Rumeurs de morts
Par : Marc Lessard
Ce roman est une fiction et tous les personnages qui sy côtoient sont imaginaires.
Je tiens à remercier Patrick Ropars ainsi que le Dr. Gilbert Gauthier pour leur amicale complicité sans laquelle certains crimes et/ou meurtres n'y auraient peut-être jamais été commis. C'aurait été bien dommage !
M. L.
À moi !
Tu peux entrer si tu veux, qu'elle lui dit, hospitalière.
Yeah ! Why not ! You know, jé né parlé pas bécoup lé francé but si you parlé slowly, jé pouis all comprindre, okey? qu'il lui répond laborieusement.
Ça fait plus de trois mois déjà qu'il sillonne les routes de la province, en tentant d'amadouer la langue des autochtones qu'il trouve compliquée et dont le débit est beaucoup trop rapide à son goût. Pour payer ses déplacements, il vend de petits articles et accessoires en cuir aux bons samaritains qui le prennent en stop ou aux passants sur la rue, quand il traverse une ville ou un village. Il confectionne ces objets à la main avec des outils de fortune mais ça donne un assez bon résultat.
Ça fait " artisanat ".
Il y a déjà un bout de temps qu'il erre à l'aventure au gré de sa fantaisie, ivre de liberté. Il a déjà traversé toute la côte est des Etats-Unis, du sud au nord, et découvre, au jour le jour, de nouvelles régions au Québec. Il couche la plupart du temps, au hasard, à la belle étoile. Chez de rares amis de passage, quelquefois.
Et cette girl ce soir l'a approché sous prétexte de jeter un coup d'il sur ses masterpieces. Il a aussitôt détourné la conversation sur un sujet plus intéressant, sentant qu'il ne lui est pas indifférent. Elle s'est montrée plutôt réceptive à son approche, la girl, avec ses airs de nymphette énamourée, ses yeux de velours et son sourire à la Madona.
Elle l'invite à entrer.
Il peut bien se l'avouer, ça fait quelque temps déjà qu'il en a marre de sa liberté qui le laisse trop souvent... libre, c'est-à-dire seul. S'il peut se mettre cette babe sous la dent all night long et lui montrer ce dont an all-american boy est capable. S'il peut sauver l'honneur de la nation. S'il peut lui foutre l'oncle Sam dans les mains ou ailleurs, il lui fera voir 50 étoiles and a few banners à la little broad...
Sans plus de préambule, il lui saute dessus et entreprend de la déshabiller. Elle ne résiste pas et semble même prendre part à la manuvre rendue difficile par l'exiguïté des lieux.
Au bout d'un certain temps cependant, il sent confusément une certaine réticence. What's wrong? Don't know. Don't care. Ne désirant pas laisser en plan une entreprise à laquelle il a déjà consacré trop de temps, il s'apprête à lui signifier que rendue à ce stade-ci, elle a déjà dépassé le point de non-retour, the bitch, et qu'elle est mieux de se décider. Sinon ,il se passera de son approbation.
Mais les yeux de velours sont devenus des éclairs de feu. Son sourire s'est transformé en une grimace qui n'a plus rien d'attirant. For God's sake ! elle bave...
Elle prononce un mot qu'il ne comprend pas. The bitch must be swearing.
Soudainement, avec rage, elle le frappe dans le cou, à toute volée, à laide dun objet en acier inoxydable.
Vlan !
Il porte la main à la blessure d'où le sang gicle dru, à la mesure de ses pulsations cardiaques. La folle est déchaînée. Et même s'il tente de se protéger du mieux qu'il peut, il ne parvient pas à éviter les coups.
Vlan ! Vlan ! Vlan ! Vlan !
Enfin, elle s'arrête, à bout de souffle. Trop tard pour lui qui a perdu le sien en même temps que tout sons sang.
Définitivement.
Drop dead, Fred !
Chapitre 1
Il pleut !
Chapitre 2
Commence avec les oignons et lail, dit Cook.
Combien? demande lautre.
Épluche tout cqu'il y a !
Des carottes?
Des carottes, du céleri ! Tout, jte dis !
Des piments...
Cpas des piments, csont des poivrons ! Des poivrons verts.
Okey ! Et des navets aussi?
Csont pas des navets, csont des rutabagas ! Épluche tout ! Des pommes de terre aussi. Tous les légumes...
Si cest pas des navets, l'interrompt l'autre, pourquoi vous appelez ça du navarin dagneau, d'abord? Me semble que du navarin d'agneau ça se fait avec du navet, non?
Écoute ! Ou tu mdonnes un coup de main, tu fermes ta gueule et tu travailles, ou bien jdemande à quelquun dautre. Toi, tiras manger ailleurs. Jai pas le temps drépondre à tes questions. Jsuis déjà en retard. Y z-aiment pas ça, eux autes, quand on est en retard. Y sont pauvres mais y z-ont encore une fierté. Et, surtout, y z-ont faim ! Y z-ont toujours faim dailleurs...
Okey ! Okey ! Cest pas nécessaire de pogner le mors aux dents. Jvoulais juste savoir. Pourquoi pas du buf? Y doivent pas aimer ben ben ça, de lagneau, non?
Dabord, cest pas de lagneau, cest du mouton. On dit navarin dagneau pour... pour donner un peu de classe à ce ragoût-là. Le navarin, ça sfait avec de lagneau... ou du mouton quand on na pas dagneau. Pas avec du buf. Pour linstant, cest tout ce que jai. Du mouton. Si j'avais eu du buf, j'aurais préparé un buf bourguignon. Si y z-aiment pas mon navarin, cest pas mon problème. Et, le rutabaga, cest un légume qui a un goût prononcé. Bien meilleur avec du mouton. Cest un légume qui est très nourrissant. Et quand on ne paye pas c'qu'on mange, on ne lève pas le nez dessus. On nfait pas la fine bouche. De toute façon, y a jamais personne qui sest plaint. Y a jamais personne qui a refusé de manger jusquà maintenant. Alors...
Cook nest pas de bonne humeur aujourd'hui. C'est difficile à percevoir à première vue parce qu'il ne sourit jamais. Et il bougonne sans arrêt.
De nature taciturne, on l'apprécie pourtant à sa juste valeur comme chef de cuisine. Cest une personnalité qui gagne à être connue, comme on dit. Parce que de prime abord, le personnage paraît plutôt rébarbatif. Avec sa corpulence de débardeur, un ventre proéminent, des mains larges comme des planches à pâtisserie qui battent au vent au bout de longs bras en arceaux, on dirait un arbre bien enraciné et bien intégré dans son environnement immédiat. Mais réfractaire à tout ce qui ne le concerne pas personnellement. Avec ses cheveux en broussaille, noirs et gris aux tempes, une barbe noire aussi où commencent à germer quelques épis de blanc et surtout, avec son regard noir où on ne discerne jamais la moindre émotion, on dirait aussi l'épouvantail à corbeaux du Wizard of Oz.
Mais quand on le connaît, on sait qu'il n'épouvante que les épouvantés d'avance.
Dans son métier cependant, on ne peut le prendre au dépourvu. Il possède tous les trucs et toutes les astuces qui lui permettent de créer un chef-d'uvre culinaire à partir de rien. Pas un artiste, non ! Un artisan de génie.
Malheureusement hier, il sest blessé en dépeçant une carcasse de viande, gracieusement offerte par un généreux boucher.
Tous les lundis, à longueur dannée, Cook fait le tour des commerçants du quartier la tournée des amis comme il dit qui trouvent toujours le moyen de lui refiler des surplus, la plupart du temps des denrées invendues au cours de la semaine précédente.
De la viande, des légumes, des pâtisseries. Des boîtes de conserve aussi. Cook prend tout. Accepte tout. Demande tout quand on ne lui donne rien. Exige tout quand on lui refuse. Avec insistance et surtout avec cette balourdise paysanne et attachante gros nounours mal sucé, quon dit de lui en riant qui fait quon ne peut rien lui refuser.
Et Cook reçoit tout. Sans même dire merci. Sans même sourire.
Les denrées ne sont pas toujours de première qualité, de première fraîcheur. Mais, bon ! avec une bonne cuisson en sauce il prépare habituellement des ragoûts et avec beaucoup dépices dont lui seul a le secret de l'ail entre autres, beaucoup d'ail le tout finit par prendre de la couleur et de la texture. Le tout devient présentable. Le tout devient mangeable.
Et souvent généralement même agréable.
On en redemande. On se bouscule souvent pour un deuxième service.
Surtout quil affuble ses plats des noms prestigieux ou exotiques que lon retrouve habituellement au menu des grands restaurants : navarin d'agneau, buf bourguignon ou à l'ancienne, blanquette de veau ou de porc, civet, zarzuela, goulasch, etc.
En fait, beaucoup de connaisseurs ne jurent que par la viande faisandée. La viande qui a assez vieilli pour livrer toute sa saveur. Tous ses sucs. Toute sa quintessence.
Cest une question de goût !
Cook, lui, jette une bonne quantité de thym, de romarin, de cumin et de poivre de Cayenne dans la recette. Dans toutes ses recettes. Ce qui fait que sa cuisine a un goût relevé uniforme que lon reconnaît facilement à la première bouchée. Un goût auquel on shabitue. Jamais de surprise. Ce nest pas de la gastronomie il na pas cette prétention mais cest bon. Cest, comment dire? standard. Son navarin dagneau et son buf bourguignon ont déjà acquis une réputation. Surtout pour le nombre de fois quils ont figuré à son menu.
On leur trouve un petit goût maison pas piqué des vers.
Pour leur part, les bénéficiaires de lAuberge nont pas le choix. Nont rien à dire. Ou bien ils mangent ce quon leur offre ou bien ils jeûnent jusquau prochain repas. Qui sera la réplique à peu près exacte de celui quils viennent de refuser. Qui aura le même goût, il va sans dire.
Quand on est itinérant, on ne peut pas... aller nimporte où. On ne peut pas choisir. La liberté, cest faire un choix. Un seul. La liberté, cest choisir...de ne plus jamais rien choisir.
Cook aujourdhui ne cuisine pas.
Pas vraiment.
Pas comme dhabitude.
Dhabitude, il soccupe de tout, da jusquà n, en ce qui concerne le navarin d'agneau, entre autres.
Aujourdhui, il ne fait que saisir la viande dans deux immenses fait-tout en aluminium. Il ajoute aussi les épices. Le restant de la cuisson sera assuré par le bénévole quil vient tout juste de recruter dehors, affalé sous un porche voisin pour sabriter de la pluie.
Cook la nommé doffice. À loffice.
Ça contrarie lex-affalé en question, qui aurait préféré rester affalé. Bien que la pluie...
Ça contrarie Cook aussi.
Qui naime pas dévoiler ses secrets de cuisine.
Comme il est blessé éclopé, comme ils disent il na pas le choix.
Il a, en effet, la main couverte de bandages, un pansement quil sest confectionné lui-même et quil réussit à faire tenir à laide dune bande velcro récupérée sur un vieux vêtement.
Ce nest ni appétissant ni très propre. Ni même recommandé pour faire la bouffe à des invités. Fussent-ils pauvres. Aussi ne travaille-t-il que de sa main libre et, ma foi, il sen tirerait assez bien si ce nétait de son " aide " qui lui tape sur les nerfs avec toutes ses questions et ses réflexions.
Et il fait chaud, collé aux chaudrons ! Cook sue à grosses gouttes, dans son sweat suit bleu marine, avec des rayures blanches aux encolures.
Ainsi sweat-il !
Avec les oignons qui rissolent, la viande, les épices et les autres légumes ajoutés, lAuberge est maintenant envahie par une bonne odeur de maison de campagne. Une senteur de résidence de famille à laise. Et si ce nétait de la chaleur insupportable que dégagent aussi les fourneaux où cuisent les tartes récupérées pour le dessert, on pourrait presque sombrer dans le bucolique.
Dans le sympathique, tout au moins.
LAuberge, comme on lappelle, est une maison d'accueil pour itinérants située dans le Vieux-Montréal. Elle est le fruit de la cogitation dun comité de fonctionnaires de lAdministration municipale qui ont concocté cette solution à la dernière minute, comme toutes les autres solutions gouvernementales dailleurs. Elle a été mise sur pied dans le but spécifique de pallier à lengorgement dune autre maison daccueil, aussi située dans le Vieux-Montréal, qui ne suffisait plus à la tâche. Cest une sorte dextension à un projet déjà existant, si lon peut dire, mais qui possède sa propre autonomie. Ce nest probablement pas le nom officiel que lui ont conféré les autorités mais cest celui utilisé couramment par les usagers. Au tout début de ses activités, la maison était moins connue dans le milieu. Donc moins fréquentée par les itinérants. On pouvait y trouver un semblant d'intimité. Un semblant de confort. Un chez-soi hôtelier hospitalier. Doù le surnom symbolique et pompeux qui lui est toujours resté : l'Auberge
La maison a été mise sur pied dans une vieille bâtisse à deux étages dont le second plancher sert de dortoir. On y accède par un escalier central et il est séparé par une cloison en son centre. Dun côté les hommes et de lautre les femmes, chaque côté étant équipé de douches dites portatives, parce quinstallées dun bloc et pouvant être démontées facilement. On y trouve aussi des cabines pour se déshabiller et des toilettes quon utilise à tour de rôle selon la disponibilité. Le tout ayant été aménagé en vitesse et comportant tous les aspects dutilisation temporaire. On y retrouve une vingtaine de modules de lits superposés de chaque côté qui accueillent quotidiennement une quarantaine de " pensionnaires ".
Moins nombreux lété pour des raisons évidentes, certains itinérants sont pourtant devenus des habitués ou mieux, des réguliers avec leurs petites habitudes. Ils choisissent leur lit en y déposant leurs maigres possessions, dans un geste sans équivoque qui marque lappartenance. Les autres, les nouveaux, sinstallent dans les lits qui restent. Pas nécessairement les moins confortables. Mais les moins commodes. Les plus éloignés des toilettes, par exemple. Les plus éloignés des fenêtres.
Ou pire, les plus éloignés de lescalier.
En cas de feu, cest important davoir accès rapidement à lescalier. À lentrée principale du dortoir. Qui est aussi lexit principal, par définition.
Entendons-nous bien. On nest pas dans un palace. Il ny a pas de sprinklers. Tout le monde le sait. Tout le monde sen fout.
Tout le monde sen fout?
Pas nécessairement.
Pas les habitués, en tout cas. Qui accaparent vite les lits près des escaliers.
Quand on possède peu, la moindre babiole se métamorphose automatiquement en trésor qu'on a tendance à surprotéger. Laccès rapide à lescalier en cas de feu devient alors une priorité. Affirme un certain statut social. Anoblit quasiment.
Le couvre-feu (sic) est prévu à 23 heures selon les règlements. Mais tous les concernés (les itinérants) savent que " ça farme à 11 heures du swère " . Il est nécessaire de réserver son lit dès 17 heures, au moment où lon commence le service du souper " pour éviter lencombrement ". Et, comme toujours, premier arrivé, premier servi.
Cest la loi de litinérance...
Au premier étage, il y a la cuisine. Par une porte battante, elle donne sur une salle à manger que sépare un comptoir de service. Le réfectoire peut accueillir une centaine ditinérants à des tables style pensionnat de jeunes filles.
On y accueille à peu près deux fois plus de bénéficiaires quau dortoir. Plus même, dépendant de ce qui reste dans les casseroles.
Les bénéficiaires, ce sont ceux qui bénéficient. Cest écrit dans l'introduction d'un document officiel dinformation publié par lAdministration où l'on trouve aussi les règlement de la maison. Et, si le gouvernement le déclare dune façon aussi officielle, cest que ça doit être vrai.
Un cagibi près de la porte dentrée sert de bureau pour la gestion quotidienne des activités. Cest là que les bénéficiaires, pensionnaires du soir, doivent se présenter pour linscription comme le stipulent les règlements. Il nest pas nécessaire de sidentifier pour manger mais pour dormir, les autorités lexigent. Cest aussi écrit dans le document officiel.
En cas daccident.
En cas de feu, plus particulièrement.
En cas...
En tout cas !
Chapitre 3
Fait gris !
Plusse nen peut plus. Elle a trop travaillé. Elle est fatiguée.
Elle a reçu un appel téléphonique tôt dans la matinée. On la rejointe chez elle vers dix heures parce que, habituellement, elle ne reprend du service que vers 11 heures 30, terminant la journée à la fin du repas du soir à lAuberge. Huit longues heures. Et souvent plus. Parce que, quand on fait partie de la direction, on bénéficie de certains privilèges. On ne calcule donc pas ses heures ni même ses jours parce que... parce quon est privilégié.
Lappel provient directement du bureau du maire. On linvite instamment à se rendre sur la rue Ontario est, où sévit, selon les dernières informations, une manifestation de squatters qui, semble-t-il, protesteraient contre la démolition dune ancienne manufacture en ruine. Ces derniers, dit-on, y auraient élu domicile, paraît-il, depuis quelque temps déjà. Un instant là !
Si les informations sont exactes, bien entendu.
Lidée générale des squatters, toujours selon les dernières informations, était de transformer lusine désaffectée, une ancienne fabrique de souliers pour dame, en ateliers dartistes. Le concept quils voulaient développer, lUsine éphémère, est une idée qui a germé en France. Il sagit doccuper un local à labandon en attendant sa démolition. En envahissant la manufacture, ils voulaient y créer, paraît-il, un espace multidisciplinaire qui aurait réuni sous un même toit des ateliers de peinture, de sculpture et de photo, des studios de répétition de danse et de musique et une galerie dart ouverte au public. Tout un programme ! Et, dans un espace réservé et plus secret, ils y auraient aménagé un terrain de pratique de tir aux couteaux ou autres OVNIs de légitime défense ou dattaque, cest selon dixit la police, en ce qui a trait à cette dernière activité hautement artistique et pour le moins... flyée, on en conviendra.
Les jeunes auraient été pris de vitesse par les démolisseurs, semble-t-il. Ils ont effectivement squatté le building au cours des deux dernières semaines, prétend-on. Mais les seules manifestations artistiques qui y ont eu lieu ont consisté à couvrir les murs de graffiti. Ils ont aussi organisé un mémorable rave, grave et super décibelé, copieusement arrosé aux smart drinks et à lecstasy, qui na eu dautres effets que dattirer lattention des habitants du quartier. Appelées à la rescousse pour rétablir lordre, les Forces de lordre se sont crues forcées de faire des pressions auprès du bureau du maire pour que ce dernier fasse des pressions auprès de lactuel propriétaire pour que ce dernier fasse des pressions auprès du démolisseur pour que ce dernier démolisse la place dans les plus brefs délais. Ce seraient les payeurs de taxes du quartier qui, dans un premier temps, auraient fait des pressions auprès des agents de la paix. Car cest justement la paix quils recherchaient. Les premiers et les derniers tiendraient à se débarrasser au plus sacrant des envahisseurs hirsutes pour quon leur la foute au plus sacrant cette sacrée paix.
