer les belles dames et les petites filles en pydjin et ainsi vivre heureux jusqu’à la fin de ses jours, sans souci ni obligation d’aucune sorte.

Mais il s'était royalement trompé.

Quelle erreur ! Quelle horreur ! Ce n’était pas ça du tout. Il devait charmer bien sûr. Mais pas des belles dames et des petites filles en pydjin. Il devait charmer... des serpents. Il n’était pas prince charmant mais charmeur de serpents. Son manager avait oublié de lui préciser cette partie importante du contrat. Comme il ne connaissait rien aux serpents, il se fit piquer tellement de fois par toutes sortes de langues fourchues qu’il dut quitter son emploi. C’était devenu une question de vie ou de mort, n’est-ce pas? Il se retrouva bénéficiaire du Bien-être social, puis itinérant, puis bénéficiaire de la Ville de Montréal. J’ai bien dit de la Ville avec un v majuscule et deux l, n’est-ce pas?

Il a lancé cette dernière phrase en più forte. Pour être bien sûr de se faire comprendre de la présidente de la FINE – la Foire internationale des nounounes – qui fricote dans l'autre pièce. Ben fine mais un peu nounoune sur les bords, non, la bambola là-bas.

– Elle est à double sens ton histoire, répond l'autre. C’est pas une histoire pour enfants, ça. Tu vas lui faire peur, commente la sardinerie. Qui n’en finit plus de construire des sandwiches à quatre-vingt-dix étages. Et de remplir des centaines de milliers de barils de café pour deux personnes. Quoi, merde ! On part pas en expédition à ce qu’on sache...

– Tu l’as aimé, toi, mon histoire? demande le Ténébreux à toutes les petites filles de la terre.

– Ouiiiiii ! dit la pydjin, pour contredire la cafetière.

– Raconte-moi z-en une autre, tu veux?

Il veut. Il veut bien. Il voudrait surtout que l’autre tartelette au fromage se grouille un peu le cul...

– Oyez ! Oyez ! Voici la légende du légendaire El Dodo, une comptine tirée du folklore colombien, qu’il dit, toujours assez fort pour piquer la curiosité autant de toutes les petites filles du monde que de tous les bols à café du monde.

– C’est quoi une comptine? demande la pydjin.

– C’est un petit conte pour les petits enfants qui apprennent à compter. Ça marche comme ça. Je t’envoie un compte pour divertissement et tu le payes.

– J’ai pas d’argent, dit la petite avec un sourire, en tortillant le pyjama de plus belle, de nouveau gênée.

– J’te fais crédit. De toute façon, c’est un compte à dormir debout, (il la regarde) à dormir... assis, aussi.

Il raconte.

– Il était une fois, dans un barrio charmant et tranquille du sud de la Colombie...

– C’est où la Colombie?

– Ça n’a pas d’importance. Mais pour l’histoire, disons que c’est un beau pays, un pays de rêve, de soleil, de mer, en Amérique du Sud. Bon, on recommence. Tu m’écoutes?

– Oui !

– Tu poses plus de questions?

– Non !

– Veux-tu un verre de lait?

– Non ! Pourquoi?

–Tiens, j’pensais que tu posais plus de questions?

La petite sourit, faussement honteuse.

– Il était une fois, donc, en Colombie, un beau pays d’Amérique latine plein de fleurs, de mers, de soleil et de beaux rêves, un voleur de grands chemins surnommé El Dodo. Aussi rusé qu'imprévisible, le grand El Dodo frappait partout, surtout en bordure des grands chemins, parce que, comme je l’ai dit, c’était un voleur de grands chemins. Il détroussait ses victimes sans vergogne...

" sans honte ", précise-t-il, pour éviter la question.

...et sans aucun remords. Son crime le plus spectaculaire, il le perpétrait dans des banques. Sa méthode de travail était d’une simplicité remarquable. Au moment de pénétrer dans un établissement, El Dodo se mettait à bâiller aux corneilles, ce qui avait pour effet contagieux de plonger automatiquement les caissiers, les bailleurs de fond, les gardiens et toute la clientèle dans un profond sommeil. Le tour était joué. El Dodo vidait promptement les poches de tous les dormeurs, sans oublier les coffres de la banque. Puis, doucement, sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller personne, il partait sans demander son reste, vu qu’il ne restait plus rien...

La petite se met alors à bâiller.

... et, chaque fois que l'on prétendait l'arrêter, il utilisait le même stratagème pour endormir les soupçons et obliger les policiers à ses trousses à fermer les yeux sur son comportement illégal.

" Bahhhhhhh ! " ajoute-t-il, pour faire une démonstration tangible du système infaillible du voleur.

Et ça marche. La petite ferme les yeux et n'est pas loin de s'assoupir.

Un jour cependant, alors qu'il ne s'y attendait guère, un gardien de sécurité résista à ses bâillements. Le matin même en effet, celui-ci avait bu un café à son petit déjeuner. Et le café l'empêcha de s'endormir. Ayant mis la main au collet du fieffé voleur, il invita toute la population à boire le bon café de Colombie pour contrer définitivement les agissements du fameux El Dodo et de ses émules. Ainsi, du jour au lendemain, cette bonne habitude prit de telles proportions qu’elle se propagea rapidement à travers le monde. C'est lui, Juan Valdez, qu’on voit à la télévision dans les publicités qui vantent le goût unique du café de Colombie. El café que el conocedor prefiere. Avec son âne et ses sacs de café, il se promène dans toutes les bonnes épiceries et les bons restaurants du monde entier. C’est une belle histoire, non?

– Ouiiiiiiiaaahhhh ! répond la petite à moitié endormie. Pi El Dodo, lui? Qu’est-ce qu’il est devenu, aaaaahhhEl Dodo? demande-t-elle, dans un bâillement sonore.

– Ben ! El Dodo, heu !... El Dodo... ben, il a été condamné à la chaise... berçante... heu !... jusqu'à son dernier dodo.

" Con ! " a fait la tourtière dans la cuisine.

Lise sort à son tour de l’atelier. Elle vient chercher la petite au moment où la percolateure s’amène avec son plateau de service plein de goodies qu’elle dépose sur une petite table... à café.

Il y a des sardines en sauces soya, des sandwiches au jambon avec de l’Authentic Hot Dijon Mustard et du café. Il y a aussi une bouteille de vin blanc frais et deux verres.

Plusse allume quelques chandelles pour donner un éclairage d’appoint. (Ça pue et c’est dangereux ce genre d’éclairage qui n’attend qu’un peu d’inattention pour foutre le feu partout. Qui constitue un feu " en devenir ", pense le Ténébreux.) Puis elle ouvre la radio. Un poste communautaire. CIBL-FM, 101,5 au cadran. Elle s’assoit sur le divan.

Loin du Ténébreux. Mais sur le divan quand même.

Faut dire qu’il n’y a pas d’autre meuble. Il y a bien une armoire, une lampe halogène, plein d’acrylique et pastels secs sur papier Arches sur les murs et une petite table à café. Mais cette dernière est déjà for occupée par le plateau. Peut vraiment pas s’asseoir ailleurs que sur le divan.

C’est cosy. Sûr.

Mais ça manque de sofas. Faudra y penser à la prochaine paye.

Plusse débouche le vin et remplit les verres.

Lise dit qu’elle ne les dérangera pas plus longtemps. Qu’elle s’en va avec sa Coco. Chez sa mère (elle dit chez la grand-mère). Qu’elle s’excuse pour le dérangement. Qu’elle s’excuse pour la petite. Qu’elle s’excuse pour tout.

Plusse dit qu’elle ne les dérange pas. Qu’elle l’aime bien la petite et qu’elle peut prendre un verre de vin avec eux si elle veut. Lise bien sûr, pas la petite. " Veux-tu un verre de lait, Coco? " demande-t-elle. " Prends un ballon dans l’armoire, " dit-elle à Lise.

Le Ténébreux, lui, ne dit rien. Ce n’est pas d’un verre de lait qu’elle a besoin, la petite salope, mais d’un Kleenex, vu qu’elle a encore le doigt dans le nez. Et ce n’est pas d’un verre de vin mais d’un vibrateur qu’elle a besoin, la grande salope, qui le déguste encore des yeux.

Mais, il continue de ne rien dire.

Absolument rien.

Rien de rien.

Enfin, il demeure muet, quoi.

Coi, si l’on peut dire.

Peut-être est-il mort. Enfin, on n’entend absolument rien de ce côté-là.

Un vrai tombeau.

Et Lise s’en va.

Avec la petite toujours en pydjin, somnolente, qu’elle emmitoufle dans un immense châle de laine par-dessus lequel elle jette un imper jaune. Assez jaune pour faire peur à un pompier.

Sans verre de lait.

Sans verre de vin.

Sans acrylique et pastels secs sur papier Arches avec un grand crisse de prétentieux. Qui ne comprend rien à l’art de tout façon.

Chez la grand-mère.

 

Chapitre 7

 

Fait bon !

– Tu devrais écrire des livres pour enfants, dit Plusse. Tu as du talent.

– C'est un de mes projets, écrire, répond-il.

Il est plein de projets, le Ténébreux. Il veut voyager. Partir. En affaires. Ouvrir un restaurant. Un bar. Une taverne. Faire de la musique rave (de la musique de chanvre). Écrire des chansons pour des vedettes. Plein de projets. C’est un principe avec les projets. Il en faut beaucoup.

Pour avoir la chance que l’un d’eux se réalise.

Faut dire que la moyenne d’aboutissement de ses projets est de l’ordre de .0001%. Alors, autant en travailler 150 en même temps. La déception est moins forte quand rien ne marche, vu qu’il lui en reste encore 149 autres en chantier.

Et un jour, sans qu’on s’y attende, paf ! il y en a un qui verra le jour.

Y a des gens qui se réveilleront. Qui comprendront enfin son génie.

Ensuite, il ne lui restera plus qu’à se suicider pour passer à la légende. Comme Kurt Cobain. Il deviendra lui aussi une étoile filante et paumée. Au firmament de la disgrâce éternelle, certes ! mais de la notoriété publique aussi.

Au chapitre du suicide, c’est lui qui décidera. Le quand, le comment et le pourquoi, ça ne regarde que lui. Et personne d'autre que lui. C'est à lui que revient le dernier mot. C'est lui Dieu en ce domaine. Et il n'a de compte à rendre à personne. S’il se tue, qu'on essaie donc de lui prouver – à lui – que quelqu'un d'autre quelque part continue d’exister? Alors hein !

Justement à la radio, ti-Kurt chante I hate myself and I wanna die. Quelle coïncidence non? qu’on doit au choix musical de CIBL-FM.

Avant son suicide cependant, il aimerait bien, si possible, baiser Claudia Schiffer, Lady Di ou Mitsou. Whichever des trois witches comes first. Pas d'importance... Pour lui, ce n’est pas une question de beauté ou de fantasme sexuel, mais il " mérite " de tremper son biscuit dans quelque chose de connu. Pour la postérité. Pour l’expérience de la chose. Pour dire que, bon ! il a baisé une telle ou l’autre telle.

Pour Claudia Schiffer cependant, ça ne le dérangerait pas d’attendre trois ou quatre jours après sa mort pour se la faire. Question de la laisser faisander un peu. Lui donner du goût là où ça compte. Entre les deux jambes. Pour qu’elle livre toute sa saveur. Nature, la Claudia, elle doit manquer de torque, comme on dit. Elle doit friser l’insipide. Elle doit goûter le verre d’eau.

Mais ce n'est pas une conversation à tenir à une fille qu'on vient tout juste de rencontrer. Alors il se la ferme.

– Tu la trouves sympathique, Lise? demande Plusse, en servant le vin et en commençant à grignoter.

– Ouiiiiii ! dit le Ténébreux, sur le même ton que la petite cochonne de tout à l'heure.

– Je l’aime bien, dit Plusse, sans rire et sans relever le sarcasme. J’aime ce qu’elle fait. C’est une artiste très sensible. Mais le défilé des amants tourmentés, ça j’m’en passerais bien.

–T’es forcée de les rencontrer? Elle te les présente?

– Quelquefois. Mais c’est déjà trop. Et il y en a qui s’éternisent. Dans ce temps-là, elle enfile un t-shirt où c’est écrit en gros caractères Non merci, je ne déjeune pas ! Et elle se pavane devant eux. Ils finissent par comprendre le message. Si tu veux le voir, t’as qu’à prendre rendez-vous avec elle, ajoute Miss Persifleuse, mieux connue sous le nom de Miss Trop-Loin-su’l-Divan qui, pour l’instant, fait fi de sa ligne puisqu’elle passe à l’attaque de son deuxième sandwich.

– Comment t’as fait pour finir dans la rue? demande-t-elle pour meubler la conversation. Une autre de ses questions stupides qui ne mènent à rien. Qui ne méritent même pas de réponse. Qu’elle regrette déjà.

– J’ai pas fini, je commence, répond l’autre, condescendant, en évitant de narguer la blanche colombe.

Perspicace, il sait qu’un peu de pathos peut le mener loin dans les circonstances. Alors il beurre la tartine. Épais. Il raconte une jeunesse triste et solitaire à la campagne. Son mélodrame atteint l’apothéose au moment même où Charles Aznavour entonne La Mama à la radio. Très à propos comme choix musical, CIBL-FM, non? Il n’en demandait pas tant. Mais, bon ! merci CIBL ! Merci Charles !

Des Italiens, ses parents. Installés depuis plus d’une trentaine d’années dans un petit village de Beauce où il est né. Lui-même n’a jamais connu l’Italie. Se l’est fait souvent – trop souvent – raconter par une mère apitoyée sur ses malheurs d’immigrantes. Un père manœuvre sur une ferme. Il était extraordinaire quand il était sobre, son père. Mais, quand il partait sur la galère, quand il s’ennuyait de son Italie natale, tout le village partait sur la galère avec lui. Ça pouvait durer une semaine entière. Souvent deux. Quand c’était fini, quand il n’en pouvait plus, il rentrait à la maison, s’excusait et redevenait l’homme chaleureux qu’il était au fond.

Pour ce qui est de sa mère, elle n’a jamais réussi à oublier sua famiglia abandonnée dans le sud della sua Italia. Lentement, elle avait sombré dans une neurasthénie chronique dont la mort l’avait délivrée. Sortez vos mouchoirs...

Pauvres aussi ses parents. Tellement pôôôôôôôvres que la petite famille a souvent dû se nourrir de soupe à la cuillère. C’est le nom qu'il donnait au bouillon que confectionnait sa mère quand elle manquait de provisions aux fins de mois. Dans ces cas de force majeure, elle faisait bouillir les cuillères de bois utilisées pour faire la cuisine et qu’elle évitait toujours de laver. Quand le consommé réussissait à prendre un semblant de couleur, elle le servait avec des toasts généralement sans beurre. Dans les jours plus fastes, elle rajoutait un oignon, quelques macaronis et de la farine pour donner plus de consistance à la préparation. On comprend qu’il faille y aller avec le dos de la cuillère, aujourd’hui, pour lui parler de soupe instantanée...

Aujourd’hui aussi, il déjeune tous les matins, ironise-t-il, au profit de la Sainte-Jalouse-de-sa-Coloc, mère des toiles de cul, des cafetières filtre en Pyrex, des sardines en sauce soya et des sandwiches tomate-jambon-tomate, salade, moutarde, avec des pickles en guise de condiments.

Patronne des napkins aussi, peut-être?

En espérant, en priant merde ! pour qu’elle ne soit pas en plus protectrice de la gomme à mâcher Trident, sans sucre, qui ne colle pas aux gencives.

Il s’offre un second verre de vin, plein à ras bord. Elle, un petit peu. Juste un petit peu. Pour rafraîchir. Elle n’a pas encore terminé le premier.

– C’est du vin de dépanneur, constate le Ténébreux.