Ladjoint du maire a prié Plusse lui a ordonné de se rendre sur place et tenter de venir en aide aux squatters que la police menace cest le mot juste parce que, avec la police, il y a toujours une part de menaces de " crisser " en prison manu militari.
Les policiers nont pas vraiment dautres manies que militari, semble-t-il.
Ainsi souhaitent-ils, en tout cas.
Maniaco-répressifs sont-ils, semble-t-il.
Rêvent tous d'être membre en règle du Groupe tactique dintervention.
Du SWAT.
Ainsi SWATent-ils.
-
Plusse, en fait, cest Luce, la travailleuse sociale responsable de lAuberge.
Luce Simpson.
Luce Simpson a pris la responsabilité de lAuberge lors de sa création, il y a un peu plus dun an. Elle supervise la boîte où uvrent deux permanents elle-même et Cook le cuisiner et une dizaine de bénévoles.
Cest son chum, dont " loriginalité, la subtilité et lesprit dobservation ne sont plus à démontrer " qui la surnommée ainsi. Plusse ! s'est-il exclamé, un soir qu'il prétendait avoir toutes les audaces. À cause du volume manifeste de ses seins. " Il y en a beaucoup plus que chez les autres filles " a-t-il ajouté, dans lun de ses traits de génie, extrait dune longue tirade à saveur métaphysique beaucoup plus physique que méta, mettons dont elle aurait pu se passer. " Plussssssss que ça, tu meurs ", avait-il renchéri, en insistant sur les s pour justifier encore plus le " Plusse " dont il la affublée depuis cet instant.
Luce déteste les hommes qui lui parlent de ses seins. Elle aime ceux qui nen font pas de cas. Qui font semblant par hypocrisie ou autres tactiques chevaleresques, peu importe quil ny a rien là. C'est absurde mais c'est la logique des femmes. C'est sa logique à elle en tout cas.
" Con ! " a dit la Plusse en question.
Bon, il est con. Cest un fait. Mais il est là quand elle en a besoin, cest à dire souvent.
Con, mais là.
Là quand il le faut.
Il aimerait mieux quelle ait besoin de lui sur le plan sexuel. Elle, cest pour la gestion de lAuberge et autres questions pratiques quelle requiert ses services.
Le cul, cest en sus.
En fringe benefit...
Cest assez...
Même que le fringe benefit, il lattend souvent. Il lattend encore. Il se fait rare, en tout cas. Très rare même.
Cest tout dire !
En attendant, le con se targue dexploits sexuels avec elle auprès de ses relations, comme sil escaladait régulièrement les plus hautes cimes des plus hautes montagnes, seul, sans cordée. Tellement elle en est convaincue quil serait incapable de lui faire lamour. Ils ne lont jamais fait dailleurs. Il a bien essayé mais pfft ! En fait croit-elle, il aime mieux raconter la chose que de la faire. Cest souvent le cas chez les hommes. Grands parleurs, petits grimpeurs.
Mais cest vrai quelle est belle, Plusse.
Et quelle est blonde comme les blés. Quels blés? Ben, les blés dInde. Et pas nimporte quels. Non ! Pas ceux à gros grains jaune foncé qui sont trop farineux. Mais ceux à petits grains jaune pâle. Les blés dInde...blonds Enfin, elle est blonde, quoi !
La voix ? Rauque. Et un petit double menton excitant. Très exitant.
Et quelle a de gros seins. Ça aussi, cest vrai. Elle les cache bien, cependant. Du moins, elle essaie. Ce nest pas toujours facile. Et ça ne donne pas toujours les résultats escomptés. Il faut dire que la grosseur exagérée de sa poitrine la toujours grandement gênée. Elle en a toujours fait des complexes. Depuis les tous débuts. Depuis son adolescence, elle a toujours cherché à la cacher, sa poitrine. À lenvelopper dans des robes jusquau cou et assez épaisses pour la rendre repoussante. Pour les rendre repoussants, ses seins. Pour tout faire disparaître.
Ça na pas toujours réussi.
En fait, ça na jamais marché du tout. Et lon ne cesse de se retourner sur son passage pour ladmirer, même si elle sacharne à porter des coiffures sévères, de grosses lunettes à monture noire et des vêtements aux couleurs foncées et aux tissus grunge.
Aux pieds, des bottes Timber brunes en vente chez Bob et Joe sur la rue Saint-Laurent qui, ô malheur ! sont devenus complètement fous au printemps dernier et qui ont fait un rabais de 20 $ sur le prix régulier, avec coupon évidemment, taxes en sus, limite de deux paires par client et, dépêchez-vous, valide jusquau 2 avril à midi.
Complètement gaga, ces deux gars-là !
Virés sul couvert ! Virés sul top ! Clenchés ! Pétés ! Désaxés ! Enfin, autant fermer carrément boutique et aller ériger les fondations d'un nouveau kibboutz extra-muros de la colonie juive de Newe Dekalim dans les Territoires occupés de Gaza, tant quà faire. On ne parle plus de commerce, là. On parle de charité, mon vieux. Pire, de suicide. Autant perdre sa chemise et sa veste de cuir, tant quà y être (10 $ de rabais sur les chemises et jusquà 50 % de réduction sur les vestes de cuir, avec ou sans doublure. Jusquà écoulement des stocks.)
Comprenant parfaitement la situation, Plusse na acheté quune seule paire de Timber. Question de ne pas profiter indûment du malheur dautrui. De plus, à ce prix-là, elle a compris qu'il s'agissait d'une vente finale et que, bon ! si le client n'est pas satisfait, qu'il aille se faire foutre !
Malgré tous ses efforts, elle continue dêtre belle, Plusse.
Plus que belle même.
Luce, cest plus que ça.
Luce, cest Plusse. Voilà !
La seule coquetterie quon pourrait lui reprocher à la rigueur, cest une lanière de cuir quelle porte dans les cheveux pour les retenir et dont elle mordille constamment les bouts. C'est tout ! Et une fine chaînette en or au cou qui se termine par une petite croix. En or aussi. Et son drôle de parfum. Christian Dior peut-être? Difficile à préciser.
Dommage, mais elle nest pas street broken, comme l'affirme encore son chum.
Elle ne connaît rien à la loi de la rue.
Le code de la rue, comme on dit.
Qui est aussi le code de la ruelle. Un code draconien qui ne tolère aucun manquement, aucune entrave ni aucune ingérence extérieure.
Parce que quand on a lhonneur de vivre dans la rue ou dans la ruelle, il faut avoir un code dhonneur pour protéger cet honneur.
Et tous les concernés doivent respecter ce fameux code. Même les travailleuses sociales.
Plusse, cest vrai, ne connaît rien aux lois non écrites nulle part décrites non plus auxquelles on doit se soumettre en tout temps et sans discussion lorsquon vit dans la rue ou, comme cest son cas, lorsquon doit côtoyer quotidiennement des gens dont la rue est le territoire de vie. De chasse.
De chasse gardée.
Sous peine de moquerie, disolement, de vindicte populaire et, pour finir, dostracisme du milieu, définitif et sans appel.
Plusse est diplômée duniversité en sociologie. Et la science de la société, elle la apprise dans les manuels de cours en page quatre de toutes les introductions, mettons où il est écrit en substance que " les sciences sociales trouvent leur fondement dans lévolution des sociétés sur lesquelles elles sappliquent. "
Allez donc expliquer ça dans une bataille de ruelle...
" Con ! " a dit Plusse.
Plusse, à 24 ans, na jamais mis les pieds nulle part en dehors de ses écoles, de son université et bien sûr de quelques cafés à Outremont, près de la résidence familiale. Son père par contre a vécu un certain temps en Europe où il a dailleurs épousé une Française. Cest en revenant au Canada, à la suite du décès de sa femme, quil a décidé de sinstaller dans cette partie de la ville, renommée pour sa tranquillité.
Mais, depuis quelle a déniché ce premier emploi, Plusse vole de ses propres ailes : elle a pris un peu denvergure, comme dit son chum. Elle partage en effet un grand six pièces avec Lise, une copine duniversité artiste peintre, pour mieux satisfaire un besoin naturel dautonomie. Elle a bien quelquefois accepté, avec certaines réticences il est vrai, de passer une ou deux nuits chez son chum. Pour ses besoins à lui. Pour satisfaire son image à lui. Son image sociale. Cest, à peu de chose près, le résumé de son vécu. Pas dquoi impressionner qui que ce soit. Pas dquoi faire chier un itinérant qui vit plus daventures en un seul début de soirée plate. Pas de quoi lui expliquer les faits de la vie, en tout cas.
Elle se souvient vaguement avoir fait lamour un soir, à Baie-des-Chaleurs. En Gaspésie. En camping. À la fin du mois daoût.
Un soir qu'elle avait bu du vin.
Un soir quil faisait froid.
Fait toujours froid le soir, à Baie-des-Chaleurs. En Gaspésie.
Fait quon essaie de se réchauffer. Comme on peut...
Fait plus de six ans déjà. Ça ne rehausse pas pour la peine un curriculum vitæ.
Même non écrit.
Malgré sa bonne volonté, Plusse na aucun sens de la réalité. De la vie quotidienne. Du milieu où elle évolue. De ce quelle voudrait faire. Partant, ce quelle accomplit tous les jours devient, au fur et à mesure, son bagage dexpérience. En fait, son terrain logique dintervention sociale serait lUQAM.
SON université.
Là, elle se sentirait complètement à son aise. Là, elle se sentirait dans son milieu à elle. Chez des gens quelle connaît bien. Dont elle connaît bien les aspirations. Les revendications.
Mais LUQAM na que faire de ses services.
" Pauvre Plusse ", a dit son chum.
" Con ! " a dit Plusse.
Plusse, faut dire, est atteinte du syndrome de Gilles de la Tourette, le neurologue français qui a le premier diagnostiqué cette maladie. Plusse est en effet affectée dun tic nerveux qui soudainement et pour quelques instants seulement la fait grimacer et dire des insanités sans raison apparente. Un tic. Hors de son contrôle. Cest nerveux, croit-on. Par exemple, elle dit " con ! " Cest très rapide. Cest accompagné de légers coups de tête frénétiques et ça disparaît presque instantanément.
" Con ! "
Ça ne lui arrive jamais lorsquelle est concentrée sur un travail ou une quelconque activité. Mais, quand elle est prise au dépourvu, quand elle est sous l'effet du stress, ben, ça sort...
" Con ! "
Un seul mot. Tout seul.
Qui agit comme un grand mot.
Elle dit " con ! "
Comme une grande fille libérée qui dirait tout ce quelle pense. Tout ce qui lui passe par la tête.
" Con ! "
Beaucoup de gens souffrent de cette affection. Et, malgré une campagne dinformation, le jugement à cet égard est toujours aussi cinglant : ces hurluberlus sont sous linfluence de la drogue ou de lalcool.
Ou bien ils sont obsédés.
Ou carrément fous.
Il nen est pourtant rien...
La médecine narrive pas encore à comprendre ce qui survolte tout à coup le cerveau de ces malades pour les faire réagir ainsi, perdant momentanément tout contrôle. Alors, on tente den atténuer les manifestations à laide de calmants.
Qui ne calment absolument rien.
Chez Plusse, de toute façon, cest bénin.
Dautant plus que lhéritage culturel français de ses parents plus particulièrement de sa mère fait en sorte quelle dit " con ! " souvent, de son propre cru, sans que ça provienne de son tic nerveux.
On sen doute, bien sûr.
Mais comment faire la différence?
En tout cas, personne ne saurait laffirmer avec certitude.
Alors quand elle dit " con ! " on accuse son tic en oubliant quil sagit parfois dune saute dhumeur. Et ce serait mal vu de lui en tenir rigueur, vu qu'il s'agit d'une maladie. Plusse sen tire alors à bon compte, personne nosant lui reprocher davoir été ainsi traité dimbécile en public.
Son chum, lui, il lest. Street broken. Du moins le prétend-il. Cest comme ça quil réussit à simposer auprès delle. Il prétend quil a fréquenté beaucoup plus de tavernes, de bars, de bistrots et autres lieux de perdition de même envergure quand il était aux études. Ça lui donne, affirme-t-il non sans une certaine fierté, une connaissance de la loi du milieu. Des manières de se comporter. Du langage à utiliser. Du code, quoi.
Plus quelle, en tout cas.
" Con ! " a dit Plusse.
Le con en question, cest Jacques Planche, un exilé de la ville de Québec, installé à Montréal pour satisfaire à ses exigences professionnelles. Diplômé de lUniversité Laval, il uvre maintenant comme architecte dans un petit bureau du Vieux-Montréal, à deux pas de lAuberge. Cest un peu comme ça quils se sont connus, elle et lui, ce dernier ayant offert ses services bénévoles pour soccuper de la comptabilité de lAuberge, à linstigation de ses patrons qui voyaient là une façon de se rapprocher des hautes instances décisionnelles de la Ville de Montréal. En tout cas, de montrer que le bureau savait se comporter en citoyen responsable et généreux et surtout indulgent vis-à-vis le malheur des autres. Les contrats suivront automatiquement, avaient-ils planifié.
Pour s'installer, sa mère lui a donné en cadeau le montant du down payment nécessaire à lachat dune maison dans le Mile End, un quartier défavorisé de Montréal. Lui se charge dacquitter lhypothèque par versements forfaitaires mensuels. Cest une maison centenaire en pierre grise, à deux étages, avec un logement au second.
Le fier Jacques habite maintenant le rez-de-chaussée.
Et il rénove son nouveau domaine, pièce par pièce, dans ses moments de loisirs. En augmentant le loyer du locataire le plus souvent possible, il pourra vendre le tout à profit dans quelques années et acheter dans un quartier plus chic, une résidence davantage conforme à son statut social. À ce quil est. À ce quil doit devenir.
Comme il dit.
Comme dit sa mère.
" Cons ! " a dit Plusse.
Plus tard encore, il fera construire des condominiums de sa propre conception, issus de sa pensée philanthropique qui veut que tout être humain décent ait droit à son petit château personnel une révolution philosophique et architecturale, rien de moins. Naturellement, il les vendra encore à profit. Ce qui, à nen pas douter, lui permettra de se concentrer encore plus sur sa mission philanthropique.
Pour linstant, le Jacques à sa maman travaille fort. Il a repeint les corniches, les balcons et le chambranle des fenêtres en blanc Il a changé les portes dentrée quil a aussi peintes en blanc. Même la clôture de fer forgé a été retouchée dune teinte blanche pour ne pas faire contraste. Question aussi de ne pas choquer le voisinage par des transformations trop soudaines, trop agressives. En effet, en sa qualité darchitecte et à la suite dune étude poussée de son nouveau milieu pour tout dire, il a pris une marche un soir de canicule Jacques a constaté que la majorité de ses voisins de rue étaient des gens âgés, à la retraite pour la plupart et vivant dans une harmonieuse simplicité. Il a donc évité de les indisposer par des transformations trop radicales et des ajouts de couleurs trop provocantes.
Trop significatives.
Alors il n'a utilisé que du blanc.
Pour compléter le chef duvre et y donner de la personnalité, il a installé aux entrées contiguës un luminaire doré dun style baroque qui donne un éclairage dambiance " lorsque le soir descend ". Il a aussi fixé dans la pierre grise, avec des vis dorées, des plaquettes de plexiglas transparent sur lesquelles sont imprimés, toujours en blanc, les numéros de porte.
Une plaquette pour chaque porte.
Un numéro sur chaque plaquette.
Le tout donnant l'impression de la façade dun salon funéraire.
Pas de quoi choquer les voisins que les pompes funèbres ne doivent plus effrayer à leur âge.
" Con ! " a encore dit Plusse.
Chapitre 4
Fait mauvais !
Il pleut sans arrêt dailleurs depuis des jours. Des semaines. On ne sait plus. On ne compte plus.
Pas des averses passagères, non. Une pluie fine, ininterrompue, grise, humide, froide, sale, désagréable.
Une pluie dautomne.
Sans les couleurs.
En plein été.
Et ça na pas lair de vouloir saméliorer. Les responsables de la météo, à Ottawa, prévoient ce temps de cul pour plusieurs jours encore. Une dépression au-dessus des Grands Lacs, disent-ils. Quest-ce quils attendent pour larguer la cargaison de prozacs?
Zippée jusquau cou dans son imperméable de plastique et sous la protection de son parapluie, Plusse a parlé au sergent. Ce dernier a consenti à retenir ses ch... ses hommes.
Elle est arrivée au volant de la Géo rouge de son chum, identifiée au Massachusetts Institute of Technology à l'aide d'un collant qui couvre pratiquement toute la lunette arrière et qui laisse croire que ce dernier a fréquenté le MIT. Elle a garé la petite voiture dans une ouverture créée par une mauvaise distribution des panneaux de signalisation réglementaire sur un chantier de construction. Directement sous la structure métallique à 45° dune grue géante, équipée dune boule de fer qui se balance dans le ciel gris, menaçante.
Une grue de démolition.
Lanimal semble dailleurs en manque de démolition. On l'entend rugir de loin.
Son dompteur (l'opérateur) nattend d'ailleurs quun signe des policiers pour lui ordonner de balancer sa boule de fer dans lancienne manufacture.
Dans le tas.
Quand Plusse descend de lauto en coup de vent, la confrontation semble inévitable.
Les flics sapprêtent à taper sur les sales punks.
À flicquer les merdeux.
Les poubelles.
Les pas belles aussi, par la même occasion.
À faire preuve de flics.
Oeuvre de flic nexécuteras que légalement seulement ! Oui ! Bon ! Ça va ! On a compris. Mais faut pas exagérer. Cé pas pour rien que ça sappelle la Force policière. Cé parce que la force, ça existe. Ça sutilise. La démocratie tout ça, cé ben beau. Mais cé dés idées qui datent de 500 ans avant le Jésus-Christ, ça. Au moins. Cé dés idées importées dés vieux pays, ça. Cé dés idées qui viennent de Grèce, ça-là. On na pas bsoin dça icitte. On né pas dés tapettes, nous autes. Cquon a besoin icitte, cé dés idées nouvelles. Dés idées nord-américaines. Dés idées positives.
Dés idées de la droite, quoi.
Dés idées de la gauche aussi, sil le faut.
Au menton, mettons. Ou en plein front, cé selon.
Mais, bon ! on peut discuter.
Plusse travaille pour les mêmes patrons que les policiers : lAdministration municipale. Ça permet damorcer une conversation.
On a bien dit amorcer. Parce que parler, ça ne fait pas toujours partie des méthodes d'intervention privilégiées par la police. Avant, peut-être. Il y a très longtemps. Au premier temps de la police. Aux premiers balbutiements flics, peut-être. Dans lancien temps comme on dit, oui ! Bien sûr ! Mais dans les années 90, la police a souvent autre chose à faire dautres chats à fouetter, comme qu'on dit que de parler au monde.
Plusse réussit toutefois à expliquer que son centre dhébergement peut offrir le gîte à ces jeunes et que ces " sales punks-là " répondent exactement à la définition ditinérants. Donc, de bénéficiaires.
Et quand on est bénéficiaire on a des droits.
Le droit de ne pas se faire taper sur la gueule par la police, entre autres.
Dun geste autoritaire, elle remet un feuillet photocopié à la trentaine de jeunes polychromés, agressifs, peu ou pas du tout intimidés par les six flics armés jusquaux poings. Le feuillet donne ladresse de lAuberge et résume les services offerts.
Y z-ont pas le droit de démolir, crie lun des jeunes. Sauvons Montréal a demandé une injonction pour empêcher ça. Cé un édifice historique, ça. Ça fait partie du patrimoine culturel, ça. Y z-ont pas le droit de tout foutre par terre. Cé eux autes quil faut arrêter (il pointe la grue du doigt) : lés démolisseurs. Pas nous autes.
Plusse ne répond pas. Elle ne connaît pas le code de procédures quand deux individus un flic et un punk, par exemple saffrontent dans la rue. Elle ne sait pas quoi dire. Ni quand le dire. Ne sait pas comment le dire.
Ctun crisse de gros barbecue, cte câlisse de bâtisse-là. Té pas capabe de comprendre ça, tabarnak de grosse tête de mop, répond le sergent avec toute la courtoisie policière dont il est capable, en apostrophant le punk en chef qui porte des lunettes à verres fumés noirs. La seule chose dhistorique là-dedans, cé le feu quun imbécile comme toué va y crisser quand y va y jeter un joint mal éteint. Pi toué pi ta gang, vous allez brûler comme des Whoppers. Cé ça, et uniquement ça, qui va faire lhistwère. Lhistwère de la première page du Journal de Montréal demain matin. Cé-tu ça qutu veux, hostie dmange-marde?
" Con ! " a dit Plusse, dans un élan incontrôlable. Même par le code. Un " con ! " sonore qui a figé net latmosphère.
Qui a fait stopper net les deux gueulards.
Qui la regardent maintenant sans trop savoir quoi penser.
Perplexes. Tous les deux.
Sans trop savoir quoi dire non plus.
Chacun son tour, comme on dit.
Ça leur apprendra.
Plusse sent quelle va éclater, à force de rougir sous son parapluie.
Con... combien? Combien de temps...? Dans combien de temps...? Linjonction, cest pour quand? réussit-elle enfin à sortir. À dire. À demander. Nimporte quoi pour se tirer dembarras. Pour détourner lattention.
Y en aura pas dinjonction. Voyons don, mamoiselle, dit le sergent, revenu de sa surprise. Même Sauvons Montréal ny croit pas. La preuve, cé quil ny a même pas de représentants d'eux autes icitte à matin. Ils ont fait semblant de protester dans les journaux pour faire plaisir à ces punks-là, mais y savent bien quils npeuvent pas se faire accorder une injonction pour un taudis aussi dangereux que celui-là. Cte shed-là est abandonnée depuis quasiment dix ans. Faut pas rire du monde. Pi eux autes, y couchent là-dedans depuis deux mois. Cé dangereux, cte place-là. Mé y comprennent rien. Cé simple, y peuvent pas rester là. Pi y z-ont pas de permis pour manifester. Si y circulent pas, jlé fait mettre en prison toute la gang. Jai dés ordres, moué. Jleur en veux pas, moué. Jveux lés protéger, moué. Mé y comprennent rien.
Labnégation, faut dire, est toujours à fleur de peau chez les frustes.
Cé-tu payant dêtre imbécile ou ben tu fais ça juste pour tamuser? demande lautre zouave à lunettes noires, effronté comme pas un.
Dun mouvement souple, Plusse se place entre lui et le policier pour le protéger. Pas le policier, bien sûr. Lautre farfelu. Parce que la réaction flicardiaque ne se serait pas fait attendre longtemps.
Les garcettes sont d'ailleurs dans les airs depuis trop longtemps déjà. Elles cherchent désespérément un terrain d'atterrissage car elles manquent de carburant. N'importe où mais vite. Ça presse.
Semble cependant que le message du sergent a fait son chemin.
Cest vrai quil ny a plus rien à faire avec la vieille manufacture.
Ou ils restent là à faire les clowns et ils se retrouvent tous en prison, avec un bon coup de matraque sur la tête en prime. Ou ils se dénichent un abri ailleurs.
Cest simple. Cest évident. Ça ne se discute même pas.
Cé loin ta cabane? demande le punk en chef, pas plus dépité quil ne faut par son insuccès à continuer doccuper le vieil édifice. Y pleut à boire deboute. Les flics, y peuvent-tu faire le taxi? Y z-ont pu dautres choses à faire maintenant qu'ils ont solutionné le gros problème de la journée. Y sont payés pour courir après les bandits. Pi les bandits, ben y sont ici dans lmoment. Cé nous autes, les bandits. Y z-ont pu besoin de courir. Autant que les chars servent à autre chose que de les conduire au prochain donuts shop.
Du front tout ltour de la tête, leffronté !
Chapitre 5
Pleut toujours !
Bon, les flics nont pas fait le taxi.
Cela napparaît pas dans la définition de leurs tâches.
Plusse est plutôt soulagée car elle doute que les " taxis " se soient rendus à destination avec leur chargement hétéroclite.
Sains et saufs.
Elle na fait monter aucun des squatters avec elle, non plus. Impatiente maintenant, elle attend sur le pas de la porte de lAuberge les nouveaux bénéficiaires qui ne devraient plus tarder. Elle a réservé des lits mais elle doit porter leur nom au registre.
Ils se sont enfin pointés. Pas tous. Mais une bonne quinzaine.
Avec leur gueule de couche-dehors.
Cheveux rouges, bleus, verts ou jaunes. Ou les quatre couleurs sur la même tête. Des piercings partout dans la figure pour incruster des bijoux ou pendre des anneaux ou autres accessoires. Dans le nez. Dans les oreilles. Dans les sourcils. Et même sous la lèvre inférieure. Partout sur le corps aussi. Pouvant tous figurés au freak show du Jim Rose Circus. Microjupe et collants noirs troués pour les filles lune porte même un soutien-gorge dun rose affriolant par-dessus son justaucorps gris foncé. Pour les gars, jeans troués, t-shirts et foulards de couleur criarde quand ils ont le crâne rasé. Cheveux raides, laqués et coupés à la Mohawk quand ils en ont. Ou casquette de baseball à l'envers, visière au cou selon lhumeur du moment.
Le tout disponible chez Rock Mont-Royal, chez Dinosaures d'Amérique ou chez Plexus Fripe, rue Mont-Royal est.
Jean-Paul Gaultier peut aller se rhabiller, tiens !
Qui na jamais mis les pieds dans la rue mais qui en copie allègrement les styles.
Dans la rue où règne la terreur.
Eux, les punks à Plusse petits terroristes de rues, de ruelles ils la portent en eux la terreur.
Ils sont la terreur.
Ils créent la terreur. Ils vivent la terreur. Ils ressentent la terreur.
Selon leurs perceptions. Selon leur détresse.
Au jour le jour.
À leurs heures.
À leurs leurres.
Ils font peur. Ils ont peur.
Des autres. Deux-mêmes.
Cest la loi de la rue.
La loi de litinérance. Qui ne mène nulle part sauf à la liberté. Somme toute léquivalent de nulle part.
Ils sont détrempés. Ça na pas dimportance. Ça na pas lair de les déranger le moins du monde. Ils rient encore de la confrontation avec les Forces de lordre.
Les farces de lordre, dit lune.
Deux ordres de farce, dit un autre.
Avec deux yeux au beûrre nwère, répond un autre.
Pi deux nwères ben beûrrés, enchaîne quelquun.
Ben battus, renchérit encore un autre.
Plusse reconnaît celui qui a tenu tête au sergent et qui semble détenir lautorité sur les autres.
Même âge qu'elle, si son instinct ne la trompe pas. Visage pâle. Maigre, sec, avec des cheveux noirs et bleu-vert, longs aux épaules. Lunettes noires. Jeans noirs. (Il est le seul dont les vêtements ne sont pas troués quelque part.) Chemise anthracite. Veste de cuir noire sans manche. Bottes Doc. Martens, lacets noirs. Et une sorte de musette en cuir souple, noire aussi, quil peut porter au choix à la ceinture ou en bandoulière.
" Un ténébreux ", songe-t-elle. " Pas beau, mais ténébreux. "
Il... il faut senregistrer pour... pour avoir un lit. Vous devez vous identifier... sil vous plaît, réussit-elle à prononcer en déboutonnant d'un geste maladroit le haut de sa robe austère. Fait chaud.
Moi cest Rocco. Rocco Voisini, répond le Ténébreux. L'effronté de tout à l'heure.
Il faut que j tenregistre sous ton vrai nom.
Cest mon vrai nom. Demande aux autres.
" Cé vrai. Cé Rocco. Cé Rocco ", répondent les autres en riant. Indifférents.
Plusse sait quils se payent sa tête. À peu de frais. Elle tente de garder son sang froid. De se retenir. De ne pas lâcher le mot. Celui qui veut absolument sortir. Là. Maintenant. Sans préambule. Contre sa volonté.
Puis tout sarrête net. Et son stress sévanouit comme par enchantement, emportant avec lui le petit mot maintenant devenu insignifiant : Plusse vient de sapercevoir que toute la bande porte des lunettes. De toutes les couleurs. De toutes les formes. Portaient-ils tous ces lunettes au moment de la confrontation avec les flics? Elle ne le croit pas. Ne le sait pas. Ne saurait le jurer. Sauf pour leffronté, le Ténébreux, celui qui agit comme chef et qui porte toujours ses lunettes noires. Lui, oui. Elle se souvient très bien.
Et toute la bande se met à imiter ses moindres gestes. Son début de tic même.
Ils rient.
Elle rit aussi.
De bon cur.
Avec eux.
Comment faire autrement?
Ça détend latmosphère.
Ça la détend.
Puis elle enregistre tout le monde de qui elle exige une pièce didentité en bonne et due forme. Cest le règlement.
Ils ne sont pas méchants.
Moins en tout cas, quils en ont lair.
Des agneaux, dans le fond.
Sous les traits de méchants loups.
De méchants loubards.
Pour sa part, le Ténébreux à verres teintés noir continue daffirmer quil se nomme Rocco Voisini. Quil na pas besoin de sa couchette. Et que, sil na pas de toit, sil pleut dehors et sil ne sait où aller dormir, elle, la travailleuse sociale, elle na quà linviter à passer la nuit chez elle.
Il a dit cela en lui fixant les seins. En la déshabillant des yeux. Faussement haletant. Cynique. Pour le plaisir de la galerie.
Effronté, très effronté le Ténébreux...
Plusse lui explique que ça ne fait pas partie de sa description de tâches que de recevoir les bénéficiaires à la maison. Que de toute façon elle a un ami régulier. Qui est architecte. Et qui napprécierait pas du tout.
Tant pis, répond lautre. Jirai bénéficier ailleurs. Ah ! la Ville de Montréal, conclut-il, dun ton qui en dit long sur ce quil pense des fonctionnaires. Des services municipaux. De lappareil gouvernemental. Des directrices de centres dhébergement en général et des intervenantes nazies à voix rauque, en particulier.
Du moins, cest ce quelle comprend.
Je ne suis pas LA Ville de Montréal, je ne suis que sa représentante, répond-elle.
Jai dit vile avec un v minuscule un seul l précise-t-il, à lintention des fonctionnaires du monde entier et de celle quil a devant lui, en particulier.
Insultant, le Ténébreux. Effronté, on le savait déjà, mais insultant?
Pas beau ça !
Daccord, elle nest pas street broken, elle ne connaît pas le code de la ruelle, mais sil continue sur ce ton, il va en manger toute une, le Ténébreux.
Pas grosse, la Plusse. Enfin pas partout. Mais assez grande pour ne pas se laisser marcher sur les pieds par un... par un morveux.
Fut-il ténébreux.
Futile Ténébreux !
Plusse les invite tous à la salle à manger pour le repas du midi. Lautre changera didée plus tard ou ira coucher ailleurs. Dautres chats à fouetter, elle.
Plusse explique aux nouveaux venus quelle a fait exception pour répondre à la requête du bureau du maire (ladjoint du maire a précisé quil fallait mentionner son intervention. Et le nom du maire aussi. À qui on doit attribuer tout le crédit parce que lui, il n'a agi qu'à titre d'entremetteur) et quelle a réservé des lits pour le soir. À lavenir, ils devront suivre les règlements comme tout le monde. Et soccuper eux-mêmes des réservations en suivant la procédure habituelle du " premier arrivé premier servi. "
Ils se sont installés à une même grande table. Un joyeux party. Sous lil soupçonneux des autres bénéficiaires.
Des habitués.
Ils ont accaparé lespace que certains considèrent comme le leur. Ces derniers manifestent leur désapprobation en jetant des regards furtifs et réprobateurs aux envahisseurs.
En fait, ça fonctionne comme une cafétéria. On porte soi-même son plateau et des bénévoles derrière un comptoir se chargent de remplir les assiettes. On mange le plat inscrit au menu. Rarement de choix mais, coudon, il ny a pas de caisse...
Tout est gratuit.
Y a pas de service aux tables, dit lun des vieux. De la voix autoritaire de celui qui connaît la procédure, en montrant du doigt le comptoir de service.
What do you want, you fuckin halloween? demande le Ténébreux en français postmoderne. Aujourdhui il le sait, langlais et quelques autres langues plus ou moins mortes utilisées à travers le monde font partie intégrante de la langue française. Selon son raisonnement, cette dernière, avec toute sa grandeur d'âme, les aurait récupérées avant quelles sombrent à jamais dans loubli.
Check ça, chose ! Çui-là, y a d'l'air d'un old timer dans un film western. Tu cherches-tu tes dents, old timer? demande une fille à l'un des vieux.
Va voir din garbage, conseille une autre.
Ça fait combien d'temps que té dead meat? demande un quatrième. Y é drôle celui-là, ctun vieux cadâvre, pi y pue comme un bébé plein dmarde, ajoute-t-il, fier de sa trouvaille.
Rgarde, cé pas dla skin quelle a, la vieille minoune, cé du papier mâché, dit une autre fille, en pointant une vieille. Cé t-y ta face, que tu nous montres-là ou ben tés tites culottes sales, meûmére? Tas-tu oublié de tlaver lés dents ou bedon tu nous montres tés traces de break dans tés tites culottes?
" Con ! " a dit Plusse.
Sont pas méchants, mais...
Mais le son du " con ! " cette fois-ci na pas arrêté le grabuge.
Cest son tic et pas son tic qui sest exprimé en même temps. Sait pas. Une combinaison des deux, peut-être? De toute façon, ça sest perdu dans le brouhaha.
Ça na eu aucun effet.
Ce qui a mis fin au bordel par contre qui en a généré un autre, par la même occasion ce sont tous les vieux qui ont commencé tous ensemble à frapper la table avec leur cuillère à soupe. En cadence. En rythme.
Bam ! Bam ! Bam ! Bam !...
En regardant nulle part. En avant.
En silence.
Bam ! Bam ! Bam ! Bam !...
Pas vraiment en silence parce quils murmurent. Un grognement baryton et monocorde. Comme une longue plainte pour accompagner leur tam-tam hallucinant.
Cest lugubre.
Cest freakant.
Tous ces vieux qui font un bruit infernal.
Bam ! Bam ! Bam ! Bam !...
Qui frappent. Qui tapent.
Et qui grognent en même temps...
En fixant le mur. Sales, dans leurs vêtements souillés. Qui frappent sur la table. Avec leur cuillère à soupe. Qui ne disent rien. Mais qui grognent. Qui continuent à frapper. À scander des imprécations inintelligibles.
Qui bavent. Qui puent.
Qui frappent. Qui tapent. Qui grognent...
Bam ! Bam ! Bam ! Bam !...
Quest-ce qui se passe? a demandé, a crié plutôt, Cook, en sortant en coup de vent de sa cuisine.
Les vieux se sont calmés.
Se sont tus.
Ont tu leur silence.
Leurs marmonnements.
Ils ont soudainement baissé cuillère, les vieux.
Cook pose encore sa question. En sadressant aux punks, cette fois-ci. Aux jeunes pour être plus précis. Parce que, pour ce qui est de lattribution du titre de punk, y faudra repasser. Y repenser sérieusement, en tout cas. Ou redéfinir, mettons. Parce que, au premier abord, on voit difficilement qui, des deux groupes, peut répondre à la description.
Les vieux portent aussi des vêtements troués. Aux couleurs bizarres. Comme les jeunes. Certains ont même conservé leurs vêtements dhiver, embobelinés qu'ils sont dans toutes leurs fripes. Dans toute leur possession. Gants compris, avec des trous aux cinq doigts. Mais encore gants tout de même. Et, si ce nétait du blanc sale jaune pisse de leur barbe mal rasée et de leur chevelure en voie de disparition, on ne pourrait vraiment pas faire la différence.
Cook nest pas facilement impressionnable, sous son couvert bonne poire. Ancien militaire à la retraite, il a appris son métier de boucher dans l'armée canadienne, pour devenir cuisinier par la suite. Simple soldat au début, il a monté en grade sans jamais avoir tenu un fusil en main, sauf pour aiguiser ses couteaux. Il en a vu bien d'autres. La confrontation ne lui fait pas peur. Il sait en imposer. Il sait quand et comment en imposer. Et il en impose dans le moment.
Alors? redemande-t-il aux jeunes.
Cé lés vieux. Sont devenus fous, répond lun deux.
Maudits vieux débris ! lance le Ténébreux, en dénonçant lui aussi les vieux. Dun ton provocateur.
Les vieux ont ressorti leur cuillère. Ils recommencent à taper de plus belle, toujours sur le même rythme.
Bam ! Bam ! Bam ! Bam ! ...
Font encore un vacarme infernal.