– Oui, dit Plusse qui s’excuse. Elle travaille trop. Elle n’a pas eu le temps de s’approvisionner à la Société des alcools. Et, bon, s’il n’en veut pas...

– Non, non ! Ça ne fait rien. Ça ira !

Ils trinquent.

Le Ténébreux a soif. Il boit vite. Il se ressert. Il boira jusqu’à la lie, s’il le faut. Ce qui ne devrait pas présenter de complications parce que, avec les vins de dépanneur, la lie, c’est directement sous le bouchon qu’on la trouve.

Et il commence déjà à en sentir les effets.

Les effets de la lie. Oh ! la ! la ! la lie !

Pourquoi travaille-t-elle comme assistante sociale? Pourquoi travaille-t-elle à l’Auberge? Pourquoi s’occupe-t-elle de restants de trous de cul de société comme les vieux dégueulasses qu’il a vus? Pourquoi ne cherche-t-elle pas un travail plus valorisant? Moins déprimant? Elle qui a plein de talent et plein de grosses... de belles qualités s’informe-t-il, en lorgnant son hôtesse en haut de la ceinture.

Ben, il en faut des gens comme elle. On ne peut pas tous vouloir les mêmes choses dans la vie. Le résultat à tout prix. Le succès comme on en parle dans les journaux et les magazines de mode. On ne peut pas tous se satisfaire de la pensée positive à la Jojo Savard. Son travail humanitaire, elle l’a choisi en connaissances cause. À la suite d’études qu’elle a réussies. Elle n’a rien d’une Mère Teresa, Plusse. (Physiquement, c’est indiscutable, pense le Ténébreux. Elle est plus grande et surtout plus... volumineuse à certains endroits. Pour les goûts vestimentaires, là, d'accord, il y a des ressemblances.) Et son intervention sociale la valorise pour le moment. Elle apporte un soulagement aux nécessiteux qui dépendent d’elle. Plus tard, elle verra. Plus tard, elle fera le bilan. Pour l’instant, c’est vrai, c’est plutôt déprimant. Mais elle est jeune et elle gagne un salaire. Pas un bon salaire, non ! Mais un salaire tout de même. Qui lui permet de s’offrir des petites gâteries et qui l’aident à supporter les moments plus difficiles.

Avec les seins qu’elle promène sous sa robe de Carmélite bleu marine, elle peut bien se mettre à parler intelligemment ou à réciter le catéchisme de la parfaite petite bourgeoise altruiste si ça l’amuse. Ça ne changera pas d’un iota la concentration du Ténébreux, qui entame allègrement son quatrième ou cinquième verre de lie. Sait pas. Ne compte pas. Et qui a pogné le fix. On devine où.

– J’économise de l’argent, dit-elle. Je veux prendre des vacances. L’hiver prochain. Début février. Dans six mois, tout au plus. J’ai besoin de me reposer. Trop de stress. Je veux aller dans le sud. À la chaleur. Me faire bronzer au soleil, sur une plage de sable blanc. Sous les palmiers. Faire de la plongée sous-marine. Dans les Antilles françaises, précise-t-elle. Je veux respirer l’air salin, le varech, tout. Boire des ti-punchs les pieds dans l’eau. Deux ou trois semaines, je ne sais pas. Ça dépend de l’argent que je pourrai économiser d’ici là.

Lui, le Ténébreux, c’est dans les gentilles Françaises qu’il veut les passer ses vacances. Plus précisément dans celle-ci, avec son petit double menton excitant. Pas taleûre. Pas dans six mois. À swère. Tusuite. Au plus tard, dans les six minutes qui suivent. Il a beaucoup travaillé ces temps-ci. Depuis trois quarts d’heure au moins qu’il écoute les élucubrations de deux illuminées et demie; qu'il raconte des histoires à l’une, à la mi-l'une et à l’autre pleine lune; qu’il boit du gros punch plus ou moins frelaté et qu’il bouffe des sandwiches, le petit doigt en l’air, en s’essuyant le bord des lèvres avec un napkin pour faire snob. Faut se mettre à sa place. C’est stressant, ça. Il a besoin de vacances, lui aussi. À la chaleur. Il a besoin de se faire bronzer lui aussi. De se faire brûler la peau par deux gros soleils radieux. Radiaux. Il a besoin de se vautrer sur une plage de sable blond et de palmiers froufroutants, au sud des deux gros soleils. Il a besoin de respirer son air salin à elle. Son varech. Tout. D’ailleurs, pour la plongée sous-marine, il a déjà ses goggles sur le nez. Alors, hein ! Par ici le ti-pwésson.

Comme les Japonais, il les déguste vivants, les ti-pwéssons.

Frétillants.

Arigato !

Par principe, il ne suce jamais les féministes ni celles qui portent un casque pour faire du vélo.

Pour les punir. De quoi? Sait pas. Pas d'importance.

Les féministes et les porteuses de casque de vélo ne perdent peut-être rien à sa grève discriminatoire, allez savoir. Mais comme tout est question d’appréciation...

Tout compte fait, il ne suce plus souvent depuis un certain temps.

Pour être franc, ça fait même très longtemps qu’il n’a pas sucé. Il songeait justement à ce petit problème la semaine dernière à l’ancienne manufacture, en s’attaquant à une tranche de pizza Domino’s Family Special, livraison en 30 minutes ou moins, sinon vous ne payez rien. D’ailleurs, il ne voulait pas payer parce que, prétendait-il montre en main, le livreur n’avait pas effectué la livraison dans le temps requis. Il a finalement réglé pour éviter une confrontation avec la police et la mafia italienne. Ce qui, de toute évidence, l’aurait forcé à manger froid.

Aujourd’hui, c’est peut-être son jour de chance. Qui sait? Le jour béni où il pourra mettre enfin un frein à son jeûne obsédant. En effet, la tarte d’à côté n’a rien d'une féministe. Et pour ce qui est du vélo, ça a tout l’air d’être la dernière de ses préoccupations. Alors...

Mais c’est loin, les gentilles Françaises. Très loin. C’est à l’autre bout du monde. C’est à l’autre bout du trop grand divan kitsch à trois places en velours côtelé vert. C’est là-bas, là-bas. Très loin. À quelque deux mille kilomètres environ. À vue de nez, bien entendu. En tournant à gauche, derrière la bouteille de vin.

On peut obtenir des cartes géographiques très détaillées chez n’importe quel adolescent en santé qui, contrairement à lui, n’a pas trop bu.

Et s’il ne se décide pas à entreprendre le voyage dès maintenant, il risque de perdre son ticket.

Il risque de perdre son bagage.

Il risque de perdre son bagou.

Soûl en plus, il risque la catastrophe.

L’écrasement pur et simple du Boeing 767 gros porteur qu’il a entre les jambes.

Le crash.

Le non-décollage de l’appareil, à tout le moins.

Le fiasco, quoi.

Il risque surtout de coucher dehors. Sous la pluie.

Alors, il s’approche.

Déterminé, on s’en doute. Il en va de son confort.

D’autant plus que l’autre, prétextant une soudaine bouffée de chaleur, a commencé à déboutonner le haut de sa robe pour s’aérer à l’aide d’un paquet de napkins.

Il a toujours le teint aussi livide, le Ténébreux. Il a toujours sa veste de cuir noir sans manches. Sa chemise anthracite. Ses Doc. Martens, lacets noirs. Son sac. En cuir noir aussi. Plusse remarque pour la première fois son large bracelet au poignet droit, son collier tressé, sa ceinture. Tout en cuir noir.

Il n’est pas beau, le Ténébreux mais... mais ténébreux.

Il dégage une odeur... d’homme. Une odeur... de liberté. Une odeur... de cuir.

Une odeur de cirage à chaussure, mettons.

Kiwi? Esquire?

Sait pas.

Peut pas dire.

Pas tellement versée dans les miasmes d’hommes de rue en rut, la Plusse.

Ça ne lui ferait pas de tort, en tout cas, de se faire détartrer les dents...

Mais bon ! coudon, pas ce soir.

Demain, disons.

Demain matin, de bonne heure.

Il est là. Tout près maintenant. Il lui enlève ses grosses lunettes à monture noire qu’il dépose sur la table à café. Pour l’instant, lui, il garde ses goggles.

Il la trouve très belle. Il le lui dit.

Et son chum, à Plusse, il est chez sa maman. Là-bas. Là-bas. À Québec. C’est loin Québec. C’est à l’autre bout du monde, Québec. Qu’est-ce qu’il fait à Québec? Sait pas. Pas d'importance. Il attend probablement.

Plusse n’a pas l’habitude de se laisser approcher par le premier venu. Par n’importe qui. Par n’importe quel... corroyeur. Mais elle est fatiguée. Elle a trop travaillé. Elle s’ennuie peut-être? Pas vraiment. Mais, bon ! le vin aidant...

Et le cuir...

Elle a beau implorer Sainte-Baie-des-Chaleurs-de-la-Gaspésie, mère de tous les campings et de toutes les nuits solitaires, qui lui avait promis la dernière fois que, bon ! c’était fini ces folies-là et que, bon ! plus jamais de vin avec des inconnus. Rien à faire. Sainte-Baie ne répond pas. Semble ne rien connaître ni aux ténébreux en général, ni aux Doc. Martens en particulier. Ni au cirage à chaussures, c'est sûr. Probablement – il ne faut jurer de rien – que cette foutue Madone n’a jamais bu de vin de dépanneur non plus, alors...

Alors Plusse se laisse caresser...

Un peu...

Jusqu’à ce qu’elle réalise qu’un peu, c’est beaucoup.

C’est même trop.

Beaucoup trop.

En titubant, il l’a conduite dans sa chambre en emportant d’une main son verre de lie qu’il dépose sur le sol. Parce que, là encore, il y a pénurie de meuble. Il la déshabille. Pas complètement, bien sûr. Il s’attaquera au soutien-gorge plus tard. Puis il s’occupe de lui. Il se déshabille en continuant de l’embrasser à pleine bouche.

Goulûment.

Comme un ténébreux.

Ils se sont couchés sur le lit.

Sur les couvertures.

D’un geste nonchalant, en vainqueur, le Ténébreux prend une gorgée de vin. La lie au lit, si on peut dire. L’amour aussi, l’amoroso. Dans son début d'ébriété, il sent confusément qu’enfin l’un de ses projets est en bonne voie de réalisation.

Avec sa gueule d’éternel couche-dehors, qui sait? il couchera peut-être en dedans ce soir.

En dedans d’elle.

S’il parvient à se concentrer, naturellement.

Pour l’instant, il pêche. Qu’on ne le dérange surtout pas. Quelle mer ! Quelles délices ! Quels parfums ! Ça, ça n’a pas le goût de verre d’eau de la Claudia. Non ! Non ! Non ! Non ! non ! non ! non ! Ça, ça goûte ce que ça sent. Et quel ti-pwésson qu’il mord à belles dents ! Va lui arracher la tête, s’il continue sur cette lancée. L’autre, en haut, supplie qu’il arrête parce qu’elle n’en peut plus. Mais il peut continuer encore un tout petit peu tout de même parce qu’elle en peut encore un ti-peu.

Quand il décide enfin d’émerger des abysses, Plusse épuisée exige qu’on ferme la lumière. Et même en pleine obscurité, elle refuse obstinément d’enlever son soutien-gorge. Elle ne l’enlève jamais. Jamais en présence de quelqu’un. Même devant le Jacques à sa maman. À Québec en ce moment. Homosexuel c’est sûr. Elle en est convaincue depuis quelques instants...

Trop gênée, Plusse. Trop inhibée. Trop complexée, comme on dit familièrement. Déjà qu’elle ne veut pas faire l’amour.

Mais si, elle veut. Mais pas complètement. Là n’est pas la question. Ce n’est pas la bonne question, en tout cas. Elle veut... mais ne veut pas. C’est ambigu. Allez comprendre. Mais pourquoi chercher à comprendre? Pourquoi chercher midi à quatorze heures quand on sait parfaitement bien qu’il est onze heures?

Veut. Veut pas. Y a rien à comprendre. Y a rien à expliquer. C’est comme ça. C’est la vie.

Faut comprendre... C’est difficile de prendre une décision quand on n'a pas l'habitude de la spontanéité. Quand on n’a pas lu la documentation sur la question en jeu. Quand il n’y a pas de jurisprudence appropriée. Quand on doit se servir uniquement de son jugement, sans avis et sans le soutien d’une quelconque autorité.

Ils sont là, nus. Du moins en partie. Elle, pas complètement puisque... le soutien-gorge. Elle ne veut pas l’enlever. Et elle ne l’enlèvera pas.

Le Ténébreux lui parle doucement. En baissant le ton graduellement. Pour créer l’intimité. " Enlève-le, ton soutien-gorge. Tu veux l’enlever? J’aime les seins. J’aime les gros seins. J’aime tes gros seins à toi. Je veux les caresser. Je veux les embrasser... "

– Non, je ne veux pas.

Parle tout bas, qu’il lui dit, tout bas, à l’oreille qu’il mordille en même temps.

Je ne veux pas. Je ne veux pas l’enlever, qu’elle répond, tout bas. Pour respecter l’intimité. Mais fermement tout de même. Elle déteste les hommes qui lui parlent de ses seins. Elle aime ceux qui n’en font pas de cas. C'est absurde. Mais c'est la logique des femmes. Du moins, c'est sa logique à elle. Là par exemple, c’est autre chose. Le Ténébreux lui en parle, oui. Mais tout bas. En baissant le ton. Il ne lui en parle donc qu’à moitié. C’est déjà à moitié pardonné, non?

Rien à faire. Elle ne l’enlèvera pas son soutien-gorge. Elle le sait. Il le sait. Alors, décidé, il approche son sexe gros comme un jambon qu’il frotte, qu’il fait peser sur les deux grosses tomates protégées par le soutien-chose vert pâle en dentelle dont les rainures imitent les veinures de feuilles de laitue...

Veut, veut pas, lui, y veut.

That’s it ! That’s all !

Et, soudain, sans crier gare, le jambon déverse son Authentic Hot Dijon Mustard dans le D cup 38 vert salade, qui enveloppe les deux tomates soudain rouges de honte.

" Merde ! " qu’il dit le Ténébreux.

Elle ne connaît pas le code de la rue, Plusse, ni les autres charabias à la mode mais elle sait parfaitement bien que ce n’est pas de la merde, ce truc-là. Ce n’est pas avec de la merde qu’il vient de souiller son sous-vêtement, le souille vêtement.

Ce n’est pas de sa faute. Il le jure.

Visait l’trou d’pipe, lui.

Le vagin d’en haut.

Voulait lui cracher son plaisir en pleine gueule. Too bad ! Better luck next time !

Elle ne l’enlèvera toujours pas son soutien-gorge. Même souillé. Pas devant lui, en tout cas.

Elle vérifie les dégâts. C’est visqueux. C’est coulant aussi. Ça n’a pas de couleur dans la noirceur. Pourtant, c'est luisant. C’est chaud. Mais ça provoque le frisson. Ça sent fort aussi.

C’est excitant. C’est dégoutant.

C’est troublant. C’est stagnant.

C’est vivant.

C’est hypnotisant.

Comme du sang.

Plusse tire la couverture sur elle. Elle se retourne dans le lit du côté opposé. Pour ne pas qu’il la regarde. Pour ne pas qu’il la voit. Pour ne pas qu’il sache.

Lentement, très lentement, d’un geste à peine perceptible, pas perceptible du tout en fait, Plusse enrobe de la chaude mixture la pointe de ses seins durs comme des pénis prêts à défoncer l’hymen et, ensuite, toute la surface de ses grosses protubérances sous le soutien-gorge. Sans l’enlever. Très lentement. En gestes circulaires. C’est chaud. C’est bon. Comme du sang. Non, il ne faut pas qu’il sache. Il ne faut jamais qu’on sache...

Puis, soudain, tout se déclenche en elle.

Elle jouit.

Dans un long et silencieux soupir. Elle jouit.

Honteusement.

Elle jouit.

Passivement.

" Con ! " laisse-t-elle échapper tout bas. Au moment de l’extase.

Avec un léger soubresaut de la tête. Qui lui parcourt tout le corps.

Puis, Plusse s’endort.

Avec le sous-vêtement mouillé.

Avec le soûl, bêtement vidé.

À ses côtés.

 

Chapitre 8

 

Fait lourd !

Le Ténébreux a quitté l’appartement tôt le matin. Il avait rendez-vous avec son monde.

Sa bande.

Près de l’Auberge. Dans le Vieux-Montréal.

Aujourd’hui, ils ne sont que six mais souvent, il y en a d’autres qui se greffent à eux, selon les circonstances. Selon les humeurs. Selon leur besoin de protection. Contre la solitude. Contre la société. Contre eux-mêmes. Contre les autres. Contre les autres gangs qui souvent les taxent...

On accepte son leadership parce qu’il est plus âgé. Il a plus d’idées. Il semble plus débrouillard. C’est tout. Ils ne sont pas curieux. Se connaissent depuis peu. Se respectent sans plus.

C’est assez.

Et, puisqu’il faut un leader, pourquoi pas lui? Si ça peut lui faire plaisir. Rassurer son ego.

Justement, ils sont là. Qui l’attendent. Sous la pluie.

Parce qu’il pleut toujours.

Que se passe-t-il avec le temps? La couche d’ozone qui s’effrite laissant apparaître le trou du cul de Dieu? Le mont Pinatubo qui éjacule encore? Personne ne sait. Plutôt, tout le monde sait. Tout le monde a une opinion. Qui ne change rien à rien. Il pleut toujours. En dépit de toutes les opinions. De toutes les explications scientifiques. Il continue de pleuvoir.

Et eux, ils sont là, dehors, habitués maintenant à la douche.

Enfin, aujourd’hui ça ne tombe pas en cascade. Ça s'rait plutôt un genre de crachin gris qui n'en finit plus d'alourdir les humeurs.

Les filles placotent sous un parapluie ébréché. Pour montrer qu'elles au moins, elles osent se montrer avec un parapluie ébréché. Ce qui fait passablement plus " actuel " qu'un parapluie neuf, faut admettre.

Les gars s’amusent. L’un d’eux joue de l’harmonica. Avec une balloune. Qu’il dégonfle aux dents de l’instrument qu’il tient fermement entre les genoux. Il réussit à produire des sons rappelant vaguement la cornemuse.

Entre deux passes de hackey ball, les autres s’adonnent à des jeux de société.

En fait, ils ont déniché un vieux balai ramolli qu’ils utilisent pour faire bander les chevaux mâles des calèches à touristes de la rue de la Commune, stationnées pour manque de clients. Il baladent le balai avec précision sous les couilles des animaux attelés, en leur montrant du doigt les juments parquées non loin et en faisant une description obscène des attraits sexuels de ces dernières.

Hé ! joual vert, r'garde l’gros cul? " qu'ils disent entre autres, en s'adressant à l'un des chevaux. Probablement écolo. Vu sa couleur.

Et, ça marche.

Très fort.

Il y a au moins une dizaine de chevaux qui sont mal en point. La langue pendue jusqu’à terre.

Et le reste?

Jusqu’à terre aussi.

On se doute bien que ce ne sont pas les propos scabreux des jeunes mais bien le balai qui provoque une telle réaction.

Un jeu qui pourrait coûter cher aux cochères et cochers en les privant de promenades, eux qui sont pour l'instant attablés au resto bar Le Tug, coin Berri et de la Commune. En effet, si ce n’était de la pluie, s’il y avait des touristes en mal d’exotisme, de vieilles pierres ou de hamburgers, il leur faudrait attendre une bonne dizaine de minutes avant de partir en course. Attendre que les animaux oublient leurs mauvaises pensées. Leur érection.

On ne promène tout de même pas un groupe de couventines dans une calèche tirée par un cheval bandé... comme un cheval, coudon.

Sans attirer l’attention.

En plein Vieux Montréal.

Plein de touristes américains l’été.

Qui ont surtout l’habitude de photographier les autobus qui les transportent, en guise de souvenirs à rapporter à la maison. Pas de la porno de chevaux.

" That’s some fuckin’ big busses " qu’ils commentent, caméra à l’œil. Et ils ont raison car il s'agit bel et bien de " fuckin’ big busses ", fruits de l'influence américaine au domaine du transport par bus. Qu'ils viennent justement de découvrir à l'occasion de ce voyage fascinant. Thank you ! Hil, Billy Clinton.

Pour sa part, le joueur d’harmonica a confectionné un condom à l’une des picouilles à l’aide de sa balloune toute en longueur. Une fois en place et bien étirée, on peut distinctement y lire, les unes derrières les autres, les dernières strophes d’une toune du groupe Les Roger, qui exalte les beautés de Montréal et justement intitulée Montréal, la toune :

 

Montréal une île

Montréal une ville

Montréal éternelle

Montréal Paul-Émile

Montréal... Ainsi soit-il !

Vert fluo, sur fond noir, c’est très beau...

La vieille bête n’apprécie pas. Mais paaaaaaas du tout. Et malgré son attelage, elle n’en manifeste pas moins son mécontentement par des ruades rageuses et des coups de tête de gauche à droite qui signifient " non ", même en espéranto henni.

Ça ne dérange pas du tout l’Ainsi soit-il ! qui s’épanouit, fier, au bout du gland. Par terre.

Comme c’est une bonne idée, ils y reviendront. Pour l’instant, ils ont d’autres chevaux à fouetter.

" À la prochaine " déclarent-ils en chœur à la vieille bête. Ce qui ne laisse rien de bon à présager pour la future vie sexuelle de l’ancien étalon condomné au vit.

__________________________________________________

Le Ténébreux distribue les rôles. Aujourd’hui, il forme deux groupes de trois. Deux qui exécutent et l’autre qui fait le guet. Pas de violence. Ce n’est pas nécessaire. C’est payant si la police n’en fait pas un drame. S’il y a de la violence, les flics ne tarderont pas à s’en occuper. Sérieusement.

C’est à dire avec de la vraie violence.

Sinon, ça passe inaperçu.

Ce qui doit passer inaperçu, c’est leur commerce de vente et d’écoulement de lunettes de prescription. Ils visitent les endroits publics, les bars, les dépanneurs, les arcades et les centres d’amusement ou autres lieux hétéroclites pour proposer un vaste choix de verres de prescription avec toutes sortes de montures de toutes les formes et de toutes les couleurs.

Pour hommes et femmes.

Ils possèdent toute la gamme des échantillons.

Les clients essaient. Puis s’ils voient mieux, s’ils distinguent maintenant ce qui était flou avant, ben ! ils achètent. Aucune obligation de leur part naturellement. Ils font affaire avec de vrais professionnels. Quelquefois, sur rendez-vous, ils se rendent à domicile pour fournir une famille au complet : les parents qui ne sont plus capables de se voir en peinture, les enfants qui n’ont rien vu mais qui jurent que ce sont les petits voisins qui ont fait le coup ou encore la grand-mère qui voudrait bien vérifier par elle-même si on n'aurait pas déjà inscrit son nom à la rubrique des décès.

Un genre de party Tupperware pour les yeux. Un lunetteware.

Ils répondent à toutes les demandes.

Dans son système de santé, le gouvernement refuse de débourser le coût des lunettes. Pire encore aujourd’hui, l’assurance maladie ne défraie même plus le coût des examens de la vue pour les personnes âgées de 18 à 64 ans. Alors, imaginez l’argent dont il faut disposer pour les besoins de toute une famille lorsqu’on inclut les frais des prothèses ! Ça n’a pas de bon sens ! Pourtant, c’est bien entre 18 et 64 ans qu’on paye des taxes, non? Comment payer des taxes si on ne réussit même pas à voir combien on gagne? Dans ces conditions, vaut mieux rester dans le noir. Vaut mieux oublier les examens de la vue et acheter n’importe quoi qui permet, au moins, de se débrouiller. De voir à ses intérêts à prix raisonnable...

La clientèle est tellement reconnaissante que dans certains milieux, on les considère avec beaucoup de déférence. On attend leur passage avec impatience.

Pour des punks, pour des itinérants, c’est la reconnaissance.

Ils se sentent utiles. Des gens dépendent d’eux. Plus tard, ils verront. Feront le bilan. Pour l’instant, ça les valorise.

En moins de deux mois, ils sont devenus les docteurs Schweitzer de la vue de tout le centre-sud de Montréal. En apportant un soulagement aux nécessiteux.

Des Robin Hood de la barnique, rien de moins.

Mais pour vendre, il faut s’approvisionner. C’est un des principes fondamentaux du commerce. C’est cette opération délicate qu’ils sont en train de mettre sur pied.

L'acquisition de la matière brute. Le vol des lunettes, quoi.

– Y faut pas le faire n’importe où, dit le Ténébreux. Il faut travailler en dehors du Vieux-Montréal. Ça donne rien d’attirer l’attention sur le quartier...

– Y pleut, dit l’un.

– M’en fous, qu’il lui répond. Si tu veux fumer ton joint ou sniffer ta ligne, tu vas te grouiller l’cul pi travailler comme tout le monde. Faut payer cash, quand on se fournit chez Don Qui Shoote (alias Nick Aragúa). Tu l’sé, y fait pas crédit. C’é pas un rent-a-quart, lui. Pi, avec la pluie, y a moins de chance qu’un zélé parte à courir après vous-autes.

Il est contre la drogue, le Ténébreux. Ben, enfin, pas tout à fait... Façon de parler. Parce que, quand on vit dans la rue, on ne peut pas être contre la drogue. Ça ne se fait pas. Ça ne fait pas partie du code que de renoncer à ce qui est illégal alors que le simple fait de vivre dans la rue, c’est déjà illégal.

Faut être juste, quoi.

Vaut mieux en " faire " aussi.

Pour faire comme tout le monde.

Alors il en fait.

En évitant d’attirer l’attention de la police.

Des narcs.

Les tabar...narcs.

Mais, contrairement à l’idée que l’on s’en fait dans certains milieux, il ne croit pas que la drogue favorise la création. Que la drogue rende plus intelligent. Ce n’est pas parce qu’on administre une drogue à un bébé bleu qu’il devient aussitôt un bébé rose, prétend-il.

Si on n’est pas intelligent d’avance, si on n’a aucune imagination, le génie ne fera pas éruption simplement parce qu’on prend d’la drogue.

Ça sécurise. Ça calme les angoisses de la solitude. Peut-être. Admettons. Ça permet d’augmenter certaines sensations. Oui ! D’accord ! Mais ça ne rend pas plus intelligent.

C’est bon pour s’amuser, seul ou en groupe. Point final. Encore faut-il que le divertissement soit la préoccupation du moment.

L’instruction non plus d’ailleurs ne rend pas plus intelligent. Pourtant, on en donne à tout le monde. C’est obligatoire. Gratuit en plus. Du moins, en bonne partie. Et plus les gens sont instruits, moins ils sont capables de créer. Moins ils sont capables de juger. De faire preuve de bon sens. De faire face à des situations. Plus ils ont besoin des autres. Plus ils doivent s’entourer pour justifier leurs décisions. Leurs prises de position prudentes.

Jurisprudentes.

L’instruction sécurise. L’instruction calme les angoisses de la solitude. L’instruction snobilise. L'instruction favorise l'élitisme.

C’est idéal pour se foutre du monde. Pour en abuser. Pour s'en amuser.

C'est essentiel pour travailler dans les grandes entreprises et faire partie de la haute direction de sectes ésotériques comme l'OTS.

C'est nécessaire pour gouverner.

Mais ça ne rend sûrement pas plus intelligent.

La drogue, par contre, ça donne une personnalité. Croche peut-être, mais une personnalité quand même. Y a tellement de gens qui n’en n’ont pas !

Parlant de s’amuser justement, un soir qu’il avait fumé un beau gros joint, il avait songé sérieusement à manger des escargots à l’ail. Pour aller ensuite proposer du hasch aux pushers sur la rue Saint-Denis. Comme ils le font eux-mêmes.

Hasch? Haaasssccchhh? Haaasssccchhhhh?

À six pouces du nez. En puant l’ail. Question de leur faire plier les genoux, à eux aussi. Qui ne respectent rien. Et qui le provoquent chaque fois qu’il a rendez-vous dans le coin. Question de leur montrer qu’ils ne détiennent pas le monopole de l’intimidation.

Il en a marre de ces escobars.

C’est un autre de ses projets.

Pour l’instant, il a d’autres préoccupations en tête.

Pour l’instant, il travaille au renouvellement des stocks de lunettes. Pour l'instant, il organise son plan de vols.

Uniquement des lunettes de prescription. Teintées, pas teintées, aucune importance. De prescription. On ne peut pratiquement rien tirer des autres à la revente.

Exception faite des Ray Bans, des Sport Vuarnet ou des Adidas.

Avis aux intéressés. Avis aux intéressées aussi.

Quoiqu’une femme avertie n’en vaille que la moitié d’une dans ce cas-ci.

Parce que craintive.

En effet, si elle sait qu'elle peut éventuellement se faire voler, elle paniquera au moindre mouvement brusque, à la moindre effervescence. Ce qui la rend plus vulnérable. Ce qui en fait une proie toute désignée, facile, évidente, pour les prédateurs aguerris qu’ils sont, agissant selon un plan stratégique bien déterminé.

Comme des loups.

Une meute de loups.

Sous forme d’agneaux.

 

 

 

Chapitre 9

 

Hot ! Très hot !

Le Ténébreux divise ses troupes.

Il forme deux équipes qu’il devine – qu’il espère – plus ou moins homogènes. Autonomes. Deux gars, une fille. Deux filles, un gars. Lui, il passera d’un groupe à l’autre pour récolter les recettes et éviter que l'un deux se fasse prendre avec des pièces à conviction en main.

Il part avec un premier groupe tout en se tenant à distance, selon le plan discuté.

Ils ont décidé de tenter leur chance au Complexe Desjardins.

C’est bien le Complexe Desjardins !

En fait, on se croirait dans un aéroport international. L’aéroport Mirabel, par exemple.

La majorité des gens qu’on y rencontre n’y sont que de passage. De plus, il y flotte en permanence des odeurs de frites émanant des nombreux fast-food à aire ouverte, tous regroupés sur un même étage, à aire ouverte aussi.

Comme à Mirabel.

Y a pas à dire, c’est très bien le Complexe Desjardins.

On se sent vite transporté vers d’autres cieux. Vers d’autres mondes.

Vers le monde des affaires par exemple qui y a des bureaux et qui y fait des affaires d’or. Vers le monde des fonctionnaires et des bureaucrates qui y ont des bureaux et des fonctions en or ou encore vers le monde des commerçants, chercheurs d’or en tout genre.

Des mondes complexes, lointains et, à ce qu’on dit, souvent barbares.

C’est très bien le Complexe Desjardins !

Avec son avenue piétonnière intérieure, sa promenade, ses nombreux couloirs adjacents, ses basilaires, l’endroit est idéal pour l’exécution de n’importe quelle rapine. Surtout qu’à l’intérieur, ça permet de travailler au sec.

Dans le premier groupe, il y a Anne – un âne parmi tant d'autres – une dégingandée d’à peine 20 ans, et qui crie à tout va qu'elle en a 21. Question de montrer qu'elle a du vécu.

Une sorte d'eurasienne à la peau olivâtre dont le haut du corps est perché sur la plus longue paire de jambes en ville. Olivâtres aussi les jambes, il va sans dire. Pour avoir une meilleure vue d’ensemble, il faut imaginer un genre d’i minuscule muni d’ailes, qui survolerait en rase-motte(s) un v majuscule à l’envers.