Cook les apaise de la main. Dun ton autoritaire, sans réplique cette fois, il dit que tout le monde devrait se mêler de ses affaires. Ou mieux, ne pas se mêler des affaires des autres. " Mangez ! ordonne-t-il. Y a rien de mieux pour calmer les nerfs. "
Cest convaincant.
Surtout lorsqu'on a faim.
Dautant plus quils sont tous là uniquement pour ça. Autant les jeunes et que les vieux.
Cest rassurant.
Surtout lorsqu'on a peur.
Un sentiment toujours présent quand on est libre.
Autant chez les jeunes que chez les vieux, malgré les apparences.
Plusse retourne dans son bureau. Soucieuse. Ce nest pas la première fois qu'elle assiste à un tel comportement. Enfin, le calme étant revenu...
Cook retourne à ses couteaux.
À ses fourneaux.
Les bénéficiaires, jeunes et vieux, à leur ragoût.
À leurs ragots.
Chapitre 6
Fait de plus en plus mauvais !
Il est neuf heures !
Plusse quitte son travail. Sur le pas de la porte, elle ouvre son parapluie. Lentrouvre seulement puisquelle se le fait prendre des mains par le Ténébreux qui termine la manuvre.
Il porte laccessoire au-dessus de la tête de cette dernière puis rentre la sienne sous labri provisoire par la suite.
Permettez? se décide-t-il à dire au bout dun moment.
Lintonation ascendante sur la dernière syllabe aurait tendance à annoncer une question mais le ton général suggère plutôt une prise de possession. Une sorte de kidnapping de parapluie. Un parapluienapping, en d'autres termes.
En même temps, il se retourne et serre la main des autres venus le reconduire à la porte. Lui ne couchera pas à lAuberge. Cest plus un début de bras de fer, à la façon motards, qu'une poignée de main. Ça produit un claquement sec, qui résonne sous la pluie. Il fait rapidement la tournée puis leur donne rendez-vous pour le lendemain.
Pas vraiment. Non, elle ne permet pas vraiment. Mais bon ! il est là. Il ny a pas lieu d'en faire une tempête dans un verre deau. Dautant plus que pour ce qui est de leau, elle en a assez vu pour aujourdhui. Pour la saison. Pour lannée. Pour la vie. Quest-ce quil veut, celui-là? Cest tout ce quelle veut savoir. Quoique... Bref...
Il le lui dit.
Y pleut !
Ah ! bon !Je savais pas ! répond-elle, sarcastique.
Vous avez une auto. Vous pouvez me déposer, dit-il.
Toujours ce ton effronté qui commande. Il va aller se faire voir...
Et, tiens ! il la vouvoie maintenant. Cest nouveau, ça. Ça peut améliorer les relations sociales. En tout cas, ça facilite les pourparlers de paix en Bosnie, au Moyen-Orient ou, plus près deux, dans le Vieux-Montréal, pour l'heure.
Vous serrez la main dune drôle de façon, dit-elle pour éviter de répondre directement.
Elle regrette aussitôt sa remarque, sachant fort bien que ce genre de questions, de commentaires, ne respecte pas le fameux code de la rue.
" Niaiseuse " se dit-elle en elle-même, pour confirmer son appréhension.
" Niaiseuse " se dit-il en lui-même, pour confirmer son jugement.
Elle lui ouvre la porte de lauto. Le fait monter. Lui prend le parapluie des mains. Se dirige vers son siège et sinstalle au volant. Sans un mot.
Démarre aussitôt.
On fait comme les motards, quil lui explique pour la poignée de main. Quand il y a quelquun alentours. Pour faire durs. Pour faire peur. Pour faire comme si on savait ce quon faisait. Autrement...
Quand il n'y a personne...?
Quand y a personne, on se gratte les couilles.
Plusse se retient. Pour ne pas rire.
En France, pour se saluer, continue-t-il, ayant remarqué un léger accent étranger et probablement français chez cette dernière, on se fait la bise à qui mieux mieux. Et smoutch par ici et smoutch par là. Viens que j'te bise ici. Viens que jte bise là. De vrais moumounes. Nous, on agit différemment. Nous...
Vous...?
Ben, on se gratte les couilles.
Là, elle admet. Elle a couru après. Elle rit.
Franchement.
Il est drôle, le Ténébreux.
Où va-t-il? Sait pas. Pas vraiment. Ça na pas dimportance. Il trouvera bien. Il a des amis qui seront disponibles plus tard dans la soirée en attendant...
En attendant...?
" En attendant, je me gratte les couilles ", qu'il aimerait bien lui répondre. Mais il se retient. Il a d'autres projets en vue.
Ben, en attendant, vous pouvez moffrir un café. Je nai pas dargent. Il pleut...
Bon ! il na pas dargent. Bon ! il pleut. Ça, on le sait. Bon ! et puis pourquoi pas? Mais elle rentre directement chez elle. Bon ! elle l'amène. Il nest pas dangereux, le Ténébreux. Ce nest pas très risqué non plus puisque Lise, sa coloc, est à la maison avec la petite Colette qui a quatre ans. Il nest tout de même pas pour assassiner trois personnes à la fois, simplement pour samuser, le Ténébreux. Tout de même, faut pas paranoïer ! Et franchement, pour tout dire, elle na pas peur de lui.
Pas du tout.
Peu sen faut.
Capable de se défendre, la Plusse, si ça se présente.
Elle accepte. Sans pourtant le dire. Sans pourtant le formuler. Elle le sait. Il le sait.
Il demande à qui appartient lauto. Pour faire diversion. Pour faire la conversation.
Cest à son chum. Qui est à Québec chez sa mère. Pour une semaine. Sa mère qui elle-même a une auto et qui la lui prête, lors de ses visites. Comme elle lui a prêté de largent pour acheter sa maison. Tiens ! pense-t-elle soudain, il revient quand déjà celui-là? Demain? Déjà? Le temps passe si vite... Il aurait pu revenir dans trois mois.
Ou dans trois ans.
Ou jamais.
Cé un gay ton chum? quil demande, le Ténébreux.
Il est revenu au tutoiement. Mais là, la glace est brisée. Ça na plus dimportance. Elle préfère même. En continuant avec les " vous " gros comme le bras, il aurait fini par lappeler " ma tante ", leffronté. Vaut mieux éviter.
Non ! Pourquoi?
Ben, sa mère par-ci pour l'auto. Sa mère par-là pour la maison. Cest suspect, non?
" Un homosexuel latent ", déclare-t-il formel, sur ce ton sans réplique qui le distingue des autres. Comme si, quand il avait décidé quelque chose, quand il avait pris position, cétait définitif. Rien ne pouvait len dissuader. " Sa mère lattend, poursuit-il, et lui il attend sa mère. Il attend aussi un gars pour remplir son trou de cul. Et sa mère attend un gars pour remplir le trou de cul de son trou de cul de fils. De toute façon, tous les gars qui sont propriétaires de Géo sont des homos ", conclut-il. Fin de la citation. Fin de la discussion aussi.
Conclusion rapide. Parce que, en fait, il ne le connaît pas, l'architecte. Il ne la jamais rencontré. Il ne sait donc pas de qui ni de quoi il parle au juste.
Mais elle ne veut pas le contredire. Elle ne veut pas sengager sur le sujet. De plus, elle ne comprend pas très bien le rapport entre les autos et les orientations sexuelles. Encore un code qui lui échappe... Et, qui sait, peut-être trouverait-elle quil a raison. Sans aucune raison.
Ils descendent de lauto sous la pluie.
À lappui de son bras à lui. De nouveau réunis. Sous le parapluie.
Elle habite un deuxième. Les marches extérieures sont ruisselantes de pluie. Glissantes. Elle perd pied. Il la retient par un... par où il a pu lagripper. Par où il a pu la retenir. Elle le sait. Il le sait. Elle ne peut pas laccuser de profiter de la situation. Cest involontaire. Il na cherché quà la soutenir... par où il a pu. Par où on pouvait le plus facilement la retenir. Par un sein. Et il l'a retenu justement par un sein. Il ne sest pas retenu. Enfin, oui. Un peu tout de même... Beaucoup même. Elle le sait. Il le sait. Quil la aussi caressée. Un peu. Rapidement. Furtivement. Il na pas pu se retenir. Ne sest pas retenu. Qui aurait pu?
Enfin, ils entrent chez elle.
Lise, sa coloc, est là dans une pièce qui lui sert datelier. Avec la petite Colette qui sort du bain. Présentations rapides sans même dire les noms. Cest ma coloc. Cest un... un copain. Plusse donne des ptits bisous à la ptite et à la grande. Smoutch ! Smoutch ! Lise dit bonjour avec un regard gourmand, concupiscent, sans équivoque, en direction du Ténébreux. Qui regarde ou qui ne regarde pas. Sait pas. Difficile à dire. Il nenlève jamais ses lunettes noires du nez. Même sous la pluie. Même le soir. Crisse de prétentieux !
Plusse a un sourire narquois en direction des deux.
Moquerie...?
Jalousie...?
Pas vraiment.
Une légère titillation passagère dans le fond du tiroir cur, peut-être? Cest tout.
Cpas grave.
Lise explique quelle doit se rendre chez ses parents vers dix heures et quelle passera la nuit à la maison paternelle avec sa Colette.
Puis elle senferme dans l'atelier avec la petite.
Plusse explique au Ténébreux que Lise est peintre. Et quelle a confié la garde de la petite Colette à ses parents, vu qu'elle vit seule.
Cest mieux ainsi.
Sagit pas de commérages, faudrait pas penser. Non ! non !
Mais elle se sent obligé de justifier les raisons de larrangement.
Lise est diplômée à lUniversité du Québec en histoire de lart. Cest dailleurs à luniversité quelles se sont rencontrées toutes les deux et quelles ont sympathisé.
Après de nombreuses années détudes, Lise en est venue à la conclusion que, lhistoire de lart, cest un domaine où il ny a pas beaucoup dhistoire.
Y a bien une petite histoire. Une chronologie. Mais une chronologie, ce nest pas une histoire proprement dite.
Dans l'histoire de l'art ny a pas vraiment dintrigue. Pas de prise de contrôle. Pas de guerre. Pas de dénouement.
Pas de roi déchu. Pas de reine de Saba, rien.
Pas dhistoire, quoi.
Alors, Lise a décidé den faire une. Une vraie histoire de lart.
Lise a trouvé sa mission.
Elle est devenue artiste peintre. Dont la mission est de peindre le féminisme.
Toute une histoire !
Elle nen " rédigera " que lépitomé bien sûr.
En néo-impressionnisme. Avec prises de contrôle, intrigues, guerres évidemment. Dénouement et tout. Et, par-dessus tout, des vainqueures. Toujours des vainqueures.
Elle met beaucoup démotion dans ses uvres. Un sentiment quon retrouve bien peu chez la plupart des artistes et pratiquement jamais chez tou(tes)s les crisses de barbu(e)s prétentieu(ses)x qui conceptualisent et qui gesticulent, mais qui nont rien à dire. Nont rien à branler. Surtout les crisses de barbu(e)s prétentieu(ses)x. (Crisse(s) de prétentieu(ses)x étant lexpression favorite de Lise qui lutilise à toute les sauces.)
Lise peint des femmes qui dominent les hommes. Elle peint des scènes érotiques où lhomme est placé sous sa partenaire, cette dernière le surmontant.
Toujours.
Et dans les yeux des personnages, la flamme, la révolte, la victoire, la domination, l'assujettissement, la superbe en haut. La peur, la défaite, la capitulation, la soumission, la faiblesse, la honte en bas.
Toujours.
Le post féminisme, dans sa tête à elle, ça nexiste pas. Et on peut compter sur elle, ce nest pas demain la veille.
Lise fait beaucoup de recherche. Des recherches intensives. Exhaustives. Enfin, elle couche avec beaucoup de gars qui se retrouvent automatiquement sous elle. Et dans la même position, sur une toile le lendemain.
Ce ne sont pas des toiles à proprement parler. Ce sont plutôt des acrylique et pastels secs sur papier Arches. Lise a une grosse production. Elle prépare une exposition solo. Sa première.
Elle travaille beaucoup.
Et elle couche beaucoup. Avec beaucoup de gars différents.
Un gars, un acrylique et pastels secs sur papier Arches. Un autre gars, un autre acrylique et pastels secs sur papier Arches.
Et ainsi de suite...
Une grosse production. Qui passera à lhistoire. À lhistoire de lart.
Lart salé.
Mais ce nest pas très sain pour léducation dune petite fille de quatre ans. Les parents, par définition, ont le devoir dinitier très tôt leur progéniture à lart et à la Culture avec un grand c. Mais faut tout de même pas exagérer...
Ses uvres sont... comment dire? Correctes. Non. Cest beau. Cest même très beau. Dune construction... juste. Cest le moins quon puisse dire. Et il faut regarder attentivement pour comprendre, si on ne sait pas de quoi elle parle. Et pour finalement apprécier à sa juste valeur. Ce sont des uvres... ésotériques.
En tout cas, ce sont des uvres qui portent à réfléchir. À quoi? Sait pas. Cest dailleurs pour ça que ça porte à réfléchir.
Lise en expose deux actuellement dans la chambre de Plusse, en attendant de les vendre.
En fait, elle espère intéresser le Jacques à Plusse, plus précisément. Qui est architecte. Qui doit connaître lart. Qui peut faire des suggestions à ses clients. Mais qui insiste pour coucher avec Lise avant. Pour comprendre la profondeur, la sincérité de lartiste. Qui ne veut rien savoir de lui. Mais qui na rien révélé à Plusse de cette exigence. Pour ne pas la blesser. Pour ne pas lui dévoiler que son Jacques, cest un crisse de prétentieux. Qui na rien, mais absolument rien à foutre des acrylique et pastels secs sur papier Arches de Lise qui sont des croûtes. Qui la dit à Plusse. Qui na, par ailleurs, rien dit à Lise. Pour ne pas la blesser.
La petite Colette sort de latelier et samène en courant se jeter dans les bras de Plusse qui laime bien.
Plusse demande au Ténébreux de sen occuper pendant quelle passe à la cuisine adjacente préparer du café et des sandwiches, avec entrée de sardines en sauce soya et tout. Plusse a faim. Le Ténébreux aussi. Il na pas mangé à lAuberge. Les vieux fous lui ont coupé lappétit net avec leur ramdam du midi. Le soir, il sen souvenait encore avec la nausée. Plusse, elle, ne mange jamais à LAuberge.
Jamais !
Cest une question de principe. On ne mange pas sur un lieu de travail. Parce que lemployeur en profite toujours pour faire sentir que cest lui qui paye le lunch avec le salaire qu'il verse. Et que si ce n'était de lui... Enfin, passons...
Ben, quest-ce que tu veux que jfasse? Jconnais pas ça, moi, les enfants.
Demande-lui. Elle va te le dire, suggère Plusse, en poussant lenfant timide mais curieuse. Comme tous les enfants du monde.
La petite sourit. Elle sent bon.
Comment tu tappelles? lui demande-t-il, en la chatouillant délicatement au nombril, sur son petit pyjama blanc avec plein de lapins roses imprimés dessus.
Coco ! répond la petite Coco. Toi, comment tu tappelles? demande-t-elle à son tour.
Rocco ! quil dit. Assez fort pour que lautre, la sceptique, lentende dans la cuisine.
Cest comme Coco, constate la Coco.
Les deux ensemble, on fait Cocorocco, plaisante le Ténébreux. Cest le cri du jus de carottes quand il se lève le matin pour réveiller les lapins, quil lui dit en taquinant les petits lapins sur le pyjama : " Cocorocco ! Cocorocco ! "
La petite le gratifie dun large sourire où il manque évidemment une dent. La principale. La dent den avant. Elle est cute comme toutes les petites filles en pyjama qui sortent du bain.
Elle fait : " Cocorocco ! Cocorocco ! " en écho puis, toujours timide, se fourre sans détour le doigt dans le nez. Children will be children...
Mets pas tes doigts dans ton nez. C'est pas beau, qu'il lui dit. Té ben belle dans tes lapins roses?
Jai pris mon bain, gazouille la petite, obéissante. Jai mis mon pydjin. Cé un cadeau de ma Tante Luce.
Y sent bon ton pydjin. Tas pris ton bain avec ton pydjin?
Noooooon ! On prend pas son bain avec son pydjin. On le met après, répond la fillette, en zézayant et en tortillant le pyjama. Raconte-moi une histoire, demande-t-elle, racoleuse comme tous les enfants.
Cé un hang up chez vous, les histoires, répond lautre, sans que son sarcasme touche la petite. Jsuis tout de même pas pour te raconter lhistoire de ma vie, ajoute-t-il, toujours assez fort pour que la sandwicherie ne manque rien à la conversation. Y en a qui sarracheraient les oreilles, insiste-t-il, pour soutenir lintérêt nella cucina. Bon ! finit-il par céder, jvais te raconter lhistoire du prince charmant. Viens tasseoir ici, à côté de moi, sur le divan.
Coco sassoit, se love tout près de lui.
Voici lhistoire du prince charmant, commence-t-il, en sassurant toujours de la curiosité de la préposée au café et autres provisions, qu'il peut apercevoir du coin de l'il. Il ajuste son langage et sa voix pour imiter celui des narrateurs dhistoires denfants à la radio ou à la télévision. Il était une fois, il y a très longtemps, dit-il, 10 ou 11 ans peut-être, un prince charmant... qui... qui... sétait trompé dhistoire. Voilà ! Il sétait carrément trompé dhistoire. Le prince croyait, nest-ce pas, dans sa naïveté de jeune adolescent, n'est-ce pas, quon devait lui fournir un beau cheval blanc pour partir à laventure au grand galop, vers de belles contrées inconnues. On devait aussi lui donner beaucoup dargent pour subvenir à ses besoins. Tout ce quil avait à faire en retour, cétait de charmer les belles dames et les petites filles en pydjin et ainsi vivre heureux jusquà la fin de ses jours, sans souci ni obligation daucune sorte.
Mais il s'était royalement trompé.
Quelle erreur ! Quelle horreur ! Ce nétait pas ça du tout. Il devait charmer bien sûr. Mais pas des belles dames et des petites filles en pydjin. Il devait charmer... des serpents. Il nétait pas prince charmant mais charmeur de serpents. Son manager avait oublié de lui préciser cette partie importante du contrat. Comme il ne connaissait rien aux serpents, il se fit piquer tellement de fois par toutes sortes de langues fourchues quil dut quitter son emploi. Cétait devenu une question de vie ou de mort, nest-ce pas? Il se retrouva bénéficiaire du Bien-être social, puis itinérant, puis bénéficiaire de la Ville de Montréal. Jai bien dit de la Ville avec un v majuscule et deux l, nest-ce pas?