Ou encore, deux autobhan de 500 kilomètres aboutissant directement à un parking fleuri surmonté d’un complexe d’habitations complètement vide.

Un projet fédéral, sans doute !

La fille est bottée de cuir noir à mi-mollet, basée (bas Hue) de noir à mi-cuisse, avec jarretelles apparentes s’il vous plaît, et micro jupée noire à mi-fesse. Cerise sur le sundae, elle est couronnée d’une abondante chevelure rouge feu qui descend, raide, sur son mini t-shirt noir style débardeur flottant à mi-sein. L’Anne est tellement serrée à la taille qu’elle ne respire qu’à demi.

Genre de fille qui ne fait pas les choses à moitié.

Une fine chaîne d’or part de la narine gauche trouée pour aboutir à l’oreille gauche, trouée aussi. Le bijou lui sépare la moitié de la figure en deux. Il se termine par une boucle d’oreilles en forme de pénis (une pendante) dont elle se sert pour se curer les oreilles quand elle n’a rien à faire de ses dix doigts, c’est-à-dire la majorité du temps.

Le tout aromatisé – mariné serait un terme plus juste – au patchouli, qu’elle vient tout juste de découvrir, et dont elle réclame à hauts cris la paternité !!!

Une bouée de circulation maritime dans le brouillard du flot humain par ailleurs incolore, inodore et sans saveur. Rien de moins.

Dotée d’un signal lumineux intermittent. À la fréquence des mouvements de tête rouge de la bête.

Rarement porte-t-elle les cheveux en tresses parce qu'on en profite alors pour lui tirer une couette et lui " sonner la cloche ", une façon peu subtile de lui suggérer qu'elle a la tête vide. Faut pas charrier ! Pas si conne que ça, l’Anne. Connaît par cœur tous les signes astrologiques du zodiaque et ceux de l’horoscope chinois. Peut interpréter l’influence des astres et de la pleine lune sur les menstruations ou aménorrhées et tout. Lit des bandes dessinées alternatives. Et les critiques de cinéma dans La Presse du samedi et dans Voir qui sort avant, le jeudi. Faut pas faire chier, hein ! Si c’est pas ça l’intelligence, qu’est-ce que c’est alors?

Le genre de fille qui, tellement entichée de son cul (ou qui le déteste tellement, va savoir) n’hésiterait pas deux secondes à grimper sur n’importe quelle photocopieuse pour en faire des reproductions couleurs. Grand format.

Pour distribution immédiate at large, sans payer de droits d’auteur. Par fax, si nécessaire.

C’est à voir.

C’est tout vu.

C’est à sentir aussi.

On.

Tous.

On tousse.

On touche aussi. Des fois. Quand on en a l'audace.

Pour l’instant, on se contente de pousser des soupirs.

Les hommes s’arrachent les yeux.

Les femmes s’arrachent les cheveux.

Les enfants, plus heureux, regardent par en-dessous.

Ils en profitent pour apprendre à lire. Sur la fesse gauche, par exemple, il y a un petit tatouage rond où c’est écrit : " fesse gauche ".

Ce qui est tout à fait pertinent.

Sur la fesse droite, un autre tatouage, en rond aussi, où on peut lire : " les fesses ont soif ".

Ce qui est tout à fait impertinent.

Certains sans-gêne ne se sont pas gênés et l’ont surnommée la grande rousse illustrée.

Quand elle marche, ça fait " klop ! kaloupe ! klop ! klop ! " Ou encore, " klop ! klop ! klop ! kaloupe ! " selon sa nonchalance du moment.

Les femmes, on ne sait trop pourquoi, émettent souvent des sons érotiques.

C’est dans leur nature, paraît-il.

Des oiseaux de bruit.

Dés p’tites tounes.

Désaccordées.

Froissement de bas de nylon, par exemple. Ou encore, petit hoquet quand elles ont trop bu. Bruissement lors du détachement du troisième bouton du haut de la blouse de soie. Cris de jouissance quand elles baisent. Même quand ils sont faux, c’est excitant quand même. Dans ce cas-ci, ce ne sont pas les " klops ! " qui dérangent. Mais quand arrive un " kaloupe ! " su’l tempo, paf ! l’érection, chose.

L’Anne est accompagnée des deux Rémi qui, malgré les apparences, ne sont pas frères même si on jurerait des jumeaux. Faut dire qu’ils se connaissent depuis toujours. Qu’ils ont les mêmes tics. Les mêmes manières. Ils tiennent le même discours. Utilisent les mêmes expressions. Ils ont la même voix neutre. La même intonation monotone. Ils portent aussi les mêmes vêtements : jeans, t-shirt et foulard. Troués aux mêmes endroits.

Sauf que l’un est de race noire.

Et l’autre de race blanche, bronzé au jus de carottes.

L’ictère chronique.

Permanent. Pour l’instant en tout cas.

Pour ressembler le plus possible à l’autre qui ne boit que du lait. Dans l’espoir de blanchir un jour.

Mais, ça ne marche pas. Pas assez vite à son goût. En attendant, pour accélérer la métamorphose, il se poudre la figure et les bras à la Robin Hood self-raising cake & pastry flour, une farine prétamisée que l’on trouve chez tous les bons épiciers.

Ce qui fait qu’il n’y a pas beaucoup de différences entre l’un et l’autre.

Sauf que l’un est né à Chîcoutîmî.

Et l’autre à Pwa-wo-Pwînce, en Hawîtsî.

Deux bessons.

Deux moutons.

Ils ont la même configuration.

La même démarche.

En fait, ils ne se départissent jamais de leurs roller skates. Même marque. Même sorte, bien sûr.

Les plus nouveaux sur le marché. Des Macroblade Maximum. Avec roulettes Hyper, 76 mm de diamètre, à duromètre 78A, avec roulements à bille Killer Bees de Black Hole, ABEC-3.

The best in the West.

Ils flashent sur les chaudes pistes cyclables. Qui sont des pistes parfaitement écologiques puisque, en général, ils peuvent les recycler.

Leurs roller skates leur offrent, en plus d’un moyen de transport rapide et efficace, une supériorité de grandeur d’une demi tête sur leurs semblables, ce qui n’est pas à dédaigner. Et une vue imprenable sur les clivages de toutes les sportives à pied, à vélo ou à roulettes qui fréquentent les pistes, les deux Rémi ayant aussi les mêmes goûts.

Et la même personnalité.

Négative.

Et comme deux négatifs constituent un positif, ils baisent la même Anne.

En même temps.

Ce qui est très positif, faut admettre.

On appelle l’un ti-Ré et l’autre ti-Mi. Ce qui fait très musical.

Même que l'on dit souvent ti-Ré à ti-Mi. Et vice versa. Personne ne s’en offusque. Pas même les concernés.

Ils rouspètent un peu quand c’est l’Anne qui s’adresse à eux ainsi.

Qui se trompe de nom intentionnellement et uniquement lorsqu'ils lui font l’amour. À ce moment là, ça revêt tout de même une certaine importance. C’est insultant.

C’est frustrant.

Ils voudraient bien se venger sur le moment mais, ne se départissant jamais de leurs roller skates, ça poserait des problèmes d'équilibre s'il s'avisait de le faire.

Faut dire qu’elle aime l’homme, l’Anne.

L’Anne désirerait même être un homme un jour. Pour 5 secondes pas plus. Une fois dans sa vie. Le temps de jouir à travers un pénis. Connaître cette sensation une fois. Une seule petite fois. Pour savoir de quoi ils parlent, les hommes. Pour savoir de quoi ils sont si fiers.

Elle les regarde, les hommes, quand ils lui font l’amour. Quand ils jouissent. Elle les observe. Elle voit leurs yeux. Leurs grimaces. Leurs rictus convulsionnés. Elle entend leurs cris. Elle compte leurs râles. Puis, elle subit leur contentement béat quand ils aboutissent, haletants. C'est ça qu'elle voudrait ressentir au moins une fois dans sa vie.

Quand elle chevauche, elle s’imagine que c’est elle le maître-d’œuvre. Que c'est elle qui dirige l’instrument. Qui contrôle le pénis. Le morceau. Le gun, comme ils disent. Comme ils pensent. Elle s’imagine que c’est elle qui pousse. À son propre gré. Qui rythme le va et vient. À son propre besoin. Qui orchestre les feulements. À son propre désir. Qui extirpe un ultime et long soupir. À son propre climax. Elle s’imagine que c’est elle qui tue.

Mais ce n’est qu’une illusion. Qu’une triste illusion.

Son corps a besoin d’hommes pour la caresser. Mais elle leur en veut de tant les désirer. De ne pas pouvoir s'en passer. Alors, sa tête, elle s’en sert pour leur faire mal. Pour les faire payer ce désir insatiable. Pour les détruire. Tous, si possible. Selon un nombre impressionnant de scénarios.

Qu’elle ne réalisera jamais qu’en pensée.

Elle prétend aussi que la détérioration des seins chez les femmes dépend de l’inaptitude des hommes à dispenser équitablement leurs caresses, choisissant plutôt d’en monopoliser l’un au détriment de l’autre – le gauche ou le droit – selon leur tendance politique ou sociale.

Ce qui est néfaste.

Pour les seins.

Pour les siens.

Pour les femmes en général.

C’est la raison pour laquelle elle s’envoie toujours en l’air avec au moins deux partenaires en même temps.

Pour équilibrer son corps. Pour équilibrer son esprit.

Ce qui est faste.

L’un par en avant. L’autre par en arrière. Ou l’un en bas et l’autre en haut. Ou les deux en haut ou les deux en bas. Ou d’autres combinaisons. Ça n’a pas d’importance.

Pourvu qu’ils soient au moins deux. C’est une exigence fondamentale.

Et c’est elle qui choisit le comment.

Eux, ils n’ont rien à dire sauf hou !... hou !... houhouhou !... De temps en temps.

Quand c’est le temps.

Quand ils jouissent.

C’est à ce moment précis qu'elle intervertit le surnom des Rémi.

Un peu chiant, faut avouer.

Ces derniers ont supplié, exigé de faire l'amour un à la fois.

" Allez vous faire baiser ailleurs ! " qu’ils se sont fait dire.

L’Anne a même proposé la chose au Ténébreux. Parce qu’il y a de la place pour d’autres. Elle est capable d’en prendre quatre ou cinq à la fois. Plus, si nécessaire. Une vraie slotmachine. Une two legs bandit.

Ce qui est fastidieux.

C’est une pièce, une anthologie de cul, l’Anne.

On ne refuse pas une proposition d’amour de l’Anne...

Le Sida? Peut-être est-elle déjà séropositive. Sait pas ! Veut pas savoir ! N’en a rien à branler !

Mais si elle doit franchir prochainement le grand Tunnel, l'antichambre de la mort, pour rejoindre les crevés qui l’attendent de l’autre côté dans un halo de lumière surnaturelle sur fond de musique Nouvel Âge, hé ! bien, coucou ! surprise ! les amis. Elle se fait enterrer avec une mitraillette. Et elle tire dans le tas dès les premières lueurs. Pas question de répéter la même connerie que la dernière fois où elle a franchi un tunnel toute nue, toute menue, toute démunie, pour se retrouver seule dans un monde agressif, absolument pas conçu pour elle. Cette fois-ci, pas d’cadeau. Pas de compromis. À moitié noyée dans les eaux de là, elle mitraille à la ronde sitôt franchie la barrière du non-retour. Elle a toujours considéré sa naissance comme un arnaque, alors autant rédiger elle-même le scénario de sa renaissance. Cette fois-ci, le cri primal, ce sera aux autres à le pousser. Pas à elle.

Qu’on se le tienne pour dit !

Même chose pour la musique Nouvel Âge !

Le Ténébreux n’a pas refusé sa proposition de sexe. Non ! Mais il a été se faire baiser ailleurs. Comme on lui a aimablement conseillé.

Il a été se masturber ailleurs, voilà !

Ce qui revient à la même chose ! Quant au résultat, s'entend...

––––––––––––––-

Ils franchissent les immenses portes vitrées du Complexe Desjardins comme des stars d’Hollywood, le soir des Oscars. Ne manquent que les caméras et les limousines. C’est un peu décevant. Mais l'essentiel est là : les projecteurs. Et les spectateurs. Dont un bon nombre porte des lunettes.

Tout ce beau monde se transformera éventuellement en victimes, s’il n’en tient qu’au Ténébreux et à l’efficacité de sa bande de déficients.

Maximum trois tentatives à l’heure, en laissant un temps de répit entre les vols, temps consacré à changer de secteur et à permettre aux remous causés par l’activité précédente de se dissiper.

Plus de trois, ça attire trop l’attention. Ça devient dangereux. Et, s'il y a la moindre complication, on arrête tout et on recommence le lendemain.

Ils s’attaquent autant aux hommes qu’aux femmes, selon la disponibilité ou mieux, selon la fragilité des victimes.

La stratégie est essentiellement la même. L’un d’eux s’approche d’une proie pour quêter ou pour demander un renseignement. Pendant que l'interpellé fouille son sac à main, ses poches ou sa mémoire, un autre s’empare de ses lunettes et disparaît en vitesse. Le troisième se tient prêt à intervenir pour empêcher ou retarder la poursuite si le délunetté, comprenant soudain la manœuvre, décide de s’attaquer à l’un ou l’autre.

Le coup est automatiquement qualifié de génial quand le poisson se départit autant de l’argent sollicité que de ses lunettes.

Pour les hommes, c’est la fille qui entreprend les premières démarches. En montrant le plus de sein ou de cul possible, selon la disponibilité de l’ustensile.

Il n’y a pas vraiment de statistiques sur le sujet mais la majorité des experts s’accorde à dire que la vue des parties sexuelles partiellement dénudées d’une femme influence grandement le comportement des hommes.

La majorité des experts étant des hommes, on doit admettre qu’il s’agit là d’une opinion éclairée.

Ou biaisée. Ce qui est absolument la même chose.

Dans le cas de l’Anne, l’effort supplémentaire d’en montrer plus qu’elle n’en montre actuellement serait qualifié d’obscène.

Alors elle s’en abstient. S’agit pas de déconner...

S’agit pas de prostitution. S’agit de vol.

Alors elle encercle sa proie déjà alléchée par ce qu'elle voit, la fixe droit dans les yeux, l’hypnotise lentement, la fait sombrer dans une sorte de léthargie pour finalement lancer son attaque létale à bout portant.

Comme un serpent.

À lunettes.

Comme un reptile d’Inde.

Comme le cobra qu’elle est.

Tête en avant, épaules rehaussées en arrière, haut du corps voûté, jambes serrées, elle crache son venin dans les lunettes qui disparaissent rapidement dans la brume au moment où, de ses doigts mal assurés, l’aveugle instantané les retire de son nez pour nettoyer les dégâts.

Quant aux victimes féminines, c’est un gars qui se charge de négocier les premiers contacts.

L’un ou l’autre Ça n’a pas d’importance dans ce groupe-ci, vu la ressemblance.

L’élu n’y va pas aux charmes parce que le genre guenillou ne plaît pas aux Chanel No 5 du Complexe Desjardins. Il adopte plutôt l’attitude du petit mouton mouillé en quête de chaleur humaine qui, de tout temps, a toujours fait mouiller les petites, les moyennes et les grosses snobinettes du monde entier. Celles du Complexe Desjardins aussi. Qui ne font rien d’autre qu’imiter les autres.

Par la suite, même scénario.

Généralement, tout se déroule très bien.

Contrairement aux portefeuilles ou aux sacs à main qui sont vides la plupart du temps ou pleins d’objets sans valeur qu’on ne peut même pas écouler aux marchés aux puces, les lunettes de prescription offrent un gage de sécurité quant au prix qu’on peut en retirer. Aucune prothèse visuelle ne se vend en bas de 150 $ chez les spécialistes. Les lunettes apparaissent donc comme une valeur sûre.

À moins que le prothésé ait été négligent – y a des pauvres à tous les niveaux de la société – que la monture nécessite des réparations ou que les verres arborent des égratignures gênantes, on pourra écouler la marchandise de10 $ à 30 $ pièce ou même plus.

Profit net : 100 %, étant donné le zero base cost de la matière première.

Rien pour devenir millionnaire, c’est sûr. Mais assez pour se payer des petites gâteries. D’la drogue, par exemple.

Le Ténébreux retient une partie de l’argent récolté pour les frais généraux encourus. Lors du dernier comité d’administration du groupe par exemple, ils ont adopté à l’unanimité un certain nombre de résolutions dont la plus importante est sans contredit celle d’améliorer les communications de l’entreprise. Le service des approvisionnements (en l’occurrence le Ténébreux, par ailleurs président de tous les autres services de cette PME prospère) a donc été chargé d’acheter des walkie-talkies. " Ces appareils offriront un meilleur contrôle de leurs déplacements et des réactions qu’ils suscitent chez la foule pas toujours sympathique " a-t-il décidé, à titre de décideur. Pour ce qui est des autres résolutions, ben ! ils les ont bues, sniffées ou fumées. Savent plus. Aucune réminiscence.

Punks oui ! Mais aussi techno. Techno-punks, pour bien dire.

Ça prend toujours un moment avant que la victime ne réalise ce qui lui arrive.

Comprenne qu’elle vient de perdre ses lunettes.

Comprenne qu’elle vient de se faire voler. De se faire arnaquer de belle façon.

Trop tard pour se défendre, surtout qu’elle n’y voit pratiquement plus rien.

Trop orgueilleuse pour crier, en plus. On ne lui a pas fait de mal après tout.

À peine si on l'a touché.

Elle en est quitte pour s’acheter d’autres lunettes. Ce qui vaut mieux que d’enregistrer un rapport officiel à la police qui lui dira de toute façon que la police a " d’autres chats à fouetter, c’est officiel ".

Que la police s’occupe des criminels.

Des voleurs.

Et que " dés lunettes, c’é dés lunettes. Faut pas en faire un plat... Bon ! on va prendre votre déposition. "

Qu’on déposera parmi les millions d’autres dépositions semblables. De même calibre. Dans la filière des dépositions perdues. Dans le livre des dépôts sans intérêt.

Mais aujourd’hui, il y aurait comme un pépin. Ce n’est pas la faute au Ténébreux si le Méridien, l’hôtel du Complexe, a choisi précisément ce jour-là pour recevoir une délégation de gardiens de sécurité.

En congrès annuel.

Un groupe de près de 400 personnes. Pas n’importe qui. Pas le menu fretin. Pas de simples gardiens, non ! Des gardiens-chefs. Des supérieurs de gardiens de sécurité. Des hauts gradés, venus des quatre coins de la province pour se rencontrer. Pour discuter de sécurité. Pour échanger. Bref, pour se sécuriser.

En ce moment, en pause-café, à l’extérieur des salles de réunion.

Réunis pour trois jours (deux nuits) dans trois salles différentes, sur deux basilaires. Prix de groupe à 399 $ par personne, en occupation double, comprenant la chambre et les repas. Café et doughnuts compris. Une offre qu'on ne peut refuser. Bar et vin aux tables en sus. Taxes en sus mais pourboires compris. Stationnement compris. Toutes cartes de crédit acceptées, le Méridien se réservant le droit de geler une somme de 200 $ sur la carte pour couvrir le coût des interurbains, du mini-bar dans les chambres et autres dépenses, s’il y a lieu.

Au menu : œufs mayonnaise ou tomates provençales en entrée. Navarin d’agneau ou bœuf bourguignon comme plat principal. Salade verte et choix de desserts pour compléter le tout.

On aurait pu le prévenir de la chose ! s'indigne le Ténébreux.

L’informer formellement de cette réunion formelle.

L’inviter peut-être.

Il en est très offusqué.

Il fera grief. Exigera réparation. Sanctions pour le ou les fautifs. Fera des recommandations à qui de droit.

Tiens ! le voilà justement le qui de droit en question. Le responsable du congrès. Le chef des gardiens-chefs de gardiens de sécurité. Le top notch security. Qui vient à sa rencontre.

En courant.

Comme s’il y avait urgence.

Comme s’il y avait le feu.

Le Ténébreux a reconnu son grade de gardien-chef en chef à son air ahuri en même temps que décidé, inhérent à la qualité de ce qu'il est convenu d'appeler un leader, sur les hépaûles duquel pèsent d'hénaûrmes responsabilités.

Ha ! ces spécialistes de la sécurité. Il faut leur donner crédit. Ils offrent un service professionnel de premier ordre. Le Ténébreux les recommande fortement. Il peut en témoigner puisqu’ils ont déjà arrêté les trois autres imbéciles quelques instants à peine après que l’Anne lui eut refilé le fruit de leur dernière récolte.

Dérobé au gardien-chef de sécurité en chef, justement.

En congrès pour trois jours.

En pause-café comme tous les autres.

Qui déambulait seul sur la promenade, en cogitant au succès du congrès annuel qui se déroulait jusque là sur des roulettes.

Que l’Anne a repéré. Comme proie facile.

Sans se méfier.

Sans penser plus loin que son cul.

Faut pas lui en vouloir... Son complexe d’habitation est désaffecté depuis si longtemps.

Le sécurité en question n’a pas mis longtemps à comprendre le stratagème qui se déroulait devant ses yeux soudainement embrouillés. L’Anne trop provocante pour être vraie. Les deux Rémi trop complices pour ne pas être coupables. Il n’a pas hésité deux secondes avant d’éventer les cris.

Des verres antireflet. Antiéraflures. À couleurs variables selon l’ambiance. Doubles foyers progressifs. Monture en or. Une valeur de quelque 550 $, trois paires pour le prix d'une chez Farhat, taxes en sus. La Cadillac des lunettes. La BMW des montures. La Jaguar des prothèses. La Rolls-Royce des yeux. Ses lunettes, quoi. On ne rit pas avec les lunettes d'un gardien-chef.

On tue pour moins que ça.

On n’hésite pas à crier au meurtre en tout cas.

Et c’est justement ce qu’il crie, le gardien des gardiens : " Au meurtre ! Au meurtre ! "

Pour alerter les autres.

Pour alerter la galerie.

Justement pleine de gardiens-chefs de sécurité, en pause-café.

Qui ont repéré rapidement les trois farfelus, désignés fort habilement d’ailleurs par les cris et les gestes hystériques de leur chef, une technique scientifique dernier cri que ce dernier a lui même mise au point et dont il s’apprêtait à faire une démonstration en atelier. On a rapidement mis la main au collet (au mollet, pour les plus chanceux) de l’Anne dès qu’elle eut livré la marchandise au Ténébreux, parce que allez donc courir juchée sur des talons hauts.

Ti-Ré et ti-Mi se sont bien interposés comme convenu. Personne n’avait cependant prévu qu'ils devaient faire face à toute une armée. Chaussés de roller skates, ils ont naturellement offert une résistance plus acharnée, un bataille plus hippique, épique slalom mémorable dans les corridors et les boutiques du Complexe, l’un tirant l'autre par la main et vice versa pour se donner de l'élan et augmenter leur vitesse. Ils ont réussi à se perdre dans la foule pendant de longues minutes, applaudis par un bon nombre de spectateurs admiratifs de leurs prouesses.

Après une spectaculaire collision avec une vendeuse, la poursuite s’est finalement terminée pour l'un d'eux dans un étalage de pâtisseries où sa figure enfarinée n’a pas eu l’air trop déplacée. L’autre a tenté, sans succès, de se cacher sous un comptoir, après avoir changé d’étage en descendant à pleine vitesse un escalier roulant en sens inverse. Il s’est retrouvé au beau milieu d’une exposition de matériels de détection à l'usage de gardiens de sécurité, en montre sur la promenade. Savait pas lui. Ses poursuivants l’ont finalement " détecté ", aidés en cela par un groupe de spectateurs, ceux-là même oui ! qui l’applaudissaient il y a quelques instants à peine et qui l’ont pointé d’un doigt accusateur en criant : " y é là ! y é là ! y é là ! "

Belle mentalité !

S’il ne se grouille pas le cul, le Ténébreux, il pourra déposer son grief directement aux oreilles du plus haut gradé de la profession. À vingt pas de lui maintenant. Haletant.

Sans passer par des dédales administratifs suffocants ou par des subalternes plus ou moins compétents.

Entre chefs, tout de même. On se respecte, quoi !

Il ne s’attarde donc pas plus longtemps. On a clairement vu l’Anne lui remettre les précieuses lunettes et on pourra l’identifier facilement. Du moins, en faire une bonne description.

La fuite ne sera pas facile.

Mais réalisable.

Il s’engouffre en courant dans un couloir qui donne accès à plusieurs boutiques. Dont celle d’un coiffeur.

Dont la boutique – il le sait, étant familier avec la géographie des lieux – a la particularité d’offrir ses services aux clients de l’avenue piétonnière intérieure par une porte et aux passants de l’extérieur du Complexe par une autre.

Avec ses cheveux longs, il n’attire pas la curiosité en pénétrant chez un coiffeur. Sauf celle de l'un des raseurs, dont on ne saurait jurer du sexe, et qui en avale quasiment son rasoir à lame. Et lorsqu’il en ressort en coup de vent par l’autre porte, on se dit que, tiens ! il était bien pressé celui-là.

D’autant plus que ses poursuivants s’engouffrent aussi dans la même boutique.

Ceux-là portent plus à confusion, faut admettre.

Probablement par le fait qu’ils sont tous rasés de frais, lotionnés et tout.

Qu’est-ce qu’ils font chez un coiffeur, alors?

Mais ils semblent moins pressés, eux. Semblent plus calmes.

En effet, ils s’arrêtent quelques instants, mondains, pour faire la conversation.

Pour poser des questions. Affables. Comme s’ils s’informaient de la santé d’un ami.

" Ousse qui l'é, c’te tabarnak-là? Ousse qui y é passé? Y se cache icitte, han? Z’êtes mieux d’répondre avant qu’on r’vire toute à l’envers. "

" Brutes ! " s’exclame l’avaleur de sabre à barbe. Qui en a déjà sans doute avalé bien d’autres. Et des plus effilés.

Qui s’énerve encore plus vu qu’il les aime bien lui, les brutes, le grand fou. Et qui le démontre en coupant son client à la joue.

Qui n’aime ni les brutes ni les grands fous armés de rasoirs fous et qui le dit bruyamment à tout le monde en exigeant un remboursement immédiat.

Facilitant la fuite du Ténébreux à l’extérieur, à travers la circulation dense du boulevard René-Lévesque. Libre. (sic)

En direction du Vieux-Montréal.

Vers l’Auberge.

 

Chapitre 10

 

Fait beau !

 

 

 

Chapitre 11

 

Au Café de la Place – situé dans l’ancien Hôtel de la République transformé en maison d’habitation depuis qu’il n’y a plus de voyageurs et dont le patron n’a conservé que le bistrot – les habitués attendent le passage de la belle Josiane. Les uns accoudés au comptoir prêts à rejoindre les autres assis à la terrasse, au moment opportun. Ils discutent ferme des bons et des mauvais coups d’une des nombreuses belotes disputées la veille et de ceux qu’ils marqueront sans aucun doute aujourd’hui. Ils ne jouent que l’après-midi bien sûr, cette partie du jour bénie des dieux parce qu'elle légitime les apéros.

On gage aussi.

Pas sur une donne en particulier, non ! Ces paris viendront plus tard.

Pour l’instant, on gage si oui ou non on verra le cul de la Josiane aujourd’hui. Et sur celui qui, le premier, aura le privilège de la vision féerique, dépendant de la position assise sur la terrasse face à l’esplanade. Dépendant surtout de l’emplacement exact du stop de la Josiane près de la fontaine.

Ça prend tout un calcul pour gagner.

Une martingale, rien de moins.

La Josiane, elle s'amène toujours vers la fin de l'après-midi chercher les baguettes ou la charcuterie et faire quelques petites commissions, au moment où le soleil se fait moins agressif.

Mais elle ne vient pas tous les jours.

C’est un problème.

Alors on gage aussi qu’elle viendra ou ne viendra pas.

Pas très méchant, ces petites gageures. Personne ne s’en offusque. D’autant plus que la majorité des habitants de Puy-Guillaume sont trop vieux pour penser à autre chose qu’à passer le temps. Quelquefois, il peut y avoir des petites branlettes parmi les plus jeunes. Les encore verts. Les nouveaux veufs. Dans le fond du poulailler ou de la grange. Ou derrière la statue de la Vierge du Gévaudan au centre du patelin. Rien de bien malsain comme on dit. D’autant plus que tout le monde l’aime bien la Josiane, toujours prête à rendre service.

Le village est depuis longtemps déserté par la jeunesse qui n’y trouve pas de travail.

Et absolument rien à faire.

La seule distraction consiste à jouer aux cartes et à boire à longueur de journée.

Et à gager sur le cul de la Josiane.

Rien pour attirer une jeunesse fringante qui réclame des enjeux plus substantiels !

D’autant plus que la Josiane en question est la mère d’une blonde fillette de trois ans et qu’elle est en amour par-dessus la tête avec son québécois de mari, dit-on. Installée au pays depuis plus d’un an, la petite famille s’est portée acquéreur d'une ferme maraîchère, d’une vingtaine de poules et autant de moutons, à quelques kilomètres du village, sur le chemin de Monpeyroux. Le mari de Josiane n’en sort que pour aller écouler les produits de la ferme au marché public de Thiers. Ou pour changer d’air comme il dit.

Une fois la semaine, comme un rituel, le Québécois astique son pick-up – les villageois disent pique-uppe – charge ses légumes s’il en a récolté, embarque la petite famille et part pour Thiers, les trois chantant à tue-tête à travers le pays comme s’ils se rendaient à la foire.

C’est donc la Josiane qui vient faire les commissions au village. Elle s’amène à bicyclette avec sa petite Luce, aussi blonde et aussi belle qu’elle. Le vrai portrait de sa mère, qu’ils disent. La Josiane la trimbale partout sous le bras gauche comme une poupée de chiffon.

Sa poupée.

Sont inséparables, ces deux-là.

Ces trois-là, si on ajoute le Québécois qui ne quitte jamais la ferme mais que la Josiane traîne aussi partout avec elle.

Avec elles, devrait-on dire.

Car elles ne parlent que de lui.

Son Simpson par-ci, son Simpson par-là, pour la Josiane. On a bien fini par comprendre que le Simpson en question, c’était son québécois de mari.

Son papa par-ci, son papa par-là, pour ce qui est de la poupée de chiffon. On a bien fini par comprendre que son papa, c’était le Simpson.

Quand ils se sont rencontrés ces deux-là – le Simpson et la Josiane – à Paris dit-on, dans une réception officielle de la France pour le Canada ou vice versa, (personne ne sait trop bien,) ça avait été le coup de foudre. Six mois plus tard, le mariage et dix mois plus tard, la petite Luce.

Voulue. Attendue. Venue " illuminer leur complicité, comme une petite luciole un soir d’été sans lune à la campagne ", dixit le Québécois, poète émile-nelliganien, bucolique à ses heures. Et par dessus tout amant de la nature.

Un an plus tard encore, comme pour faire suite à cette tirade pour le moins évocatrice, l’abandon définitif de la vie citadine, l’achat de la ferme, la rénovation des lieux et l’installation permanente à titre de gentleman farmer.