Il a lancé cette dernière phrase en più forte. Pour être bien sûr de se faire comprendre de la présidente de la FINE la Foire internationale des nounounes qui fricote dans l'autre pièce. Ben fine mais un peu nounoune sur les bords, non, la bambola là-bas.
Elle est à double sens ton histoire, répond l'autre. Cest pas une histoire pour enfants, ça. Tu vas lui faire peur, commente la sardinerie. Qui nen finit plus de construire des sandwiches à quatre-vingt-dix étages. Et de remplir des centaines de milliers de barils de café pour deux personnes. Quoi, merde ! On part pas en expédition à ce quon sache...
Tu las aimé, toi, mon histoire? demande le Ténébreux à toutes les petites filles de la terre.
Ouiiiiii ! dit la pydjin, pour contredire la cafetière.
Raconte-moi z-en une autre, tu veux?
Il veut. Il veut bien. Il voudrait surtout que lautre tartelette au fromage se grouille un peu le cul...
Oyez ! Oyez ! Voici la légende du légendaire El Dodo, une comptine tirée du folklore colombien, quil dit, toujours assez fort pour piquer la curiosité autant de toutes les petites filles du monde que de tous les bols à café du monde.
Cest quoi une comptine? demande la pydjin.
Cest un petit conte pour les petits enfants qui apprennent à compter. Ça marche comme ça. Je tenvoie un compte pour divertissement et tu le payes.
Jai pas dargent, dit la petite avec un sourire, en tortillant le pyjama de plus belle, de nouveau gênée.
Jte fais crédit. De toute façon, cest un compte à dormir debout, (il la regarde) à dormir... assis, aussi.
Il raconte.
Il était une fois, dans un barrio charmant et tranquille du sud de la Colombie...
Cest où la Colombie?
Ça na pas dimportance. Mais pour lhistoire, disons que cest un beau pays, un pays de rêve, de soleil, de mer, en Amérique du Sud. Bon, on recommence. Tu mécoutes?
Oui !
Tu poses plus de questions?
Non !
Veux-tu un verre de lait?
Non ! Pourquoi?
Tiens, jpensais que tu posais plus de questions?
La petite sourit, faussement honteuse.
Il était une fois, donc, en Colombie, un beau pays dAmérique latine plein de fleurs, de mers, de soleil et de beaux rêves, un voleur de grands chemins surnommé El Dodo. Aussi rusé qu'imprévisible, le grand El Dodo frappait partout, surtout en bordure des grands chemins, parce que, comme je lai dit, cétait un voleur de grands chemins. Il détroussait ses victimes sans vergogne...
" sans honte ", précise-t-il, pour éviter la question.
...et sans aucun remords. Son crime le plus spectaculaire, il le perpétrait dans des banques. Sa méthode de travail était dune simplicité remarquable. Au moment de pénétrer dans un établissement, El Dodo se mettait à bâiller aux corneilles, ce qui avait pour effet contagieux de plonger automatiquement les caissiers, les bailleurs de fond, les gardiens et toute la clientèle dans un profond sommeil. Le tour était joué. El Dodo vidait promptement les poches de tous les dormeurs, sans oublier les coffres de la banque. Puis, doucement, sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller personne, il partait sans demander son reste, vu quil ne restait plus rien...
La petite se met alors à bâiller.
... et, chaque fois que l'on prétendait l'arrêter, il utilisait le même stratagème pour endormir les soupçons et obliger les policiers à ses trousses à fermer les yeux sur son comportement illégal.
" Bahhhhhhh ! " ajoute-t-il, pour faire une démonstration tangible du système infaillible du voleur.
Et ça marche. La petite ferme les yeux et n'est pas loin de s'assoupir.
Un jour cependant, alors qu'il ne s'y attendait guère, un gardien de sécurité résista à ses bâillements. Le matin même en effet, celui-ci avait bu un café à son petit déjeuner. Et le café l'empêcha de s'endormir. Ayant mis la main au collet du fieffé voleur, il invita toute la population à boire le bon café de Colombie pour contrer définitivement les agissements du fameux El Dodo et de ses émules. Ainsi, du jour au lendemain, cette bonne habitude prit de telles proportions quelle se propagea rapidement à travers le monde. C'est lui, Juan Valdez, quon voit à la télévision dans les publicités qui vantent le goût unique du café de Colombie. El café que el conocedor prefiere. Avec son âne et ses sacs de café, il se promène dans toutes les bonnes épiceries et les bons restaurants du monde entier. Cest une belle histoire, non?
Ouiiiiiiiaaahhhh ! répond la petite à moitié endormie. Pi El Dodo, lui? Quest-ce quil est devenu, aaaaahhhEl Dodo? demande-t-elle, dans un bâillement sonore.
Ben ! El Dodo, heu !... El Dodo... ben, il a été condamné à la chaise... berçante... heu !... jusqu'à son dernier dodo.
" Con ! " a fait la tourtière dans la cuisine.
Lise sort à son tour de latelier. Elle vient chercher la petite au moment où la percolateure samène avec son plateau de service plein de goodies quelle dépose sur une petite table... à café.
Il y a des sardines en sauces soya, des sandwiches au jambon avec de lAuthentic Hot Dijon Mustard et du café. Il y a aussi une bouteille de vin blanc frais et deux verres.
Plusse allume quelques chandelles pour donner un éclairage dappoint. (Ça pue et cest dangereux ce genre déclairage qui nattend quun peu dinattention pour foutre le feu partout. Qui constitue un feu " en devenir ", pense le Ténébreux.) Puis elle ouvre la radio. Un poste communautaire. CIBL-FM, 101,5 au cadran. Elle sassoit sur le divan.
Loin du Ténébreux. Mais sur le divan quand même.
Faut dire quil ny a pas dautre meuble. Il y a bien une armoire, une lampe halogène, plein dacrylique et pastels secs sur papier Arches sur les murs et une petite table à café. Mais cette dernière est déjà for occupée par le plateau. Peut vraiment pas sasseoir ailleurs que sur le divan.
Cest cosy. Sûr.
Mais ça manque de sofas. Faudra y penser à la prochaine paye.
Plusse débouche le vin et remplit les verres.
Lise dit quelle ne les dérangera pas plus longtemps. Quelle sen va avec sa Coco. Chez sa mère (elle dit chez la grand-mère). Quelle sexcuse pour le dérangement. Quelle sexcuse pour la petite. Quelle sexcuse pour tout.
Plusse dit quelle ne les dérange pas. Quelle laime bien la petite et quelle peut prendre un verre de vin avec eux si elle veut. Lise bien sûr, pas la petite. " Veux-tu un verre de lait, Coco? " demande-t-elle. " Prends un ballon dans larmoire, " dit-elle à Lise.
Le Ténébreux, lui, ne dit rien. Ce nest pas dun verre de lait quelle a besoin, la petite salope, mais dun Kleenex, vu quelle a encore le doigt dans le nez. Et ce nest pas dun verre de vin mais dun vibrateur quelle a besoin, la grande salope, qui le déguste encore des yeux.
Mais, il continue de ne rien dire.
Absolument rien.
Rien de rien.
Enfin, il demeure muet, quoi.
Coi, si lon peut dire.
Peut-être est-il mort. Enfin, on nentend absolument rien de ce côté-là.
Un vrai tombeau.
Et Lise sen va.
Avec la petite toujours en pydjin, somnolente, quelle emmitoufle dans un immense châle de laine par-dessus lequel elle jette un imper jaune. Assez jaune pour faire peur à un pompier.
Sans verre de lait.
Sans verre de vin.
Sans acrylique et pastels secs sur papier Arches avec un grand crisse de prétentieux. Qui ne comprend rien à lart de tout façon.
Chez la grand-mère.
Chapitre 7
Fait bon !
Tu devrais écrire des livres pour enfants, dit Plusse. Tu as du talent.
C'est un de mes projets, écrire, répond-il.
Il est plein de projets, le Ténébreux. Il veut voyager. Partir. En affaires. Ouvrir un restaurant. Un bar. Une taverne. Faire de la musique rave (de la musique de chanvre). Écrire des chansons pour des vedettes. Plein de projets. Cest un principe avec les projets. Il en faut beaucoup.
Pour avoir la chance que lun deux se réalise.
Faut dire que la moyenne daboutissement de ses projets est de lordre de .0001%. Alors, autant en travailler 150 en même temps. La déception est moins forte quand rien ne marche, vu quil lui en reste encore 149 autres en chantier.
Et un jour, sans quon sy attende, paf ! il y en a un qui verra le jour.
Y a des gens qui se réveilleront. Qui comprendront enfin son génie.
Ensuite, il ne lui restera plus quà se suicider pour passer à la légende. Comme Kurt Cobain. Il deviendra lui aussi une étoile filante et paumée. Au firmament de la disgrâce éternelle, certes ! mais de la notoriété publique aussi.
Au chapitre du suicide, cest lui qui décidera. Le quand, le comment et le pourquoi, ça ne regarde que lui. Et personne d'autre que lui. C'est à lui que revient le dernier mot. C'est lui Dieu en ce domaine. Et il n'a de compte à rendre à personne. Sil se tue, qu'on essaie donc de lui prouver à lui que quelqu'un d'autre quelque part continue dexister? Alors hein !
Justement à la radio, ti-Kurt chante I hate myself and I wanna die. Quelle coïncidence non? quon doit au choix musical de CIBL-FM.
Avant son suicide cependant, il aimerait bien, si possible, baiser Claudia Schiffer, Lady Di ou Mitsou. Whichever des trois witches comes first. Pas d'importance... Pour lui, ce nest pas une question de beauté ou de fantasme sexuel, mais il " mérite " de tremper son biscuit dans quelque chose de connu. Pour la postérité. Pour lexpérience de la chose. Pour dire que, bon ! il a baisé une telle ou lautre telle.
Pour Claudia Schiffer cependant, ça ne le dérangerait pas dattendre trois ou quatre jours après sa mort pour se la faire. Question de la laisser faisander un peu. Lui donner du goût là où ça compte. Entre les deux jambes. Pour quelle livre toute sa saveur. Nature, la Claudia, elle doit manquer de torque, comme on dit. Elle doit friser linsipide. Elle doit goûter le verre deau.
Mais ce n'est pas une conversation à tenir à une fille qu'on vient tout juste de rencontrer. Alors il se la ferme.
Tu la trouves sympathique, Lise? demande Plusse, en servant le vin et en commençant à grignoter.
Ouiiiiii ! dit le Ténébreux, sur le même ton que la petite cochonne de tout à l'heure.
Je laime bien, dit Plusse, sans rire et sans relever le sarcasme. Jaime ce quelle fait. Cest une artiste très sensible. Mais le défilé des amants tourmentés, ça jmen passerais bien.
Tes forcée de les rencontrer? Elle te les présente?
Quelquefois. Mais cest déjà trop. Et il y en a qui séternisent. Dans ce temps-là, elle enfile un t-shirt où cest écrit en gros caractères Non merci, je ne déjeune pas ! Et elle se pavane devant eux. Ils finissent par comprendre le message. Si tu veux le voir, tas quà prendre rendez-vous avec elle, ajoute Miss Persifleuse, mieux connue sous le nom de Miss Trop-Loin-sul-Divan qui, pour linstant, fait fi de sa ligne puisquelle passe à lattaque de son deuxième sandwich.
Comment tas fait pour finir dans la rue? demande-t-elle pour meubler la conversation. Une autre de ses questions stupides qui ne mènent à rien. Qui ne méritent même pas de réponse. Quelle regrette déjà.
Jai pas fini, je commence, répond lautre, condescendant, en évitant de narguer la blanche colombe.
Perspicace, il sait quun peu de pathos peut le mener loin dans les circonstances. Alors il beurre la tartine. Épais. Il raconte une jeunesse triste et solitaire à la campagne. Son mélodrame atteint lapothéose au moment même où Charles Aznavour entonne La Mama à la radio. Très à propos comme choix musical, CIBL-FM, non? Il nen demandait pas tant. Mais, bon ! merci CIBL ! Merci Charles !
Des Italiens, ses parents. Installés depuis plus dune trentaine dannées dans un petit village de Beauce où il est né. Lui-même na jamais connu lItalie. Se lest fait souvent trop souvent raconter par une mère apitoyée sur ses malheurs dimmigrantes. Un père manuvre sur une ferme. Il était extraordinaire quand il était sobre, son père. Mais, quand il partait sur la galère, quand il sennuyait de son Italie natale, tout le village partait sur la galère avec lui. Ça pouvait durer une semaine entière. Souvent deux. Quand cétait fini, quand il nen pouvait plus, il rentrait à la maison, sexcusait et redevenait lhomme chaleureux quil était au fond.
Pour ce qui est de sa mère, elle na jamais réussi à oublier sua famiglia abandonnée dans le sud della sua Italia. Lentement, elle avait sombré dans une neurasthénie chronique dont la mort lavait délivrée. Sortez vos mouchoirs...
Pauvres aussi ses parents. Tellement pôôôôôôôvres que la petite famille a souvent dû se nourrir de soupe à la cuillère. Cest le nom qu'il donnait au bouillon que confectionnait sa mère quand elle manquait de provisions aux fins de mois. Dans ces cas de force majeure, elle faisait bouillir les cuillères de bois utilisées pour faire la cuisine et quelle évitait toujours de laver. Quand le consommé réussissait à prendre un semblant de couleur, elle le servait avec des toasts généralement sans beurre. Dans les jours plus fastes, elle rajoutait un oignon, quelques macaronis et de la farine pour donner plus de consistance à la préparation. On comprend quil faille y aller avec le dos de la cuillère, aujourdhui, pour lui parler de soupe instantanée...
Aujourdhui aussi, il déjeune tous les matins, ironise-t-il, au profit de la Sainte-Jalouse-de-sa-Coloc, mère des toiles de cul, des cafetières filtre en Pyrex, des sardines en sauce soya et des sandwiches tomate-jambon-tomate, salade, moutarde, avec des pickles en guise de condiments.
Patronne des napkins aussi, peut-être?
En espérant, en priant merde ! pour quelle ne soit pas en plus protectrice de la gomme à mâcher Trident, sans sucre, qui ne colle pas aux gencives.
Il soffre un second verre de vin, plein à ras bord. Elle, un petit peu. Juste un petit peu. Pour rafraîchir. Elle na pas encore terminé le premier.
Cest du vin de dépanneur, constate le Ténébreux.
Oui, dit Plusse qui sexcuse. Elle travaille trop. Elle na pas eu le temps de sapprovisionner à la Société des alcools. Et, bon, sil nen veut pas...
Non, non ! Ça ne fait rien. Ça ira !
Ils trinquent.
Le Ténébreux a soif. Il boit vite. Il se ressert. Il boira jusquà la lie, sil le faut. Ce qui ne devrait pas présenter de complications parce que, avec les vins de dépanneur, la lie, cest directement sous le bouchon quon la trouve.
Et il commence déjà à en sentir les effets.
Les effets de la lie. Oh ! la ! la ! la lie !
Pourquoi travaille-t-elle comme assistante sociale? Pourquoi travaille-t-elle à lAuberge? Pourquoi soccupe-t-elle de restants de trous de cul de société comme les vieux dégueulasses quil a vus? Pourquoi ne cherche-t-elle pas un travail plus valorisant? Moins déprimant? Elle qui a plein de talent et plein de grosses... de belles qualités sinforme-t-il, en lorgnant son hôtesse en haut de la ceinture.
Ben, il en faut des gens comme elle. On ne peut pas tous vouloir les mêmes choses dans la vie. Le résultat à tout prix. Le succès comme on en parle dans les journaux et les magazines de mode. On ne peut pas tous se satisfaire de la pensée positive à la Jojo Savard. Son travail humanitaire, elle la choisi en connaissances cause. À la suite détudes quelle a réussies. Elle na rien dune Mère Teresa, Plusse. (Physiquement, cest indiscutable, pense le Ténébreux. Elle est plus grande et surtout plus... volumineuse à certains endroits. Pour les goûts vestimentaires, là, d'accord, il y a des ressemblances.) Et son intervention sociale la valorise pour le moment. Elle apporte un soulagement aux nécessiteux qui dépendent delle. Plus tard, elle verra. Plus tard, elle fera le bilan. Pour linstant, cest vrai, cest plutôt déprimant. Mais elle est jeune et elle gagne un salaire. Pas un bon salaire, non ! Mais un salaire tout de même. Qui lui permet de soffrir des petites gâteries et qui laident à supporter les moments plus difficiles.
Avec les seins quelle promène sous sa robe de Carmélite bleu marine, elle peut bien se mettre à parler intelligemment ou à réciter le catéchisme de la parfaite petite bourgeoise altruiste si ça lamuse. Ça ne changera pas dun iota la concentration du Ténébreux, qui entame allègrement son quatrième ou cinquième verre de lie. Sait pas. Ne compte pas. Et qui a pogné le fix. On devine où.
Jéconomise de largent, dit-elle. Je veux prendre des vacances. Lhiver prochain. Début février. Dans six mois, tout au plus. Jai besoin de me reposer. Trop de stress. Je veux aller dans le sud. À la chaleur. Me faire bronzer au soleil, sur une plage de sable blanc. Sous les palmiers. Faire de la plongée sous-marine. Dans les Antilles françaises, précise-t-elle. Je veux respirer lair salin, le varech, tout. Boire des ti-punchs les pieds dans leau. Deux ou trois semaines, je ne sais pas. Ça dépend de largent que je pourrai économiser dici là.
Lui, le Ténébreux, cest dans les gentilles Françaises quil veut les passer ses vacances. Plus précisément dans celle-ci, avec son petit double menton excitant. Pas taleûre. Pas dans six mois. À swère. Tusuite. Au plus tard, dans les six minutes qui suivent. Il a beaucoup travaillé ces temps-ci. Depuis trois quarts dheure au moins quil écoute les élucubrations de deux illuminées et demie; qu'il raconte des histoires à lune, à la mi-l'une et à lautre pleine lune; quil boit du gros punch plus ou moins frelaté et quil bouffe des sandwiches, le petit doigt en lair, en sessuyant le bord des lèvres avec un napkin pour faire snob. Faut se mettre à sa place. Cest stressant, ça. Il a besoin de vacances, lui aussi. À la chaleur. Il a besoin de se faire bronzer lui aussi. De se faire brûler la peau par deux gros soleils radieux. Radiaux. Il a besoin de se vautrer sur une plage de sable blond et de palmiers froufroutants, au sud des deux gros soleils. Il a besoin de respirer son air salin à elle. Son varech. Tout. Dailleurs, pour la plongée sous-marine, il a déjà ses goggles sur le nez. Alors, hein ! Par ici le ti-pwésson.