Ils ont choisi l’Auvergne d’un commun accord pour s’isoler le plus possible. Pour retrouver la vraie nature. Pour vivre la vie saine dont ils ont toujours rêvé, le plus loin possible des circuits touristiques. Josiane y a toutes ses aises, puisqu’il s’agit d’un véritable domaine avec un ruisseau qui descend des collines et qui forme un étang pour se baigner nu sous les grands arbres noirs.

La maison spacieuse, sous les arbres aussi, bordée d’une grille et d’un portillon, est maintenant dotée d’un système de chauffage central. Dotée aussi de l’électricité et de l’eau courante, pompée à partir d’un puits artésien.

N’y manque que le téléphone. Ça, pas question. Pas pour le moment. On y réfléchira en temps et lieu. On y a évidemment installé les cabinets à chasse et la douche dans une toilette maintenant intérieure de même qu’un immense bain dans une immense salle adjacente décorée de nombreuses plantes vertes judicieusement sélectionnées. Cette pièce est aussi meublée d’un divan et de fauteuils en rotin avec des coussins, puisqu'on y écoute de la musique ou la télévision. C'est là aussi qu'on fume le petit joint de pot, quotidien ou à l'heure, c'est selon, que le Québécois fait pousser à l’arrière du poulailler. À partir de graines sélectionnées à Amsterdam en Hollande. Du bon stock !

Tout en conservant l'authenticité au décor existant, on a apporté des rénovations ponctuelles partout dans la maison notamment à la cuisine que l’on a améliorée en y ajoutant les appareils électriques les plus modernes. Mais on a conservé le foyer mural qui servait aussi de four à cuisson et qui, vu de la salle à dîner, donne un cachet chaleureux et unique à l’ensemble. C’est le Simpson qui s’occuppe de la popote quotidienne. Entre deux joints de pot.

À l’extérieur, de simples retouches puisque la maison en pierre a réussi à traverser le temps sans trop en subir les adversités. " Une bonne maison ! " s’était exclamé le Québécois, dès le premier coup d’œil.

Un domaine qu’ils ont surnommé avec humour et affection : Simpson-les-bains.

Il en faut des gens comme eux. On ne peut pas tous exiger les mêmes choses de la vie. Eux, c’est la simplicité dans le confort qu’ils ont choisi. Non pas l’ascétisme et la sévérité à la Mao, mais un style de vie conforme à leurs aspirations. Adapté à ce qu’ils sont. Ils n’ont rien de commun avec les nouveaux colons. Avec les nouveaux philosophes à la mode qui quittent la ville pour faire la révolution. Pour donner un nouveau sens à leur intériorité. Loin de là. Lui, il a trouvé exactement ce qu’il cherchait : une terre à exploiter sans trop de mal, étant né sur une ferme à Warwick dans les Cantons de l’Est au Québec. Une région semblable à l’Auvergne, entre autres par ses forêts de hêtres et de sapins. Elle, elle a choisi de quitter la vie trépidante de la métropole, pour se consacrer à sa petite famille, à sa petite fille, sans trop se faire chier non plus par des exigences hors de ses capacités. De là les appareils électriques de la cuisine et la télévision. Et la campagne décidément lui fait découvrir des choses. Beaucoup de choses. C’est valorisant. Elle adore sa nouvelle vie, dit-on.

Mais Paris n’a jamais tout à fait quitté l’âme de Josiane qui n’a pas perdu l’habitude des robes froufroutantes très courtes et des riens en dessous. Elle s’amène quasiment tous les jours au village sans penser à mal avec ses presque riens sur le dos et ses riens de rien dessous. Sans comprendre qu’elle cause des émois. Elle est très belle la Josiane. Très bien proportionnée et tout. Surtout là où c'est nécessaire que les proportions soient bien... proportionnées.

Tout est question de proportions !

Au début, ça a fait jaser. Beaucoup.

Même rire.

Grossièrement.

On a aussi lancé des obscénités.

Mais bon ! on s’y est habitué.

D’autant plus que le Simpson s’est amené un jour au Café de la Place. Comme par hasard, le lendemain des obscénités.

En personne.

Impressionnant, Djeü de Djeü.

Grand. Entre 30 et 35 ans, peut-être. Cheveux noirs. Yeux noirs. Torse noir. Et surtout colère noire quand on le provoque. Bâti comme les grands arbres noirs d’Auvergne. Ou les grands pins centenaires du Canada, c’est selon, noirs aussi lorsqu’ils se détachent sur un fond de cumulus.

Et fort comme un cheval.

Très impressionnant quand on est gris.

D’apéros et de cheveux, comme la plupart des habitués.

– Eh bonjour ! qu’il leur a dit. Comme un vrai Auvergnat.

Très poli.

– Eh bonjour ! qu’ils ont répondu. Hautains. Comme de vrais Auvergnats.

Puis, le Québécois a expliqué, toujours très poli, et " une fois pour toutes ", les notions de base de la politesse aux habitués du bistrot. Qui ont tout de suite prêté l’oreille. Qui ont tout de suite perdu leur superbe. Qui ont tout de suite compris la leçon. Qui ont tout de suite juré que les obscénités, " ben plus jamais, c’é juré ".

Puis, le Simpson a offert la Salers et l’Avèze à la ronde.

Puis, la ronde lui a remis la politesse.

Puis tout ce beau monde s'est retrouvé bien rond.

Puis, tout ce beau monde s’est lié d’amitié.

Depuis, plus rien. Plus de confrontation.

Les salutations, bien sûr. " Eh bonjour ! M’dame Simpson ! Eh bonjour ! M’sieur Simpson ! (Ils disent Simmessonne au début, puis Simmepeûssonne, un peu plus tard, au gré des effets des apéros, alors qu’ils maîtrisent de mieux en mieux l’anglais. Au grand désespoir du Québécois d’ailleurs qui n’a d’anglais que le nom et qui, de plus, ne veut plus rien savoir de cette langue). M’sieur Simmessonne va bien? " Et même les services, s’il y a lieu. " Si on peut vous donnez la main, n’hésitez pas à demander, la p’t’tite dame, le bon Monsieur. On est là pour ça. Entre voisins, savez? "

Pas la grande amitié, pas l’acceptation totale, non ! Ne devient pas Bougnat ou Auverpin qui veut. Non ! Que non ! Mais connaissant la grande réserve proverbiale, la froideur paysanne, on peut parler de commerce agréable.

On lui avait dit que les Auvergnats chuintaient en parlant.

C’est faux.

La vérité, c’est que beaucoup de villages, de lieux historiques et de familles d'Auvergne ont des noms qui commencent par les lettres ch : Chamalières, Chambon-sur-Lac, Chantelle, Charroux, Châteaugay, Châteauneuf-les-Bains, Châteldon, Châtelguyon, Chouvigny, etc. Comme les Auvergnats ne parlent que d’eux-mêmes et de leur foutu pays, on en a déduit qu’ils chuintaient.

Ce qui ne dérange pas le moins du monde le Québécois qui, lui, ne cause que de son foutu Québec : Châteauguay, Chambly, Shawinigan, Sherbrooke, etc. Qui a toujours fêté religieusement la Chaint-Zean-Batisse, patron des ti-moutons. Et qui continue de chuinter comme ce n’est pas permis chaque fois qu'il est ivre, répétant à qui veut l’entendre : " Chus ben choûl ! Chit ! chus choûl ! " Y aurait comme un lien de parenté, non?

Ce qu’il apprécie particulièrement, le Québécois, c’est justement qu’en Auvergne, on fête la Saint-Jean-Baptiste " en même temps qu’au Québec ". À la même date : le 24 juin.

Avec parade et festivités, feux d’artifice et feux de la Saint-Jean, Tout. " Pareil que chez nous ! "

Et toujours à la gloire du p’tit singe en Baptiste de tout poil qui prolifèrent ici comme au Québec. " Tout juste le carmentran " lui ont confirmé les Auvergnats. Pour expliquer qu’ils font la foire autant à la Saint-Jean qu’au carnaval.

Et même si ces derniers s’expriment souvent en patois, avec un accent qui rappelle celui du midi, le Québécois finit toujours par comprendre.

D’autant plus que lui-même a conservé son propre accent auquel ils ne s’objectent pas, eux. Et qu’il en rajoute. Des intonations, des régionalismes ou des expressions colorées particulières. Comme eux d’ailleurs. Pour faire rire. Pour s’amuser. En groupe.

Alors il se sent accepté. Toléré du moins. Ça le satisfait pleinement, lui qui n’a pas particulièrement l’instinct grégaire.

Il y a bien les petites gageures qui ont continué mais, bon ! faut pas charrier. Faut comprendre la nature humaine.

Faut pas en faire un drame, tout de même.

D’autant plus que la Josiane ne fait pas à dessein pour provoquer. " C’est dans sa nature ", qu’ils disent.

Qu’ils ont compris.

Qu’ils ont accepté.

C’est quand elle descend de bicyclette près de la margelle du bassin de la fontaine, juste devant le bistrot. C’est là qu’il y a comme un problème.

Elle lève la jambe pour exécuter la manœuvre et...

Et c’est là – précisément à ce moment là – que... ben qu’on regarde, quoi.

C’est là tout l’enjeu de la gageure. Qui verra le premier? Sans tricher. Sans se pencher.

Pour bien dire, il y aurait deux loteries sur ce mouvement de jambe. À l'arrivée et au départ de la Josiane, environ une heure plus tard.

Rien de malsain.

Ils le savent.

Et surtout – et surtout – le Québécois le sait, qu'ils disent. C’est très important que le Québécois le sache.

Qu’il comprenne.

Que c’est dans la nature de la Josiane.

Faut pas en faire un plat.

 

 

 

 

Chapitre 12

 

Faisait beau pourtant !

Un matin de juillet vers 10 heures, on a retrouvé la bicyclette et la petite Luce auprès de sa mère assassinée. La petite ne pleurait pas. Ne pleurait plus.

Elle n’a rien dit.

Et elle n’a plus rien dit pendant un bon bout de temps d’ailleurs à partir de ce moment là.

L’autopsie a révélé que Madame Simpson était morte environ six heures avant sa découverte des suites d’une hémorragie interne causée par un coup de couteau à l’abdomen, asséné bien avant le décès. Selon l'expertise médico-légale, la pointe du couteau avait profondément pénétré le pancréas, causant une pancréatite aiguë nécrosante et hémorragique, amenant des douleurs au-delà des limites du supportables.

La douleur seule aurait pu amener un choc vagal qui, associé à l’hémorragie, aurait été un autre facteur entraînant le décès.

Les premières constatations ont aussi révélé que Madame Simpson aurait elle-même contribué à tamponner la blessure et à empêcher l’écoulement extérieur du sang en restant assise en chien de fusil plutôt que couchée, appuyée sur un arbre, une main sur la plaie et l’autre retenant la petite Luce près d’elle pour la protéger. Il semble qu’elle ait rejoint l’arbre à une quinzaine de mètres en bas d’un talus par ses propres moyens, en se laissant rouler sur elle-même ou en rampant. On ne saurait apporter plus de précisions là-dessus pour le moment.

C’est la raison pour laquelle on n’a pas pu la repérer avant et qu’on ait mis autant de temps à les retrouver, elle et sa fille. Même quand Monsieur Simpson est passé par là, il n’a pas pu les voir, à cause de la dénivellation du terrain. La veille, il n'avait trouvé ni sa femme ni sa fille à la maison en rentrant des champs. Il avait alors sorti le pick-up pour venir aux nouvelles.

Pour ce qui est de la petite, elle avait dû dormir couchée sur sa mère qui l'avait maintenue près d’elle de son bras protecteur, dès les premiers instants du drame.

L’autopsie a aussi révélé que Madame Simpson avait été violée à plusieurs reprises par au moins deux individus.

Il ne semble pas, à première vue, que la petite ait été agressée sexuellement par les meurtriers. Mais il apparaît indéniable qu’elle ait assisté au viol et au meurtre de sa mère " aux premières loges ", ont affirmé les policiers, dont la subtilité en la matière n’a jamais fait de doute. " Il y a bien une blessure au bras droit et du sang sur son petit t-shirt, ont-ils ajouté, mais il s’agit vraisemblablement des séquelles d'une chute à bicyclette. " ont-ils conclu.

Quant à la petite, elle ne veut rien dire.

Ne peut rien dire.

Ne parle plus.

Quand on s’adresse à elle, elle ne réagit pas ou ne fait qu’une grimace contrariée. Comme un spasme. Comme une convulsion. Comme un tic. " A-t-elle toujours eu ce tic? A-t-elle toujours fait ces mouvements saccadés de la tête? " ont demandé les policiers perplexes.

Selon les enquêteurs, Madame Simpson est arrivée au village vers 4 heures. Comme d'habitude. Elle s’est rendue chez le boulanger et le boucher. Comme d’habitude. Après avoir complété ses emplettes, elle a rendu, comme d’habitude, une petite visite à Madame Françoise qui aime bien la petite Luce et qui lui a donné des bugnes encore chaudes enrobées de sucre semoule, aussi rondes que les yeux de l'enfant.

Luce l’appelle d’ailleurs Tante Famboise.

– Eh ben ! qu’est-ce qu’on dit? Allons, dis merci, voyons, l’a grondée affectueusement sa mère.

– Mèzi, Tante Famboise, a susurré la petite Luce, la bouche pleine. Qui ne prononce encore ni les r ni les c cédille.

Tante Famboise a aussi fait cadeau d’une bouteille de son eau-de-vie de prunes, fruit de deux passages à l’alambic du distillateur " pour le bon Monsieur Simmessonne, qui ne sait pas la faire, lui, la blanche. "

Ensuite, Madame Simpson s’est arrêtée momentanément au Café de la Place pour offrir un Coca à la petite qui avait soif et qui réclamait : " Un Coca ! Un Coca ! " Le tout tel que colligé dans le rapport de police.

Puis, elle a enfourché son vélo vers 5 heures – le rapport de police ne fait mention d’aucune gageure – pour retourner chez elle, la petite assise à l’arrière dans le siège de bébé, avec son casque protecteur sur la tête, une nouveauté dégottée à Paris.

Une demi-heure avant, toujours selon le rapport de la police, deux jeunes dans la vingtaine tout de cuir vêtu, se sont arrêtés boire un pot au même troquet – il n'y en a qu'un au village – après avoir tourné en rond deux ou trois fois autour de la fontaine de l’esplanade, en faisant un vacarme infernal avec leur Kawasaki 175.

Des gars de Thiers. Deux frères, d’après leur conversation. Qui ont de la parenté dans ce coin de pays, selon ce qu’ils ont dit. Selon ce qu’ils ont discuté. Selon ce qu’on a entendu. Selon les déductions de la police. Un grand oncle, paraît-il. Ne savaient pas trop, les deux motards, selon les témoins qui ont rapporté leurs paroles. Ne savaient pas où il créchait, le vieux. S’en foutaient un peu, tu parles. N’avaient pas l’intention de le chercher. Ni de le visiter, par la force des choses.

Ils ont certainement vu la Josiane à son arrivée en vélo, c'est sûr. Enfin, probablement. Mais ils n’étaient plus là, c'est sûr, lorsqu’elle a bu elle aussi un Coca, au Café avec la petite.

 

 

 

 

 

Chapitre 13

 

Fait beau ! Fait chaud !

– Vous d’vriez faire moins de bruit avec vos pétrolettes, a dit l’un des vieux à la terrasse.

Les deux motards se sont levés en même temps et, d’un même geste, en même temps, lui ont tous les deux craché à la figure.

" Ta gueule, vieux débris ! " qu'ils lui ont dit.

Ils ont enfourché leur moto d’un même geste, en même temps, et ils sont partis en refaisant deux ou trois fois le tour de la fontaine, dans un tintamarre assourdissant, casque à visière noire sur la tête, avec tous les deux, en même temps, la même idée dans le casque.

S’amuser.