Comme les Japonais, il les déguste vivants, les ti-pwéssons.
Frétillants.
Arigato !
Par principe, il ne suce jamais les féministes ni celles qui portent un casque pour faire du vélo.
Pour les punir. De quoi? Sait pas. Pas d'importance.
Les féministes et les porteuses de casque de vélo ne perdent peut-être rien à sa grève discriminatoire, allez savoir. Mais comme tout est question dappréciation...
Tout compte fait, il ne suce plus souvent depuis un certain temps.
Pour être franc, ça fait même très longtemps quil na pas sucé. Il songeait justement à ce petit problème la semaine dernière à lancienne manufacture, en sattaquant à une tranche de pizza Dominos Family Special, livraison en 30 minutes ou moins, sinon vous ne payez rien. Dailleurs, il ne voulait pas payer parce que, prétendait-il montre en main, le livreur navait pas effectué la livraison dans le temps requis. Il a finalement réglé pour éviter une confrontation avec la police et la mafia italienne. Ce qui, de toute évidence, laurait forcé à manger froid.
Aujourdhui, cest peut-être son jour de chance. Qui sait? Le jour béni où il pourra mettre enfin un frein à son jeûne obsédant. En effet, la tarte dà côté na rien d'une féministe. Et pour ce qui est du vélo, ça a tout lair dêtre la dernière de ses préoccupations. Alors...
Mais cest loin, les gentilles Françaises. Très loin. Cest à lautre bout du monde. Cest à lautre bout du trop grand divan kitsch à trois places en velours côtelé vert. Cest là-bas, là-bas. Très loin. À quelque deux mille kilomètres environ. À vue de nez, bien entendu. En tournant à gauche, derrière la bouteille de vin.
On peut obtenir des cartes géographiques très détaillées chez nimporte quel adolescent en santé qui, contrairement à lui, na pas trop bu.
Et sil ne se décide pas à entreprendre le voyage dès maintenant, il risque de perdre son ticket.
Il risque de perdre son bagage.
Il risque de perdre son bagou.
Soûl en plus, il risque la catastrophe.
Lécrasement pur et simple du Boeing 767 gros porteur quil a entre les jambes.
Le crash.
Le non-décollage de lappareil, à tout le moins.
Le fiasco, quoi.
Il risque surtout de coucher dehors. Sous la pluie.
Alors, il sapproche.
Déterminé, on sen doute. Il en va de son confort.
Dautant plus que lautre, prétextant une soudaine bouffée de chaleur, a commencé à déboutonner le haut de sa robe pour saérer à laide dun paquet de napkins.
Il a toujours le teint aussi livide, le Ténébreux. Il a toujours sa veste de cuir noir sans manches. Sa chemise anthracite. Ses Doc. Martens, lacets noirs. Son sac. En cuir noir aussi. Plusse remarque pour la première fois son large bracelet au poignet droit, son collier tressé, sa ceinture. Tout en cuir noir.
Il nest pas beau, le Ténébreux mais... mais ténébreux.
Il dégage une odeur... dhomme. Une odeur... de liberté. Une odeur... de cuir.
Une odeur de cirage à chaussure, mettons.
Kiwi? Esquire?
Sait pas.
Peut pas dire.
Pas tellement versée dans les miasmes dhommes de rue en rut, la Plusse.
Ça ne lui ferait pas de tort, en tout cas, de se faire détartrer les dents...
Mais bon ! coudon, pas ce soir.
Demain, disons.
Demain matin, de bonne heure.
Il est là. Tout près maintenant. Il lui enlève ses grosses lunettes à monture noire quil dépose sur la table à café. Pour linstant, lui, il garde ses goggles.
Il la trouve très belle. Il le lui dit.
Et son chum, à Plusse, il est chez sa maman. Là-bas. Là-bas. À Québec. Cest loin Québec. Cest à lautre bout du monde, Québec. Quest-ce quil fait à Québec? Sait pas. Pas d'importance. Il attend probablement.
Plusse na pas lhabitude de se laisser approcher par le premier venu. Par nimporte qui. Par nimporte quel... corroyeur. Mais elle est fatiguée. Elle a trop travaillé. Elle sennuie peut-être? Pas vraiment. Mais, bon ! le vin aidant...
Et le cuir...
Elle a beau implorer Sainte-Baie-des-Chaleurs-de-la-Gaspésie, mère de tous les campings et de toutes les nuits solitaires, qui lui avait promis la dernière fois que, bon ! cétait fini ces folies-là et que, bon ! plus jamais de vin avec des inconnus. Rien à faire. Sainte-Baie ne répond pas. Semble ne rien connaître ni aux ténébreux en général, ni aux Doc. Martens en particulier. Ni au cirage à chaussures, c'est sûr. Probablement il ne faut jurer de rien que cette foutue Madone na jamais bu de vin de dépanneur non plus, alors...
Alors Plusse se laisse caresser...
Un peu...
Jusquà ce quelle réalise quun peu, cest beaucoup.
Cest même trop.
Beaucoup trop.
En titubant, il la conduite dans sa chambre en emportant dune main son verre de lie quil dépose sur le sol. Parce que, là encore, il y a pénurie de meuble. Il la déshabille. Pas complètement, bien sûr. Il sattaquera au soutien-gorge plus tard. Puis il soccupe de lui. Il se déshabille en continuant de lembrasser à pleine bouche.
Goulûment.
Comme un ténébreux.
Ils se sont couchés sur le lit.
Sur les couvertures.
Dun geste nonchalant, en vainqueur, le Ténébreux prend une gorgée de vin. La lie au lit, si on peut dire. Lamour aussi, lamoroso. Dans son début d'ébriété, il sent confusément quenfin lun de ses projets est en bonne voie de réalisation.
Avec sa gueule déternel couche-dehors, qui sait? il couchera peut-être en dedans ce soir.
En dedans delle.
Sil parvient à se concentrer, naturellement.
Pour linstant, il pêche. Quon ne le dérange surtout pas. Quelle mer ! Quelles délices ! Quels parfums ! Ça, ça na pas le goût de verre deau de la Claudia. Non ! Non ! Non ! Non ! non ! non ! non ! Ça, ça goûte ce que ça sent. Et quel ti-pwésson quil mord à belles dents ! Va lui arracher la tête, sil continue sur cette lancée. Lautre, en haut, supplie quil arrête parce quelle nen peut plus. Mais il peut continuer encore un tout petit peu tout de même parce quelle en peut encore un ti-peu.
Quand il décide enfin démerger des abysses, Plusse épuisée exige quon ferme la lumière. Et même en pleine obscurité, elle refuse obstinément denlever son soutien-gorge. Elle ne lenlève jamais. Jamais en présence de quelquun. Même devant le Jacques à sa maman. À Québec en ce moment. Homosexuel cest sûr. Elle en est convaincue depuis quelques instants...
Trop gênée, Plusse. Trop inhibée. Trop complexée, comme on dit familièrement. Déjà quelle ne veut pas faire lamour.
Mais si, elle veut. Mais pas complètement. Là nest pas la question. Ce nest pas la bonne question, en tout cas. Elle veut... mais ne veut pas. Cest ambigu. Allez comprendre. Mais pourquoi chercher à comprendre? Pourquoi chercher midi à quatorze heures quand on sait parfaitement bien quil est onze heures?
Veut. Veut pas. Y a rien à comprendre. Y a rien à expliquer. Cest comme ça. Cest la vie.
Faut comprendre... Cest difficile de prendre une décision quand on n'a pas l'habitude de la spontanéité. Quand on na pas lu la documentation sur la question en jeu. Quand il ny a pas de jurisprudence appropriée. Quand on doit se servir uniquement de son jugement, sans avis et sans le soutien dune quelconque autorité.
Ils sont là, nus. Du moins en partie. Elle, pas complètement puisque... le soutien-gorge. Elle ne veut pas lenlever. Et elle ne lenlèvera pas.
Le Ténébreux lui parle doucement. En baissant le ton graduellement. Pour créer lintimité. " Enlève-le, ton soutien-gorge. Tu veux lenlever? Jaime les seins. Jaime les gros seins. Jaime tes gros seins à toi. Je veux les caresser. Je veux les embrasser... "
Non, je ne veux pas.
Parle tout bas, quil lui dit, tout bas, à loreille quil mordille en même temps.
Je ne veux pas. Je ne veux pas lenlever, quelle répond, tout bas. Pour respecter lintimité. Mais fermement tout de même. Elle déteste les hommes qui lui parlent de ses seins. Elle aime ceux qui nen font pas de cas. C'est absurde. Mais c'est la logique des femmes. Du moins, c'est sa logique à elle. Là par exemple, cest autre chose. Le Ténébreux lui en parle, oui. Mais tout bas. En baissant le ton. Il ne lui en parle donc quà moitié. Cest déjà à moitié pardonné, non?
Rien à faire. Elle ne lenlèvera pas son soutien-gorge. Elle le sait. Il le sait. Alors, décidé, il approche son sexe gros comme un jambon quil frotte, quil fait peser sur les deux grosses tomates protégées par le soutien-chose vert pâle en dentelle dont les rainures imitent les veinures de feuilles de laitue...
Veut, veut pas, lui, y veut.
Thats it ! Thats all !
Et, soudain, sans crier gare, le jambon déverse son Authentic Hot Dijon Mustard dans le D cup 38 vert salade, qui enveloppe les deux tomates soudain rouges de honte.
" Merde ! " quil dit le Ténébreux.
Elle ne connaît pas le code de la rue, Plusse, ni les autres charabias à la mode mais elle sait parfaitement bien que ce nest pas de la merde, ce truc-là. Ce nest pas avec de la merde quil vient de souiller son sous-vêtement, le souille vêtement.
Ce nest pas de sa faute. Il le jure.
Visait ltrou dpipe, lui.
Le vagin den haut.
Voulait lui cracher son plaisir en pleine gueule. Too bad ! Better luck next time !
Elle ne lenlèvera toujours pas son soutien-gorge. Même souillé. Pas devant lui, en tout cas.
Elle vérifie les dégâts. Cest visqueux. Cest coulant aussi. Ça na pas de couleur dans la noirceur. Pourtant, c'est luisant. Cest chaud. Mais ça provoque le frisson. Ça sent fort aussi.
Cest excitant. Cest dégoutant.
Cest troublant. Cest stagnant.
Cest vivant.
Cest hypnotisant.
Comme du sang.
Plusse tire la couverture sur elle. Elle se retourne dans le lit du côté opposé. Pour ne pas quil la regarde. Pour ne pas quil la voit. Pour ne pas quil sache.
Lentement, très lentement, dun geste à peine perceptible, pas perceptible du tout en fait, Plusse enrobe de la chaude mixture la pointe de ses seins durs comme des pénis prêts à défoncer lhymen et, ensuite, toute la surface de ses grosses protubérances sous le soutien-gorge. Sans lenlever. Très lentement. En gestes circulaires. Cest chaud. Cest bon. Comme du sang. Non, il ne faut pas quil sache. Il ne faut jamais quon sache...
Puis, soudain, tout se déclenche en elle.
Elle jouit.
Dans un long et silencieux soupir. Elle jouit.
Honteusement.
Elle jouit.
Passivement.
" Con ! "
laisse-t-elle échapper tout bas. Au moment de lextase.Avec un léger soubresaut de la tête. Qui lui parcourt tout le corps.
Puis, Plusse sendort.
Avec le sous-vêtement mouillé.
Avec le soûl, bêtement vidé.
À ses côtés.
Chapitre 8
Fait lourd !
Le Ténébreux a quitté lappartement tôt le matin. Il avait rendez-vous avec son monde.
Sa bande.
Près de lAuberge. Dans le Vieux-Montréal.
Aujourdhui, ils ne sont que six mais souvent, il y en a dautres qui se greffent à eux, selon les circonstances. Selon les humeurs. Selon leur besoin de protection. Contre la solitude. Contre la société. Contre eux-mêmes. Contre les autres. Contre les autres gangs qui souvent les taxent...
On accepte son leadership parce quil est plus âgé. Il a plus didées. Il semble plus débrouillard. Cest tout. Ils ne sont pas curieux. Se connaissent depuis peu. Se respectent sans plus.
Cest assez.
Et, puisquil faut un leader, pourquoi pas lui? Si ça peut lui faire plaisir. Rassurer son ego.
Justement, ils sont là. Qui lattendent. Sous la pluie.
Parce quil pleut toujours.
Que se passe-t-il avec le temps? La couche dozone qui seffrite laissant apparaître le trou du cul de Dieu? Le mont Pinatubo qui éjacule encore? Personne ne sait. Plutôt, tout le monde sait. Tout le monde a une opinion. Qui ne change rien à rien. Il pleut toujours. En dépit de toutes les opinions. De toutes les explications scientifiques. Il continue de pleuvoir.
Et eux, ils sont là, dehors, habitués maintenant à la douche.
Enfin, aujourdhui ça ne tombe pas en cascade. Ça s'rait plutôt un genre de crachin gris qui n'en finit plus d'alourdir les humeurs.
Les filles placotent sous un parapluie ébréché. Pour montrer qu'elles au moins, elles osent se montrer avec un parapluie ébréché. Ce qui fait passablement plus " actuel " qu'un parapluie neuf, faut admettre.
Les gars samusent. Lun deux joue de lharmonica. Avec une balloune. Quil dégonfle aux dents de linstrument quil tient fermement entre les genoux. Il réussit à produire des sons rappelant vaguement la cornemuse.
Entre deux passes de hackey ball, les autres sadonnent à des jeux de société.
En fait, ils ont déniché un vieux balai ramolli quils utilisent pour faire bander les chevaux mâles des calèches à touristes de la rue de la Commune, stationnées pour manque de clients. Il baladent le balai avec précision sous les couilles des animaux attelés, en leur montrant du doigt les juments parquées non loin et en faisant une description obscène des attraits sexuels de ces dernières.
Hé ! joual vert, r'garde lgros cul? " qu'ils disent entre autres, en s'adressant à l'un des chevaux. Probablement écolo. Vu sa couleur.
Et, ça marche.
Très fort.
Il y a au moins une dizaine de chevaux qui sont mal en point. La langue pendue jusquà terre.
Et le reste?
Jusquà terre aussi.
On se doute bien que ce ne sont pas les propos scabreux des jeunes mais bien le balai qui provoque une telle réaction.
Un jeu qui pourrait coûter cher aux cochères et cochers en les privant de promenades, eux qui sont pour l'instant attablés au resto bar Le Tug, coin Berri et de la Commune. En effet, si ce nétait de la pluie, sil y avait des touristes en mal dexotisme, de vieilles pierres ou de hamburgers, il leur faudrait attendre une bonne dizaine de minutes avant de partir en course. Attendre que les animaux oublient leurs mauvaises pensées. Leur érection.
On ne promène tout de même pas un groupe de couventines dans une calèche tirée par un cheval bandé... comme un cheval, coudon.
Sans attirer lattention.
En plein Vieux Montréal.
Plein de touristes américains lété.
Qui ont surtout lhabitude de photographier les autobus qui les transportent, en guise de souvenirs à rapporter à la maison. Pas de la porno de chevaux.
" Thats some fuckin big busses " quils commentent, caméra à lil. Et ils ont raison car il s'agit bel et bien de " fuckin big busses ", fruits de l'influence américaine au domaine du transport par bus. Qu'ils viennent justement de découvrir à l'occasion de ce voyage fascinant. Thank you ! Hil, Billy Clinton.
Pour sa part, le joueur dharmonica a confectionné un condom à lune des picouilles à laide de sa balloune toute en longueur. Une fois en place et bien étirée, on peut distinctement y lire, les unes derrières les autres, les dernières strophes dune toune du groupe Les Roger, qui exalte les beautés de Montréal et justement intitulée Montréal, la toune :
Montréal une île
Montréal une ville
Montréal éternelle
Montréal Paul-Émile
Montréal... Ainsi soit-il !
Vert fluo, sur fond noir, cest très beau...
La vieille bête napprécie pas. Mais paaaaaaas du tout. Et malgré son attelage, elle nen manifeste pas moins son mécontentement par des ruades rageuses et des coups de tête de gauche à droite qui signifient " non ", même en espéranto henni.
Ça ne dérange pas du tout lAinsi soit-il ! qui sépanouit, fier, au bout du gland. Par terre.
Comme cest une bonne idée, ils y reviendront. Pour linstant, ils ont dautres chevaux à fouetter.
" À la prochaine " déclarent-ils en chur à la vieille bête. Ce qui ne laisse rien de bon à présager pour la future vie sexuelle de lancien étalon condomné au vit.
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Le Ténébreux distribue les rôles. Aujourdhui, il forme deux groupes de trois. Deux qui exécutent et lautre qui fait le guet. Pas de violence. Ce nest pas nécessaire. Cest payant si la police nen fait pas un drame. Sil y a de la violence, les flics ne tarderont pas à sen occuper. Sérieusement.
Cest à dire avec de la vraie violence.
Sinon, ça passe inaperçu.
Ce qui doit passer inaperçu, cest leur commerce de vente et découlement de lunettes de prescription. Ils visitent les endroits publics, les bars, les dépanneurs, les arcades et les centres damusement ou autres lieux hétéroclites pour proposer un vaste choix de verres de prescription avec toutes sortes de montures de toutes les formes et de toutes les couleurs.
Pour hommes et femmes.
Ils possèdent toute la gamme des échantillons.
Les clients essaient. Puis sils voient mieux, sils distinguent maintenant ce qui était flou avant, ben ! ils achètent. Aucune obligation de leur part naturellement. Ils font affaire avec de vrais professionnels. Quelquefois, sur rendez-vous, ils se rendent à domicile pour fournir une famille au complet : les parents qui ne sont plus capables de se voir en peinture, les enfants qui nont rien vu mais qui jurent que ce sont les petits voisins qui ont fait le coup ou encore la grand-mère qui voudrait bien vérifier par elle-même si on n'aurait pas déjà inscrit son nom à la rubrique des décès.
Un genre de party Tupperware pour les yeux. Un lunetteware.
Ils répondent à toutes les demandes.
Dans son système de santé, le gouvernement refuse de débourser le coût des lunettes. Pire encore aujourdhui, lassurance maladie ne défraie même plus le coût des examens de la vue pour les personnes âgées de 18 à 64 ans. Alors, imaginez largent dont il faut disposer pour les besoins de toute une famille lorsquon inclut les frais des prothèses ! Ça na pas de bon sens ! Pourtant, cest bien entre 18 et 64 ans quon paye des taxes, non? Comment payer des taxes si on ne réussit même pas à voir combien on gagne? Dans ces conditions, vaut mieux rester dans le noir. Vaut mieux oublier les examens de la vue et acheter nimporte quoi qui permet, au moins, de se débrouiller. De voir à ses intérêts à prix raisonnable...