Ils ont quitté la petite route asphaltée dès la sortie du village. Ils ont coupé à 45o à travers la garenne jusqu’aux collines avoisinantes, pour stopper à environ un ou deux kilomètres plus loin. De là, ils sont revenus en direction du village, mais en roulant sur les hauteurs et sous le couvert des arbres cette fois-ci.

Ils ont atteint un promontoire où ils se sont arrêtés de nouveau, ayant trouvé ce qu’ils cherchaient : une vue imprenable du paysage.

Du village.

De la majorité des rues du village.

Et des routes vicinales.

Ils ne l’ont pas prise la vue imprenable puisque, justement, elle est imprenable. Et que cette vue ne les intéresse pas outre mesure. Ne les intéresse pas du tout même.

Ils ont autre chose en tête.

Autre chose qu’un panorama.

– Tu vois c’que j’vois, dit l’un deux. Tu la vois, hé? R'garde, là, à la sortie du patelin. À gauche, hé, ducon ! Allez, zou !

– Con ! attends au moins qu’elle soit rendue à la croisée des chemins. Faut éviter d’ameuter les péquenots, répond l’autre, plus réfléchi.

Puis, quand ils jugent que la route est libre, ils décollent en trombe, côte à côte, fiers cavaliers de la peur. Fiers de la terreur qu’ils s’apprêtent à susciter.

Josiane ne les entend pas venir. Dans son panier à provisions, il y a, comme toujours, entre les saucissons et les baguettes, un radio transistor qui joue à tue-tête. Josiane chante aussi à tue-tête. Pour et avec la petite. La radio joue Les cactus de Jacques Dutronc. Les deux filles s’égosillent en modifiant certaines paroles : " Les sièges de vélo sont des cactus ! Ouille ! Aie ! Ouille ! " qu’elles se marrent, les deux rigolotes. Qui rient comme des copines inséparables.

Comme des amies en vacances.

Comme deux gamines du même âge. L’une avec et l’autre sans culotte.

C’est la seule différence.

Elles s’amusent.

Elles sont heureuses.

Elles s’aiment.

Ni l’une ni l’autre ne se doutent de la présence des deux anges noirs qui arrivent sur leur machine beuglante, cavaliers de l’Apocalypse émergeant d’un nuage de poussière, à cheval sur leur monture de fer. Par-derrière les deux filles.

Ils doublent le vélo à grande vitesse, l’un à gauche l’autre à droite, en wheely, roue avant fendant l’air à hauteur d’épaule. Dans un vacarme soudain, infernal pour les deux filles. Comme une détonation qui perce les oreilles. Comme une explosion qui glace le sang.

Josiane panique.

Ils frôlent de si près la bicyclette qu'elle perd le contrôle.

Chute sur le bord de la route.

Jupe en l’air.

Et le reste à l’air.

La bicyclette à terre. Dans les ronces.

Josiane s’est vite relevée pour baisser sa jupette trop courte. Et relever la petite qui a roulé dans l’herbe, qui a perdu son casque protecteur et qui s’est mise à pleurer. Heureusement, l'enfant a eu plus de peur que de mal, même si un petit filet de sang coule de son bras gauche légèrement blessé. Rien de grave. " Bobo ! bobo ! " qu’elle pleurniche sa Luce. Les deux sauvages qui se sont arrêtés à une dizaine de mètres de là vont en entendre parler. Josiane préviendra le Simpson sitôt rentrée à la maison.

Mais il est peut-être déjà trop tard.

Car les deux fiers-à-roues ont eu le temps de voir.

D’admirer.

De vouloir.

Ils ne voulaient que s’amuser au début. Mais voilà qu’un petit rien, un rien du tout en dessous, une absence malencontreuse de petite culotte, fait qu’ils sont devenus soudainement plus sérieux dans leur besoin d’amusement.

Ils ont déjà amplement joui du moment.

Et du paysage.

Mais ce n’est pas assez. Ils veulent jouir du restant.

Alors ils rebroussent chemin. Ils reviennent vers le site enchanteur. Stoppent. Descendent de leur moto.

Enlèvent leur casque.

Ils puent l’huile à moteur rancie et le cuir humide de leur sueur.

– Fait beau ! dit l’un.

– Fait chaud ! répond l’autre.

– Si on se déshabillait, ajoute le premier.

– Pourquoi pas, renchérit le second, pas contrariant.

– Faut commencer par la p’tite dame, dit le premier.

– Sinon par la p’tite, renchérit le deuxième pour bien se faire comprendre.

Mais la Josiane fait face. Elle leur crie sa façon de penser. Qu’ils ont failli les tuer toutes les deux. Qu’ils sont des voyous. Des salauds. Des sauvages. Des brutes...

Toutes choses qu’ils savent déjà...

Qui ne les surprennent pas outre mesure.

Convaincus depuis longtemps qu'ils sont tout ça.

Ne nient pas.

Sont francs.

Sont pas contrariants.

En seraient même plutôt fiers.

Puis l’un des deux sort son Laguiole, attrape, arrache la petite des bras de Josiane, la retient fermement d'une main tout en lui promenant le couteau sur le ventre de l'autre.

De la pointe de la lame étincelante, il relève le petit t-shirt de la Luce qui ne dit mot, figée. Puis la lame caresse l’aréole d’un sein, de l’autre ensuite, revient à l’un, retourne à l’autre, risquant à chaque mouvement de trancher les petits mamelons.

– Tu te déshabilles ou j'découpe? lance-t-il menaçant, pendant que la Luce est à moitié étouffée par le cuir de la manche de son vêtement qui lui remplit la bouche et les narines.

Josiane s’élance sur lui comme une bête fauve. Elle réussit à lui faire perdre l’équilibre et à libérer Luce qui se remet à pleurer.

Mais l’autre aussi a sorti son Laguiole. Il passe à l’attaque par-derrière. D’une main, il saisit Josiane par les cheveux pour mieux l’enlacer de son bras libre au bout duquel pointe cette nouvelle lame impatiente. Une lutte brève mais farouche s’engage. Les deux chutent finalement l'un sur l'autre, Josiane tombant sur la lame acérée.

Le Laguiole reste planté dans le ventre tandis que celui qui a chuté avec elle gît maintenant le visage en plein sur ses belles fesses rebondies, la jupe par-dessus la tête.

Ce qui donne le temps à l’autre d’avoir une vue imprenable du paysage qui s’offre à lui par terre.

Imprenable?

Pas sûr.

Pas cette fois-ci.

D’un pied, il retourne Josiane sur le dos. Ensuite, il se laisse choir sur ses épaules pour mieux lui immobiliser les bras tout en lui maintenant son couteau sur la gorge. Il arrache la fine chaîne d’or qu’elle porte autour du cou et qui se termine par une croix et s’en débarrasse en la lançant dans l’herbe. Il n’en a que faire pour le moment. Sont pas des voleurs. Sont des violeurs. L’autre, déjà en position, baisse son pantalon en même temps qu’il retire son couteau. La lame n’a qu’effleuré le ventre, évalue-t-il. D’un geste adroit, il coupe les vêtements de Josiane qui ne sont plus maintenant que lambeaux.

Josiane est nue. Vaincue. Par l’un avec le couteau sur la gorge. Qui lui enfonce en même temps son sexe dans la bouche. Et par l’autre, en bas qui fouille ses entrailles avec le sien.

Sa plaie à l’abdomen saigne.

Ça n’empêche pas les deux motards de se relayer. De changer de position. De recommencer. Ça n'empêche pas non plus Jacques Dutronc de continuer à gueuler contre ses cactus qui, en chanson faut bien dire, auraient tendance à lui rentrer dans l'cul.

La chaleur, la poussière, leur odeur d’huile rance mêlée à leur sueur rance aussi, le parfum et le sang de Josiane, tout ça constitue un puissant aphrodisiaque.

Et la petite Luce qui regarde, qui assiste à la scène, bouche bée, yeux exorbités...

Qui ne pleure plus.

Qui ne pleurera plus jamais.

Ils ont fini par se rassasier. Ils ont discuté un moment pour savoir quoi faire. Bon, ils l’ont violée. Ouais ! Mais ils ne l’ont pas tuée. Tu parles ! une lame de huit centimètres à peine et qui ne s’est enfoncée qu’à demi. Une caresse, quoi. Une marque d’affection. Qui lui fera un beau tatouage. Dont elle gardera un souvenir éternel, ineffaçable. Un souvenir d'homme. Un vrai. Un souvenir de lui.

De toute façon, elle a dû en voir d’autres dans sa vie, la garce.

Et des plus longues aussi, ouais !

Ils comparent les lames des couteaux à leur sexe et se jettent des clins d’œil d’admiration quant à la longueur de leurs instruments respectifs.

Josiane est toujours vivante. Elle bouge encore. Sont pas des tueurs. Sont des violeurs.

La blessure? Bof ! une égratignure... Quoi faire maintenant? " Ben, on fout l’camp ! On s'fait la malle ! Qu’elle se démerde avec son vélo ! Y a ben quelqu’un qui passera par là, un jour ou l’autre, quoi merde ! On n'est pas en plein désert, quoi merde ! "

Puis, ils éventrent les pneus de la bicyclette qu’ils repoussent dans les broussailles. Parce que, après mûre réflexion, il ne faut pas que la fille donne l’alerte trop tôt. Il faut qu’ils aient le temps de disparaître dans les montagnes. Ils rejoindront la départementale plus loin. Bien plus loin.

Tout de même ! Donner la chance aux coureurs qu’ils sont.

– Con ! Pourquoi tu l’as piquée?

– Con, toi-même, répond l’autre. Je l’ai pas piquée. C’est elle qui est tombée sur le couteau. Ça t’a pas empêché de te l’envoyer quand même, hé ducon !

– Con ! Tu l’as baisée en premier.

– Putain ! t’as vu? elle m’a mordu, la garce.

– Ouais ! C’est vachement con...

Il lui prend le bras et ouvre la morsure d’un coup de couteau. Le sang gicle.

– Mais il est con ce mec ! Ça va pas, la tête, non? Pourquoi t’as fait ça, bon dieu? qu’il lui crie.

– Con ! Comme ça, personne ne verra les marques de dents sur ton bras. Demain, t’auras la cicatrice d’un coup de couteau et pas celle d’une morsure.

– Quelle tigresse, cette nana. Putain ! Quel nerf ! dit le blessé admiratif. Admiratif de la vigueur de la fille et aussi de la présence d’esprit de l’autre.

– D’la gonzesse de première, dit le deuxième admiratif. Admiratif de la fille mais pas précisément de l’absence d’esprit de l’autre. " Magne-toi l’cul, ducon, on fout l’camp, " décide-t-il.

Se sont bien amusés, les petits cons.

Sont partis sans même un regard pour la petite Luce. Qui a ramassé la fine chaîne d’or de Josiane, dans l’herbe à ses pieds. Qui la serre fortement maintenant dans sa menotte.

Qui ne pleure plus.

Qui ne dit plus rien.

Qui a une goutte de sang.

Sur son petit sein blanc.

Et un " con ! " gros comme un éléphant.

Dans sa p’tite tête d’enfant.

 

 

 

 

Chapitre 14

 

Humide et sombre !

Plusse est arrivée en retard au travail.

Au réveil, elle était seule. Elle a trouvé ses vêtements éparpillés partout. Elle a pris une longue douche et absorbé une quantité industrielle d’aspirine. Mal de tête.

Deux, en fait.

Pas plus.

C’est assez. C’est écrit sur la boîte. Posologie pour adulte : 1 à 2 comprimés d’aspirine et un grand verre d’eau. Elle ne se sent pas le courage d’entreprendre des négociations avec les laboratoires Bayer's quant à la quantité de pilules à absorber en cas de mal de tête.

Les chimistes de la santé doivent savoir ce qu’ils font.

Elle a fait tremper son soutien-gorge Platex 18 Heures souillé dans une solution d’eau et de savon. Ne sait pas où il a pêché son D cup 38, l’autre énergumène qui lui a enlevé son vêtement sans qu’elle s’en aperçoive, sans qu'elle le veuille, mais elle, c’est du 36 C qu’elle porte. Fantasme probablement.

Elle a utilisé la proportion d’eau et de savon conseillée sur la boîte. Mode d’emploi : trier le linge sale. C’est fait. Ce n’était pas très compliqué. Pour le linge très sale – c’est le cas – faire tremper 10 minutes dans deux litres d’eau froide additionnée d’une demi-mesure de détergent.

Les alchimistes de Procter & Gamble doivent bien savoir comment nettoyer du sperme séché sur les sous-vêtements, non?

Ils ont dû faire des tests.

Des comparaisons.

Des concours de lavages. Avec des ménagers(ères) expérimenté(e)s.

Avec de nombreux prix à gagner. Deux semaines de vacances dans les Antilles françaises...

Enfin, Plusse a pris deux aspirines de plus que la dose recommandée.

Puis, elle a endossé d’autres vêtements. Elle se sent mieux maintenant.

Ça ira maintenant.

Mais elle n’a pas retrouvé ses lunettes. Elle a cru les avoir oubliées au travail. Mais non. Rien. Son bureau est vide. Pas de lunettes. Elle peut fonctionner sans lunettes mais ce n’est pas à conseiller. Elle se ruinera la vue en moins de deux, comme lui dirait son chum..

Qui n’est pas rentré de Québec.

Qui n’a pas réclamé son auto non plus. Comme entendu.

Homosexuel, le Jacques. C’est sûr.

Elle le sait maintenant. En est persuadée.

Il en a le geste. La démarche. Le timbre de voix. Les expressions. Tout.

Il doit avoir l’okey, en tout cas.

L’okey du gay.

L’okey du gay du quai du Vieux-Port du Vieux-Montréal.

D’autant plus qu’il possède une Géo. C’est tout dire, comme disait l’autre. Ne comprend pas encore trop bien la relation entre les moteurs et les tendances sexuelles. Mais, bon !...

En parlant du Jacques, il faudrait peut-être dire ille, se dit-elle. Ille est architecte; ille est propriétaire d’une maison; ille a une Géo; ille aime sa maman; ille est latent, etc.

Avec toute sa prévenance obséquieuse et ses manières affectées, ille lui aurait sans doute conseillé de se faire faire d'autres lunettes le plus rapidement possible.

" Con ! ", pense-t-elle, en simulant le tic.

Elle le larguera d’ici peu. Elle ne peut plus le supporter. Surtout depuis qu’il a paradé comme un paon devant les bénéficiaires il y a une quinzaine de jours avec un nouveau pantalon en cuir fraîchement sorti de son tailleur. Qui ont commencé à taper avec leur cuillère...

Bam ! Bam ! Bam ! Bam !...

Apeuré – énervé en tout cas – le Jacques a disparu rapidement, en tentant de protéger son orgueil et son pantalon. Les autres se sont calmés.

Faut dire qu’ille a les moyens de se payer pareil luxe, le Jacques.

Mais elle le voit plutôt en sadomaso, avec pantalons de cuir, oui, mais ouverts aux fesses, avec chaînes et menottes, fouet, etc.

Avec son té d’architecte.

Planté dans le péteur(e).

Une Mister T, en quelque sorte.

Le chaînon manquant des Village People, en quelque sorte.

Qui reprendraient peut-être du poil de la bête avec ce nouveau membre.

Peut-être même qu’ils n’attendent que lui, le latent, pour refaire carrière.

Décidément, elle lui donnera son congé, songe t-elle, sérieuse.

Bientôt.

Dès son retour de Québec.

En attendant, elle l’annoncera à l’entourage qui se chargera de faire circuler la rumeur...

 

 

 

 

Chapitre 15

 

Fait toujours soleil !

Les gendarmes ont arrêté les deux motards.

Ils les ont interrogés toute la nuit. Ils les ont mis en garde à vue pendant 24 heures de plus pour compléter l’enquête et les ont relâchés sans porter d’accusation.

Le dossier est maintenant entre les mains du juge d’instruction.

Les deux suspects ont nié catégoriquement leur participation à l’attentat. Ils n’étaient même pas dans les parages au moment de l’agression.

Et ils ont un alibi, alors hein !

Oui ! ils se sont arrêtés à Puy-Guillaume. Oui ! ils ont bu de la bière au troquet. Oui ! ils se sont comportés comment dites-vous? C'est ça ! Si vous voulez. Si vous y tenez. Grossièrement. Oui ! ils ne nient pas. Mais, faut pas charrier, tout de même. Ce sont les vieux qui les ont provoqués.

Ce qui est certain par contre, c'est qu'ils se trouvaient tous les deux à environ une trentaine de kilomètres du lieu du crime quand il s'est produit. Ils peuvent le prouver.

En quittant le Café de la Place, ils ont décidé, à la dernière minute, de rendre visite à leur grand-oncle. Ce dernier a confirmé qu’ils étaient tous les deux chez lui à 5 heures, ce jour-là.

Ils sont arrivés au buron du vieux situé en pleines collines, que ce dernier s’acharne à nommer pompeusement ferme. Toujours en trombe, en faisant un vacarme fou, assez pour effrayer le vieil homme seul. En pleine panique, celui-ci a sorti le fusil pour tirer un coup de semonce, en criant que l’autre coup, c’était dans les fesses qu’il allait le décharger.

Bon, ils se sont identifiés en disant leur nom et le nom de leur père et tout, et finalement le vieux a reconnu, non sans rechigner, ses petits neveux qu’il n’avait vus qu’une ou deux fois, il y a de nombreuses années.

Mais les liens familiaux étant solides chez les paysans, il les a invités à partager le pain, la soupe grasse, le fromage de ses chèvres et le vin gris. Ils ont dû rester chez lui près de deux ou trois heures. Comment il le sait, le vieux? Ben, il ne le sait pas exactement parce qu’il n’a pas de pendule. Mais le soleil, c'est bien suffisant. Il affirme qu’ils ont pris le temps de manger chez lui, de boire du vin et de donner des nouvelles de la famille.

Sans compter le temps de charger le fusil, de tirer, de se reconnaître, de dire bonjour, de faire chauffer la soupe et de passer à table.

Un bon deux heures. Trois heures peut-être.

Et à quelle heure ils sont arrivés?

" Ben, à cinq heures, un peu avant l’heure du souper. "

Le temps de quitter le village et de rejoindre la ferme. Le juge d’instruction a fait faire le calcul par l’enquêteur principal.

Ils se sont pointés chez le vieux à cinq heures, à l'heure exacte ou Madame Simpson reprenait son vélo pour retourner chez elle.

Comme alibi, on ne peut faire mieux.

D’autant plus qu’on n’a pas trouvé traces de leur passage sur les lieux mêmes du crime. Il y avait bien des empreintes mais elles étaient tellement nombreuses et imprécises qu’elles pouvaient appartenir à n’importe qui et n'importe quoi. Provenir de n’importe quel véhicule. On n'a pas pu les relier à des motos. À leur moto. De plus, personne au village n’a vu les deux motards fantasques emprunter le chemin en direction de Monpeyroux. Où se trouve la ferme du Québécois. Où se dirigeait la jeune femme et son enfant. Où a eu lieu le crime. Les témoins ont même dit les avoir vus emprunter la direction opposée, la ferme du grand oncle se trouvant à une vingtaine de kilomètres en direction de Châteldon.

Sans même s’en rendre compte, les deux motards n’ont pas quitté l’asphalte avec leur Kawasaki, au moment de l’attentat.

Et les pneus des motos sont tellement usés que les enquêteurs n’ont pu en relever aucune trace. En quittant les lieux – contrairement à leur habitude et probablement sans s’en rendre compte aussi – ils ont évité le départ foudroyant qui aurait sans doute laissé des marques noires sur la chaussée goudronnée.

Pour regagner les collines après le viol, ils se sont dirigés directement vers l’endroit où ils avaient réintégré le bitume, lors de la poursuite de la bicyclette. Ils ont laissé leur moto en attente sur leur béquille à quelque cent mètres dans la garenne. Puis, ils sont revenus sur leurs pas. À l’aide de branches d’arbre, ils ont effacé les traces des pneus qui avaient laissé des sillons dans le sable et la terre. Ils ont interrompu leur travail quelques instants pour mieux se cacher et laisser passer en trombe un pique-uppe sur la route d’asphalte. Puis ils ont réenfourché leur monture pour rejoindre les hauteurs d’où ils ont fait route vers la ferme du grand-oncle.

En chemin, ils se sont débarrassés de leur couteau en les lançant en plein bois, sans même s’arrêter pour regarder où les armes avaient échoué. Un peu plus loin, ils se sont baignés tout habillés dans un ruisseau assez profond. Ils ont frotté longuement leurs vêtements avec du sable mouillé pour enlever les taches de sang relativement faciles à nettoyer sur des cuirs déjà fortement imbibés d’huile. Ils sont partis sans même prendre la peine de sécher leurs frusques, laissant au soleil et au vent le soin de s’occuper de ce détail.

Pour leur part, ni les policiers ni le juge d’instruction n’ont songé à entreprendre des recherches dans les collines, personne n’étant véritablement familier avec le genre de motos utilisées et surtout, personne n’ayant réalisé que les machines en question – des dirt bikes – avaient été conçues spécialement pour circuler en terrain accidenté.

D’autant plus que l’alibi irréfutable du parent ne pousse plus au développement d’une enquête plus approfondie.

Bien sûr, tout le monde est convaincu que les deux frères sont des voyous, ayant déjà eu des démêlés avec la Justice dans le passé. Des histoires de vol et d’extorsion. Des bricoles. Des affaires sans envergure. À l’image de ce qu’ils sont. Des voleurs, pas des violeurs. Et le père a assuré le juge d’instruction qu’ils ne sont que " des adolescents en mal de sensations fortes comme tous les jeunes de leur âge ", qu’ils n’ont jamais usé de violence et que, malgré les nombreuses plaintes relatives au boucan infernal causé par les motos – le désespoir des voisins – " ils sont tous les deux doux comme des agneaux ". En toute justice, c’est la seule chose qu’on peut vraiment leur reprocher : le bruit. Et le père a promis de s’en occuper personnellement.

Le juge d’instruction a tout de même recommandé la poursuite des procédures à un juge de la cour supérieur mais ce dernier a cassé cette première décision faute de preuve substantielle. Et les deux motards ont recouvré leur pleine liberté par la suite.

Le dossier n’est pas fermé pour autant. Il est en suspends, comme on dit chez les flics quand on ne s’occupe plus d’un cas. Comme c’est souvent le cas. Comme c’est le cas dans ce cas-ci.

Un an plus tard, on n’en parlait déjà plus.

Ce n’était plus qu’un mauvais souvenir.

De l’histoire ancienne.

 

 

 

Chapitre 16

 

De nouveau chaud et humide !

Au village, on a tout fait pour lui venir en aide. Madame Françoise, qui n’est en fait qu’une demi vieille – elle n’a pas encore 60 ans – prend rapidement la situation en main. Elle se rend dorénavant quatre fois par semaine " chez le bon Monsieur Simmessonne " pour s’occuper de la petite, préparer les repas et faire le ménage.

Tout ça gratuitement.

Tante Famboise a toujours eu la petite Luce en affection et à son âge, devenir du jour au lendemain la maman occasionnelle d’une petite fille si belle et si gentille, c’est un cadeau des dieux.

Le Québécois a bien protesté. Qui peut parfaitement payer.

Rien à faire.

Au début.

Après quelques semaines cependant, ils ont conclu un arrangement à la satisfaction de tout le monde.

Et le Québécois lui verse maintenant une compensation non déclarée et donc exempte d’impôt. Ce qui n’est pas à dédaigner.

Mais la petite n’a pas recouvré l’usage de la parole.

L’hiver s’est étiré comme tous les hivers et le printemps est soudainement revenu, annoncé d’avance par le redoux et la gadoue partout et les jours plus longs itou.

Puis, un beau matin, le Simpson sort de sa torpeur, immobilisé qu’il avait été dans la douleur pendant près d’un an. Il décide de vendre la ferme et de retourner chez lui au Canada pour son bien et pour celui de la petite : il compte avant tout y consulter des spécialistes et même se rendre aux États-Unis si nécessaire, pour la faire soigner.

Pour qu’elle retrouve l’usage de la parole.

Il astique le pick-up et se rend à Thiers rencontrer un agent d’immeubles à qui il confie les démarches de vente.

Quelque temps plus tard, il s’occupe de ses animaux. Il fait monter les bestiaux à l’arrière du camion et entreprend la tournée des villages voisins, avec la petite debout à ses côtés.

Il part en direction de Chez Chatard, via Chez Claude. Il ira jusqu’à Gautichard, s’il le faut. Il s’arrête à chaque maison habitée pour offrir, par cher, un agneau de printemps vivant ou égorgé sur place, au goût du client. Dans ce dernier cas, il pend la bête à un clou par les pattes arrière attachées, tête en bas pour recueillir le sang, avant de lui ouvrir la gorge d’un coup de couteau d’expert. La bête doit rester pendu " au moins quatre ou cinq jours avant de la manger, pour laisser la viande mûrir à point et livrer toute sa saveur, tous ses sucs et toute sa quintessence ", prévient-il. Toujours au goût du client, il peut aussi débiter la carcasse en quartiers, en gigots et en côtelettes entre autres mais, là aussi, on doit attendre au moins quatre jours avant la consommation.

Il fait de bonnes affaires, si l’on peut dire. Dans les circonstances.

En effet, on s’est rapidement rendu compte qu’il pratique des prix de débarras et le mot s’est vite passé dans le pays. Si bien que le lendemain, certains l’attendent pour profiter de la manne. Les aubaines ne se ratent pas chez les paysans. Au retour de sa deuxième tournée, il fait chaud. Il sue à grosses gouttes. Avec la Luce toujours à ses côtés, il décide de s’arrêter au Café de la Place. Pour se désaltérer. Pour prendre une bière froide.

Une seule bière.

Question de célébrer la vente de ses derniers animaux. Et saluer la compagnie qu’il revoit peut-être pour la dernière fois.

Il quittera la France bientôt.

– Hé bonsoir ! qu’il dit en entrant.

– Hé bonsoir ! Monsieur Simmessonne, qu’ils répondent en chœur, en tapotant la joue de la petite.

Ça fait un bon moment qu’ils portent peine pour lui, les habitués. Ils sont contents de sa remise sur pied. De le voir actif. De le voir revivre à nouveau. Ils se relayent pour lui offrir le verre de l’amitié.

Qui tourne en soûlerie générale.

En soûlerie de l’amitié.

On ne veut pas qu’il parte, mais sa décision est prise.

Irrévocable.

L’alcool aidant, la conversation dégénère vite en procès qui, pour la énième fois, condamne les deux voyous. Sans l’ombre d’un doute pour tout le monde, ce sont les deux motards de Thiers qui sont les coupables du meurtre.

Pour le grand Pierre, en tout cas.

Pour le boulanger.

Pour tous les autres aussi.

Il ne faut pas chercher plus loin. Ils en ont la preuve.

Pas une preuve juridique bien sûr.

Pas une preuve pour convaincre la police.

Pas une preuve qui pourrait tenir aux assises, non.

Mais bel et bien une preuve.

C’est le grand Pierre qui parle.

– C’est le grand-oncle qui a parlé, qu’il dit. Hic ! On ne l’avait d’ailleurs pas cru pour le fusil, savez, pour faire face à ses neveux au moment où ils sont arrivés à la ferme sur leur moto. Maginez, Monsieur Simmepeûssonne, hic ! un vieux qu'a peur de ses propres poules, poursuit le grand Pierre, qui, dans son état, se demande si c’est bien lui qui raconte, vu que toute la compagnie connaît l’histoire aussi bien que lui. Alors, se décide-t-il à poursuivre, tirer en l’air pour protéger, hic ! sa bicoque en apercevant deux motards en cuir sortir de nulle part, qu’il voyait pour la première fois, qu’il n’a pas reconnu à tout le moins, c’est à mourir de rire, Monsieur Sim... Simmepeûssonne. Et radin comme pas un à part ça ! Hic ! Sa propre femme n’aurait même pas eu droit à la soupe et encore moins au vin s’il avait été marié. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il n’avait jamais trouvé de bougresse. Trop radin ! Comment alors imaginer qu’il ait offert à manger et même le vin gris, hic ! à deux parfaits inconnus.

Un soir qu’il est descendu au village, il a avoué que ses deux neveux l’avaient menacé. De quoi? Il ne voulait pas en dire plus. Et il ne répéterait jamais ça devant les tribunaux.

Il a peur à sa peau.

" Puis la famille, ça n' s' trahit pas ", qu'il a dit le vieux bourricot, avant de retourner dans sa montagne.

– Bien plus, si les motards ont piqué à travers les collines, a poursuivi un autre plus lucide, la cabane du vieux ne se trouve plus à vingt mais bien à quatre kilomètres du lieu du drame contrairement à ce qu’ils ont affirmé aux policiers. Ça ne constitue pas non plus une preuve au sens de la loi mais c’est une preuve quand même, non?

Ça ne justifie pas la réouverture de l’enquête.

Non !

Mais ça vaut un interrogatoire.

Un interrogatoire en règle.

Pas par la police, mais par des hommes compétents.

Par des hommes épris de justice.

Par des hommes... en état d’ébriété.

Le Simpson a frappé du poing sur le zinc.

" J’y vais ! " qu'il a dit

Les autres se sont mis aussi à frapper ensemble sur le zinc. En cadence. En rythme. Avec leur verre. En réclamant justice...

Bam ! Bam ! Bam ! Bam !...

C’est lugubre.

La petite Luce a peur de tous ces gens qui font autant de bruit dans le bistrot. Elle se bouche les oreilles avec les mains. Pour se protéger. Elle se colle à son papa. Pour se protéger. Mais elle ne pleure pas pour se protéger.

De tous ces vieux qui frappent ! Qui tapent ! En cadence. En rythme.

En criant : " On y va ! On y va ! On y va ! "

Puis, d'un pas chancelant mais pourtant décidé, ils partent pour Thiers. " Allons-y ! Zou ! "

Pas tous bien sûr. Ils sont sept ou huit à tituber. Sans trop savoir s’ils n’y sont pas déjà à Thiers. D’autant plus qu’il n’y a pas de place pour tout le monde dans le pick-up.

Mais ils partent.

Le Simpson et sa Luce.

Seuls.

Soûls.

Lui d’alcool.

Elle de lui.

Soûle et muette.

" Non mais quel homme que le Simmepeûssonne ! ", bêlent d'admiration ceux qui restent. Il va les zigouiller sec, les deux motards. Ils l'auront bien cherché, ces deux voyous.

C’est exactement comme ça qu’ils auraient agi eux, à sa place. Qu’ils auraient eux aussi vengé l’affront. Qu'ils auraient eux aussi fait expier la mort de leur femme.

Par la mort.

En attendant, sont bien contents d’être trop bourrés pour être mêlés à toute cette sale histoire. Qui ne les regarde pas. Ils ont fait ce qu'ils ont pu. De toute façon, elle l’avait bien cherché la Josiane. Qui montrait son cul à tout le monde.

En tâtonnant, le Simpson découvre une bouteille d’eau-de-vie de prunes de Madame Françoise, derrière son siège.

De l’alcool de prunes de Famboise, pense le Québécois, en riant de son jeu de mots tout en s’en octroyant une bonne rasade, question d’expédier un peu d’adrénaline, poste restante, à son sens de l’humour. Question de se donner du courage aussi en vue de l'exécution du projet qui germe depuis quelques instants dans son esprit alambiqué par l'alcool.

Pour se remonter le moral.

Et taire sa morale.

 

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