La clientèle est tellement reconnaissante que dans certains milieux, on les considère avec beaucoup de déférence. On attend leur passage avec impatience.
Pour des punks, pour des itinérants, cest la reconnaissance.
Ils se sentent utiles. Des gens dépendent deux. Plus tard, ils verront. Feront le bilan. Pour linstant, ça les valorise.
En moins de deux mois, ils sont devenus les docteurs Schweitzer de la vue de tout le centre-sud de Montréal. En apportant un soulagement aux nécessiteux.
Des Robin Hood de la barnique, rien de moins.
Mais pour vendre, il faut sapprovisionner. Cest un des principes fondamentaux du commerce. Cest cette opération délicate quils sont en train de mettre sur pied.
L'acquisition de la matière brute. Le vol des lunettes, quoi.
Y faut pas le faire nimporte où, dit le Ténébreux. Il faut travailler en dehors du Vieux-Montréal. Ça donne rien dattirer lattention sur le quartier...
Y pleut, dit lun.
Men fous, quil lui répond. Si tu veux fumer ton joint ou sniffer ta ligne, tu vas te grouiller lcul pi travailler comme tout le monde. Faut payer cash, quand on se fournit chez Don Qui Shoote (alias Nick Aragúa). Tu lsé, y fait pas crédit. Cé pas un rent-a-quart, lui. Pi, avec la pluie, y a moins de chance quun zélé parte à courir après vous-autes.
Il est contre la drogue, le Ténébreux. Ben, enfin, pas tout à fait... Façon de parler. Parce que, quand on vit dans la rue, on ne peut pas être contre la drogue. Ça ne se fait pas. Ça ne fait pas partie du code que de renoncer à ce qui est illégal alors que le simple fait de vivre dans la rue, cest déjà illégal.
Faut être juste, quoi.
Vaut mieux en " faire " aussi.
Pour faire comme tout le monde.
Alors il en fait.
En évitant dattirer lattention de la police.
Des narcs.
Les tabar...narcs.
Mais, contrairement à lidée que lon sen fait dans certains milieux, il ne croit pas que la drogue favorise la création. Que la drogue rende plus intelligent. Ce nest pas parce quon administre une drogue à un bébé bleu quil devient aussitôt un bébé rose, prétend-il.
Si on nest pas intelligent davance, si on na aucune imagination, le génie ne fera pas éruption simplement parce quon prend dla drogue.
Ça sécurise. Ça calme les angoisses de la solitude. Peut-être. Admettons. Ça permet daugmenter certaines sensations. Oui ! Daccord ! Mais ça ne rend pas plus intelligent.
Cest bon pour samuser, seul ou en groupe. Point final. Encore faut-il que le divertissement soit la préoccupation du moment.
Linstruction non plus dailleurs ne rend pas plus intelligent. Pourtant, on en donne à tout le monde. Cest obligatoire. Gratuit en plus. Du moins, en bonne partie. Et plus les gens sont instruits, moins ils sont capables de créer. Moins ils sont capables de juger. De faire preuve de bon sens. De faire face à des situations. Plus ils ont besoin des autres. Plus ils doivent sentourer pour justifier leurs décisions. Leurs prises de position prudentes.
Jurisprudentes.
Linstruction sécurise. Linstruction calme les angoisses de la solitude. Linstruction snobilise. L'instruction favorise l'élitisme.
Cest idéal pour se foutre du monde. Pour en abuser. Pour s'en amuser.
C'est essentiel pour travailler dans les grandes entreprises et faire partie de la haute direction de sectes ésotériques comme l'OTS.
C'est nécessaire pour gouverner.
Mais ça ne rend sûrement pas plus intelligent.
La drogue, par contre, ça donne une personnalité. Croche peut-être, mais une personnalité quand même. Y a tellement de gens qui nen nont pas !
Parlant de samuser justement, un soir quil avait fumé un beau gros joint, il avait songé sérieusement à manger des escargots à lail. Pour aller ensuite proposer du hasch aux pushers sur la rue Saint-Denis. Comme ils le font eux-mêmes.
Hasch? Haaasssccchhh? Haaasssccchhhhh?
À six pouces du nez. En puant lail. Question de leur faire plier les genoux, à eux aussi. Qui ne respectent rien. Et qui le provoquent chaque fois quil a rendez-vous dans le coin. Question de leur montrer quils ne détiennent pas le monopole de lintimidation.
Il en a marre de ces escobars.
Cest un autre de ses projets.
Pour linstant, il a dautres préoccupations en tête.
Pour linstant, il travaille au renouvellement des stocks de lunettes. Pour l'instant, il organise son plan de vols.
Uniquement des lunettes de prescription. Teintées, pas teintées, aucune importance. De prescription. On ne peut pratiquement rien tirer des autres à la revente.
Exception faite des Ray Bans, des Sport Vuarnet ou des Adidas.
Avis aux intéressés. Avis aux intéressées aussi.
Quoiquune femme avertie nen vaille que la moitié dune dans ce cas-ci.
Parce que craintive.
En effet, si elle sait qu'elle peut éventuellement se faire voler, elle paniquera au moindre mouvement brusque, à la moindre effervescence. Ce qui la rend plus vulnérable. Ce qui en fait une proie toute désignée, facile, évidente, pour les prédateurs aguerris quils sont, agissant selon un plan stratégique bien déterminé.
Comme des loups.
Une meute de loups.
Sous forme dagneaux.
Chapitre 9
Hot ! Très hot !
Le Ténébreux divise ses troupes.
Il forme deux équipes quil devine quil espère plus ou moins homogènes. Autonomes. Deux gars, une fille. Deux filles, un gars. Lui, il passera dun groupe à lautre pour récolter les recettes et éviter que l'un deux se fasse prendre avec des pièces à conviction en main.
Il part avec un premier groupe tout en se tenant à distance, selon le plan discuté.
Ils ont décidé de tenter leur chance au Complexe Desjardins.
Cest bien le Complexe Desjardins !
En fait, on se croirait dans un aéroport international. Laéroport Mirabel, par exemple.
La majorité des gens quon y rencontre ny sont que de passage. De plus, il y flotte en permanence des odeurs de frites émanant des nombreux fast-food à aire ouverte, tous regroupés sur un même étage, à aire ouverte aussi.
Comme à Mirabel.
Y a pas à dire, cest très bien le Complexe Desjardins.
On se sent vite transporté vers dautres cieux. Vers dautres mondes.
Vers le monde des affaires par exemple qui y a des bureaux et qui y fait des affaires dor. Vers le monde des fonctionnaires et des bureaucrates qui y ont des bureaux et des fonctions en or ou encore vers le monde des commerçants, chercheurs dor en tout genre.
Des mondes complexes, lointains et, à ce quon dit, souvent barbares.
Cest très bien le Complexe Desjardins !
Avec son avenue piétonnière intérieure, sa promenade, ses nombreux couloirs adjacents, ses basilaires, lendroit est idéal pour lexécution de nimporte quelle rapine. Surtout quà lintérieur, ça permet de travailler au sec.
Dans le premier groupe, il y a Anne un âne parmi tant d'autres une dégingandée dà peine 20 ans, et qui crie à tout va qu'elle en a 21. Question de montrer qu'elle a du vécu.
Une sorte d'eurasienne à la peau olivâtre dont le haut du corps est perché sur la plus longue paire de jambes en ville. Olivâtres aussi les jambes, il va sans dire. Pour avoir une meilleure vue densemble, il faut imaginer un genre di minuscule muni dailes, qui survolerait en rase-motte(s) un v majuscule à lenvers.
Ou encore, deux autobhan de 500 kilomètres aboutissant directement à un parking fleuri surmonté dun complexe dhabitations complètement vide.
Un projet fédéral, sans doute !
La fille est bottée de cuir noir à mi-mollet, basée (bas Hue) de noir à mi-cuisse, avec jarretelles apparentes sil vous plaît, et micro jupée noire à mi-fesse. Cerise sur le sundae, elle est couronnée dune abondante chevelure rouge feu qui descend, raide, sur son mini t-shirt noir style débardeur flottant à mi-sein. LAnne est tellement serrée à la taille quelle ne respire quà demi.
Genre de fille qui ne fait pas les choses à moitié.
Une fine chaîne dor part de la narine gauche trouée pour aboutir à loreille gauche, trouée aussi. Le bijou lui sépare la moitié de la figure en deux. Il se termine par une boucle doreilles en forme de pénis (une pendante) dont elle se sert pour se curer les oreilles quand elle na rien à faire de ses dix doigts, cest-à-dire la majorité du temps.
Le tout aromatisé mariné serait un terme plus juste au patchouli, quelle vient tout juste de découvrir, et dont elle réclame à hauts cris la paternité !!!
Une bouée de circulation maritime dans le brouillard du flot humain par ailleurs incolore, inodore et sans saveur. Rien de moins.
Dotée dun signal lumineux intermittent. À la fréquence des mouvements de tête rouge de la bête.
Rarement porte-t-elle les cheveux en tresses parce qu'on en profite alors pour lui tirer une couette et lui " sonner la cloche ", une façon peu subtile de lui suggérer qu'elle a la tête vide. Faut pas charrier ! Pas si conne que ça, lAnne. Connaît par cur tous les signes astrologiques du zodiaque et ceux de lhoroscope chinois. Peut interpréter linfluence des astres et de la pleine lune sur les menstruations ou aménorrhées et tout. Lit des bandes dessinées alternatives. Et les critiques de cinéma dans La Presse du samedi et dans Voir qui sort avant, le jeudi. Faut pas faire chier, hein ! Si cest pas ça lintelligence, quest-ce que cest alors?
Le genre de fille qui, tellement entichée de son cul (ou qui le déteste tellement, va savoir) nhésiterait pas deux secondes à grimper sur nimporte quelle photocopieuse pour en faire des reproductions couleurs. Grand format.
Pour distribution immédiate at large, sans payer de droits dauteur. Par fax, si nécessaire.
Cest à voir.
Cest tout vu.
Cest à sentir aussi.
On.
Tous.
On tousse.
On touche aussi. Des fois. Quand on en a l'audace.
Pour linstant, on se contente de pousser des soupirs.
Les hommes sarrachent les yeux.
Les femmes sarrachent les cheveux.
Les enfants, plus heureux, regardent par en-dessous.
Ils en profitent pour apprendre à lire. Sur la fesse gauche, par exemple, il y a un petit tatouage rond où cest écrit : " fesse gauche ".
Ce qui est tout à fait pertinent.
Sur la fesse droite, un autre tatouage, en rond aussi, où on peut lire : " les fesses ont soif ".
Ce qui est tout à fait impertinent.
Certains sans-gêne ne se sont pas gênés et lont surnommée la grande rousse illustrée.
Quand elle marche, ça fait " klop ! kaloupe ! klop ! klop ! " Ou encore, " klop ! klop ! klop ! kaloupe ! " selon sa nonchalance du moment.
Les femmes, on ne sait trop pourquoi, émettent souvent des sons érotiques.
Cest dans leur nature, paraît-il.
Des oiseaux de bruit.
Dés ptites tounes.
Désaccordées.
Froissement de bas de nylon, par exemple. Ou encore, petit hoquet quand elles ont trop bu. Bruissement lors du détachement du troisième bouton du haut de la blouse de soie. Cris de jouissance quand elles baisent. Même quand ils sont faux, cest excitant quand même. Dans ce cas-ci, ce ne sont pas les " klops ! " qui dérangent. Mais quand arrive un " kaloupe ! " sul tempo, paf ! lérection, chose.
LAnne est accompagnée des deux Rémi qui, malgré les apparences, ne sont pas frères même si on jurerait des jumeaux. Faut dire quils se connaissent depuis toujours. Quils ont les mêmes tics. Les mêmes manières. Ils tiennent le même discours. Utilisent les mêmes expressions. Ils ont la même voix neutre. La même intonation monotone. Ils portent aussi les mêmes vêtements : jeans, t-shirt et foulard. Troués aux mêmes endroits.
Sauf que lun est de race noire.
Et lautre de race blanche, bronzé au jus de carottes.
Lictère chronique.
Permanent. Pour linstant en tout cas.
Pour ressembler le plus possible à lautre qui ne boit que du lait. Dans lespoir de blanchir un jour.
Mais, ça ne marche pas. Pas assez vite à son goût. En attendant, pour accélérer la métamorphose, il se poudre la figure et les bras à la Robin Hood self-raising cake & pastry flour, une farine prétamisée que lon trouve chez tous les bons épiciers.
Ce qui fait quil ny a pas beaucoup de différences entre lun et lautre.
Sauf que lun est né à Chîcoutîmî.
Et lautre à Pwa-wo-Pwînce, en Hawîtsî.
Deux bessons.
Deux moutons.
Ils ont la même configuration.
La même démarche.
En fait, ils ne se départissent jamais de leurs roller skates. Même marque. Même sorte, bien sûr.
Les plus nouveaux sur le marché. Des Macroblade Maximum. Avec roulettes Hyper, 76 mm de diamètre, à duromètre 78A, avec roulements à bille Killer Bees de Black Hole, ABEC-3.
The best in the West.
Ils flashent sur les chaudes pistes cyclables. Qui sont des pistes parfaitement écologiques puisque, en général, ils peuvent les recycler.
Leurs roller skates leur offrent, en plus dun moyen de transport rapide et efficace, une supériorité de grandeur dune demi tête sur leurs semblables, ce qui nest pas à dédaigner. Et une vue imprenable sur les clivages de toutes les sportives à pied, à vélo ou à roulettes qui fréquentent les pistes, les deux Rémi ayant aussi les mêmes goûts.
Et la même personnalité.
Négative.
Et comme deux négatifs constituent un positif, ils baisent la même Anne.
En même temps.
Ce qui est très positif, faut admettre.
On appelle lun ti-Ré et lautre ti-Mi. Ce qui fait très musical.
Même que l'on dit souvent ti-Ré à ti-Mi. Et vice versa. Personne ne sen offusque. Pas même les concernés.
Ils rouspètent un peu quand cest lAnne qui sadresse à eux ainsi.
Qui se trompe de nom intentionnellement et uniquement lorsqu'ils lui font lamour. À ce moment là, ça revêt tout de même une certaine importance. Cest insultant.
Cest frustrant.
Ils voudraient bien se venger sur le moment mais, ne se départissant jamais de leurs roller skates, ça poserait des problèmes d'équilibre s'il s'avisait de le faire.
Faut dire quelle aime lhomme, lAnne.
LAnne désirerait même être un homme un jour. Pour 5 secondes pas plus. Une fois dans sa vie. Le temps de jouir à travers un pénis. Connaître cette sensation une fois. Une seule petite fois. Pour savoir de quoi ils parlent, les hommes. Pour savoir de quoi ils sont si fiers.
Elle les regarde, les hommes, quand ils lui font lamour. Quand ils jouissent. Elle les observe. Elle voit leurs yeux. Leurs grimaces. Leurs rictus convulsionnés. Elle entend leurs cris. Elle compte leurs râles. Puis, elle subit leur contentement béat quand ils aboutissent, haletants. C'est ça qu'elle voudrait ressentir au moins une fois dans sa vie.
Quand elle chevauche, elle simagine que cest elle le maître-duvre. Que c'est elle qui dirige linstrument. Qui contrôle le pénis. Le morceau. Le gun, comme ils disent. Comme ils pensent. Elle simagine que cest elle qui pousse. À son propre gré. Qui rythme le va et vient. À son propre besoin. Qui orchestre les feulements. À son propre désir. Qui extirpe un ultime et long soupir. À son propre climax. Elle simagine que cest elle qui tue.
Mais ce nest quune illusion. Quune triste illusion.
Son corps a besoin dhommes pour la caresser. Mais elle leur en veut de tant les désirer. De ne pas pouvoir s'en passer. Alors, sa tête, elle sen sert pour leur faire mal. Pour les faire payer ce désir insatiable. Pour les détruire. Tous, si possible. Selon un nombre impressionnant de scénarios.
Quelle ne réalisera jamais quen pensée.
Elle prétend aussi que la détérioration des seins chez les femmes dépend de linaptitude des hommes à dispenser équitablement leurs caresses, choisissant plutôt den monopoliser lun au détriment de lautre le gauche ou le droit selon leur tendance politique ou sociale.
Ce qui est néfaste.
Pour les seins.
Pour les siens.
Pour les femmes en général.
Cest la raison pour laquelle elle senvoie toujours en lair avec au moins deux partenaires en même temps.
Pour équilibrer son corps. Pour équilibrer son esprit.
Ce qui est faste.
Lun par en avant. Lautre par en arrière. Ou lun en bas et lautre en haut. Ou les deux en haut ou les deux en bas. Ou dautres combinaisons. Ça na pas dimportance.
Pourvu quils soient au moins deux. Cest une exigence fondamentale.
Et cest elle qui choisit le comment.
Eux, ils nont rien à dire sauf hou !... hou !... houhouhou !... De temps en temps.
Quand cest le temps.
Quand ils jouissent.
Cest à ce moment précis qu'elle intervertit le surnom des Rémi.
Un peu chiant, faut avouer.
Ces derniers ont supplié, exigé de faire l'amour un à la fois.
" Allez vous faire baiser ailleurs ! " quils se sont fait dire.
LAnne a même proposé la chose au Ténébreux. Parce quil y a de la place pour dautres. Elle est capable den prendre quatre ou cinq à la fois. Plus, si nécessaire. Une vraie slotmachine. Une two legs bandit.
Ce qui est fastidieux.
Cest une pièce, une anthologie de cul, lAnne.
On ne refuse pas une proposition damour de lAnne...
Le Sida? Peut-être est-elle déjà séropositive. Sait pas ! Veut pas savoir ! Nen a rien à branler !
Mais si elle doit franchir prochainement le grand Tunnel, l'antichambre de la mort, pour rejoindre les crevés qui lattendent de lautre côté dans un halo de lumière surnaturelle sur fond de musique Nouvel Âge, hé ! bien, coucou ! surprise ! les amis. Elle se fait enterrer avec une mitraillette. Et elle tire dans le tas dès les premières lueurs. Pas question de répéter la même connerie que la dernière fois où elle a franchi un tunnel toute nue, toute menue, toute démunie, pour se retrouver seule dans un monde agressif, absolument pas conçu pour elle. Cette fois-ci, pas dcadeau. Pas de compromis. À moitié noyée dans les eaux de là, elle mitraille à la ronde sitôt franchie la barrière du non-retour. Elle a toujours considéré sa naissance comme un arnaque, alors autant rédiger elle-même le scénario de sa renaissance. Cette fois-ci, le cri primal, ce sera aux autres à le pousser. Pas à elle.
Quon se le tienne pour dit !
Même chose pour la musique Nouvel Âge !
Le Ténébreux na pas refusé sa proposition de sexe. Non ! Mais il a été se faire baiser ailleurs. Comme on lui a aimablement conseillé.
Il a été se masturber ailleurs, voilà !
Ce qui revient à la même chose ! Quant au résultat, s'entend...
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Ils franchissent les immenses portes vitrées du Complexe Desjardins comme des stars dHollywood, le soir des Oscars. Ne manquent que les caméras et les limousines. Cest un peu décevant. Mais l'essentiel est là : les projecteurs. Et les spectateurs. Dont un bon nombre porte des lunettes.
Tout ce beau monde se transformera éventuellement en victimes, sil nen tient quau Ténébreux et à lefficacité de sa bande de déficients.
Maximum trois tentatives à lheure, en laissant un temps de répit entre les vols, temps consacré à changer de secteur et à permettre aux remous causés par lactivité précédente de se dissiper.
Plus de trois, ça attire trop lattention. Ça devient dangereux. Et, s'il y a la moindre complication, on arrête tout et on recommence le lendemain.
Ils sattaquent autant aux hommes quaux femmes, selon la disponibilité ou mieux, selon la fragilité des victimes.
La stratégie est essentiellement la même. Lun deux sapproche dune proie pour quêter ou pour demander un renseignement. Pendant que l'interpellé fouille son sac à main, ses poches ou sa mémoire, un autre sempare de ses lunettes et disparaît en vitesse. Le troisième se tient prêt à intervenir pour empêcher ou retarder la poursuite si le délunetté, comprenant soudain la manuvre, décide de sattaquer à lun ou lautre.
Le coup est automatiquement qualifié de génial quand le poisson se départit autant de largent sollicité que de ses lunettes.
Pour les hommes, cest la fille qui entreprend les premières démarches. En montrant le plus de sein ou de cul possible, selon la disponibilité de lustensile.
Il ny a pas vraiment de statistiques sur le sujet mais la majorité des experts saccorde à dire que la vue des parties sexuelles partiellement dénudées dune femme influence grandement le comportement des hommes.
La majorité des experts étant des hommes, on doit admettre quil sagit là dune opinion éclairée.
Ou biaisée. Ce qui est absolument la même chose.
Dans le cas de lAnne, leffort supplémentaire den montrer plus quelle nen montre actuellement serait qualifié dobscène.
Alors elle sen abstient. Sagit pas de déconner...
Sagit pas de prostitution. Sagit de vol.
Alors elle encercle sa proie déjà alléchée par ce qu'elle voit, la fixe droit dans les yeux, lhypnotise lentement, la fait sombrer dans une sorte de léthargie pour finalement lancer son attaque létale à bout portant.
Comme un serpent.
À lunettes.
Comme un reptile dInde.
Comme le cobra quelle est.
Tête en avant, épaules rehaussées en arrière, haut du corps voûté, jambes serrées, elle crache son venin dans les lunettes qui disparaissent rapidement dans la brume au moment où, de ses doigts mal assurés, laveugle instantané les retire de son nez pour nettoyer les dégâts.
Quant aux victimes féminines, cest un gars qui se charge de négocier les premiers contacts.
Lun ou lautre Ça na pas dimportance dans ce groupe-ci, vu la ressemblance.
Lélu ny va pas aux charmes parce que le genre guenillou ne plaît pas aux Chanel No 5 du Complexe Desjardins. Il adopte plutôt lattitude du petit mouton mouillé en quête de chaleur humaine qui, de tout temps, a toujours fait mouiller les petites, les moyennes et les grosses snobinettes du monde entier. Celles du Complexe Desjardins aussi. Qui ne font rien dautre quimiter les autres.
Par la suite, même scénario.
Généralement, tout se déroule très bien.
Contrairement aux portefeuilles ou aux sacs à main qui sont vides la plupart du temps ou pleins dobjets sans valeur quon ne peut même pas écouler aux marchés aux puces, les lunettes de prescription offrent un gage de sécurité quant au prix quon peut en retirer. Aucune prothèse visuelle ne se vend en bas de 150 $ chez les spécialistes. Les lunettes apparaissent donc comme une valeur sûre.
À moins que le prothésé ait été négligent y a des pauvres à tous les niveaux de la société que la monture nécessite des réparations ou que les verres arborent des égratignures gênantes, on pourra écouler la marchandise de10 $ à 30 $ pièce ou même plus.
Profit net : 100 %, étant donné le zero base cost de la matière première.
Rien pour devenir millionnaire, cest sûr. Mais assez pour se payer des petites gâteries. Dla drogue, par exemple.
Le Ténébreux retient une partie de largent récolté pour les frais généraux encourus. Lors du dernier comité dadministration du groupe par exemple, ils ont adopté à lunanimité un certain nombre de résolutions dont la plus importante est sans contredit celle daméliorer les communications de lentreprise. Le service des approvisionnements (en loccurrence le Ténébreux, par ailleurs président de tous les autres services de cette PME prospère) a donc été chargé dacheter des walkie-talkies. " Ces appareils offriront un meilleur contrôle de leurs déplacements et des réactions quils suscitent chez la foule pas toujours sympathique " a-t-il décidé, à titre de décideur. Pour ce qui est des autres résolutions, ben ! ils les ont bues, sniffées ou fumées. Savent plus. Aucune réminiscence.
Punks oui ! Mais aussi techno. Techno-punks, pour bien dire.
Ça prend toujours un moment avant que la victime ne réalise ce qui lui arrive.
Comprenne quelle vient de perdre ses lunettes.
Comprenne quelle vient de se faire voler. De se faire arnaquer de belle façon.
Trop tard pour se défendre, surtout quelle ny voit pratiquement plus rien.
Trop orgueilleuse pour crier, en plus. On ne lui a pas fait de mal après tout.
À peine si on l'a touché.
Elle en est quitte pour sacheter dautres lunettes. Ce qui vaut mieux que denregistrer un rapport officiel à la police qui lui dira de toute façon que la police a " dautres chats à fouetter, cest officiel ".
Que la police soccupe des criminels.
Des voleurs.
Et que " dés lunettes, cé dés lunettes. Faut pas en faire un plat... Bon ! on va prendre votre déposition. "
Quon déposera parmi les millions dautres dépositions semblables. De même calibre. Dans la filière des dépositions perdues. Dans le livre des dépôts sans intérêt.
Mais aujourdhui, il y aurait comme un pépin. Ce nest pas la faute au Ténébreux si le Méridien, lhôtel du Complexe, a choisi précisément ce jour-là pour recevoir une délégation de gardiens de sécurité.
En congrès annuel.
Un groupe de près de 400 personnes. Pas nimporte qui. Pas le menu fretin. Pas de simples gardiens, non ! Des gardiens-chefs. Des supérieurs de gardiens de sécurité. Des hauts gradés, venus des quatre coins de la province pour se rencontrer. Pour discuter de sécurité. Pour échanger. Bref, pour se sécuriser.
En ce moment, en pause-café, à lextérieur des salles de réunion.
Réunis pour trois jours (deux nuits) dans trois salles différentes, sur deux basilaires. Prix de groupe à 399 $ par personne, en occupation double, comprenant la chambre et les repas. Café et doughnuts compris. Une offre qu'on ne peut refuser. Bar et vin aux tables en sus. Taxes en sus mais pourboires compris. Stationnement compris. Toutes cartes de crédit acceptées, le Méridien se réservant le droit de geler une somme de 200 $ sur la carte pour couvrir le coût des interurbains, du mini-bar dans les chambres et autres dépenses, sil y a lieu.
Au menu : ufs mayonnaise ou tomates provençales en entrée. Navarin dagneau ou buf bourguignon comme plat principal. Salade verte et choix de desserts pour compléter le tout.
On aurait pu le prévenir de la chose ! s'indigne le Ténébreux.
Linformer formellement de cette réunion formelle.
Linviter peut-être.
Il en est très offusqué.
Il fera grief. Exigera réparation. Sanctions pour le ou les fautifs. Fera des recommandations à qui de droit.
Tiens ! le voilà justement le qui de droit en question. Le responsable du congrès. Le chef des gardiens-chefs de gardiens de sécurité. Le top notch security. Qui vient à sa rencontre.
En courant.
Comme sil y avait urgence.
Comme sil y avait le feu.
Le Ténébreux a reconnu son grade de gardien-chef en chef à son air ahuri en même temps que décidé, inhérent à la qualité de ce qu'il est convenu d'appeler un leader, sur les hépaûles duquel pèsent d'hénaûrmes responsabilités.
Ha ! ces spécialistes de la sécurité. Il faut leur donner crédit. Ils offrent un service professionnel de premier ordre. Le Ténébreux les recommande fortement. Il peut en témoigner puisquils ont déjà arrêté les trois autres imbéciles quelques instants à peine après que lAnne lui eut refilé le fruit de leur dernière récolte.
Dérobé au gardien-chef de sécurité en chef, justement.
En congrès pour trois jours.
En pause-café comme tous les autres.
Qui déambulait seul sur la promenade, en cogitant au succès du congrès annuel qui se déroulait jusque là sur des roulettes.
Que lAnne a repéré. Comme proie facile.
Sans se méfier.
Sans penser plus loin que son cul.
Faut pas lui en vouloir... Son complexe dhabitation est désaffecté depuis si longtemps.
Le sécurité en question na pas mis longtemps à comprendre le stratagème qui se déroulait devant ses yeux soudainement embrouillés. LAnne trop provocante pour être vraie. Les deux Rémi trop complices pour ne pas être coupables. Il na pas hésité deux secondes avant déventer les cris.
Des verres antireflet. Antiéraflures. À couleurs variables selon lambiance. Doubles foyers progressifs. Monture en or. Une valeur de quelque 550 $, trois paires pour le prix d'une chez Farhat, taxes en sus. La Cadillac des lunettes. La BMW des montures. La Jaguar des prothèses. La Rolls-Royce des yeux. Ses lunettes, quoi. On ne rit pas avec les lunettes d'un gardien-chef.
On tue pour moins que ça.
On nhésite pas à crier au meurtre en tout cas.
Et cest justement ce quil crie, le gardien des gardiens : " Au meurtre ! Au meurtre ! "
Pour alerter les autres.
Pour alerter la galerie.
Justement pleine de gardiens-chefs de sécurité, en pause-café.
Qui ont repéré rapidement les trois farfelus, désignés fort habilement dailleurs par les cris et les gestes hystériques de leur chef, une technique scientifique dernier cri que ce dernier a lui même mise au point et dont il sapprêtait à faire une démonstration en atelier. On a rapidement mis la main au collet (au mollet, pour les plus chanceux) de lAnne dès quelle eut livré la marchandise au Ténébreux, parce que allez donc courir juchée sur des talons hauts.
Ti-Ré et ti-Mi se sont bien interposés comme convenu. Personne navait cependant prévu qu'ils devaient faire face à toute une armée. Chaussés de roller skates, ils ont naturellement offert une résistance plus acharnée, un bataille plus hippique, épique slalom mémorable dans les corridors et les boutiques du Complexe, lun tirant l'autre par la main et vice versa pour se donner de l'élan et augmenter leur vitesse. Ils ont réussi à se perdre dans la foule pendant de longues minutes, applaudis par un bon nombre de spectateurs admiratifs de leurs prouesses.
Après une spectaculaire collision avec une vendeuse, la poursuite sest finalement terminée pour l'un d'eux dans un étalage de pâtisseries où sa figure enfarinée na pas eu lair trop déplacée. Lautre a tenté, sans succès, de se cacher sous un comptoir, après avoir changé détage en descendant à pleine vitesse un escalier roulant en sens inverse. Il sest retrouvé au beau milieu dune exposition de matériels de détection à l'usage de gardiens de sécurité, en montre sur la promenade. Savait pas lui. Ses poursuivants lont finalement " détecté ", aidés en cela par un groupe de spectateurs, ceux-là même oui ! qui lapplaudissaient il y a quelques instants à peine et qui lont pointé dun doigt accusateur en criant : " y é là ! y é là ! y é là ! "
Belle mentalité !
Sil ne se grouille pas le cul, le Ténébreux, il pourra déposer son grief directement aux oreilles du plus haut gradé de la profession. À vingt pas de lui maintenant. Haletant.
Sans passer par des dédales administratifs suffocants ou par des subalternes plus ou moins compétents.
Entre chefs, tout de même. On se respecte, quoi !
Il ne sattarde donc pas plus longtemps. On a clairement vu lAnne lui remettre les précieuses lunettes et on pourra lidentifier facilement. Du moins, en faire une bonne description.
La fuite ne sera pas facile.
Mais réalisable.
Il sengouffre en courant dans un couloir qui donne accès à plusieurs boutiques. Dont celle dun coiffeur.
Dont la boutique il le sait, étant familier avec la géographie des lieux a la particularité doffrir ses services aux clients de lavenue piétonnière intérieure par une porte et aux passants de lextérieur du Complexe par une autre.
Avec ses cheveux longs, il nattire pas la curiosité en pénétrant chez un coiffeur. Sauf celle de l'un des raseurs, dont on ne saurait jurer du sexe, et qui en avale quasiment son rasoir à lame. Et lorsquil en ressort en coup de vent par lautre porte, on se dit que, tiens ! il était bien pressé celui-là.
Dautant plus que ses poursuivants sengouffrent aussi dans la même boutique.
Ceux-là portent plus à confusion, faut admettre.
Probablement par le fait quils sont tous rasés de frais, lotionnés et tout.
Quest-ce quils font chez un coiffeur, alors?
Mais ils semblent moins pressés, eux. Semblent plus calmes.
En effet, ils sarrêtent quelques instants, mondains, pour faire la conversation.
Pour poser des questions. Affables. Comme sils sinformaient de la santé dun ami.
" Ousse qui l'é, cte tabarnak-là? Ousse qui y é passé? Y se cache icitte, han? Zêtes mieux drépondre avant quon rvire toute à lenvers. "
" Brutes ! " sexclame lavaleur de sabre à barbe. Qui en a déjà sans doute avalé bien dautres. Et des plus effilés.
Qui sénerve encore plus vu quil les aime bien lui, les brutes, le grand fou. Et qui le démontre en coupant son client à la joue.
Qui naime ni les brutes ni les grands fous armés de rasoirs fous et qui le dit bruyamment à tout le monde en exigeant un remboursement immédiat.
Facilitant la fuite du Ténébreux à lextérieur, à travers la circulation dense du boulevard René-Lévesque. Libre. (sic)
En direction du Vieux-Montréal.
Vers lAuberge.
Chapitre 10
Fait beau !
Chapitre 11
Au Café de la Place situé dans lancien Hôtel de la République transformé en maison dhabitation depuis quil ny a plus de voyageurs et dont le patron na conservé que le bistrot les habitués attendent le passage de la belle Josiane. Les uns accoudés au comptoir prêts à rejoindre les autres assis à la terrasse, au moment opportun. Ils discutent ferme des bons et des mauvais coups dune des nombreuses belotes disputées la veille et de ceux quils marqueront sans aucun doute aujourdhui. Ils ne jouent que laprès-midi bien sûr, cette partie du jour bénie des dieux parce qu'elle légitime les apéros.
On gage aussi.
Pas sur une donne en particulier, non ! Ces paris viendront plus tard.
Pour linstant, on gage si oui ou non on verra le cul de la Josiane aujourdhui. Et sur celui qui, le premier, aura le privilège de la vision féerique, dépendant de la position assise sur la terrasse face à lesplanade. Dépendant surtout de lemplacement exact du stop de la Josiane près de la fontaine.
Ça prend tout un calcul pour gagner.
Une martingale, rien de moins.
La Josiane, elle s'amène toujours vers la fin de l'après-midi chercher les baguettes ou la charcuterie et faire quelques petites commissions, au moment où le soleil se fait moins agressif.
Mais elle ne vient pas tous les jours.
Cest un problème.
Alors on gage aussi quelle viendra ou ne viendra pas.
Pas très méchant, ces petites gageures. Personne ne sen offusque. Dautant plus que la majorité des habitants de Puy-Guillaume sont trop vieux pour penser à autre chose quà passer le temps. Quelquefois, il peut y avoir des petites branlettes parmi les plus jeunes. Les encore verts. Les nouveaux veufs. Dans le fond du poulailler ou de la grange. Ou derrière la statue de la Vierge du Gévaudan au centre du patelin. Rien de bien malsain comme on dit. Dautant plus que tout le monde laime bien la Josiane, toujours prête à rendre service.
Le village est depuis longtemps déserté par la jeunesse qui ny trouve pas de travail.
Et absolument rien à faire.
La seule distraction consiste à jouer aux cartes et à boire à longueur de journée.
Et à gager sur le cul de la Josiane.
Rien pour attirer une jeunesse fringante qui réclame des enjeux plus substantiels !
Dautant plus que la Josiane en question est la mère dune blonde fillette de trois ans et quelle est en amour par-dessus la tête avec son québécois de mari, dit-on. Installée au pays depuis plus dun an, la petite famille sest portée acquéreur d'une ferme maraîchère, dune vingtaine de poules et autant de moutons, à quelques kilomètres du village, sur le chemin de Monpeyroux. Le mari de Josiane nen sort que pour aller écouler les produits de la ferme au marché public de Thiers. Ou pour changer dair comme il dit.
Une fois la semaine, comme un rituel, le Québécois astique son pick-up les villageois disent pique-uppe charge ses légumes sil en a récolté, embarque la petite famille et part pour Thiers, les trois chantant à tue-tête à travers le pays comme sils se rendaient à la foire.
Cest donc la Josiane qui vient faire les commissions au village. Elle samène à bicyclette avec sa petite Luce, aussi blonde et aussi belle quelle. Le vrai portrait de sa mère, quils disent. La Josiane la trimbale partout sous le bras gauche comme une poupée de chiffon.
Sa poupée.
Sont inséparables, ces deux-là.
Ces trois-là, si on ajoute le Québécois qui ne quitte jamais la ferme mais que la Josiane traîne aussi partout avec elle.
Avec elles, devrait-on dire.
Car elles ne parlent que de lui.
Son Simpson par-ci, son Simpson par-là, pour la Josiane. On a bien fini par comprendre que le Simpson en question, cétait son québécois de mari.
Son papa par-ci, son papa par-là, pour ce qui est de la poupée de chiffon. On a bien fini par comprendre que son papa, cétait le Simpson.
Quand ils se sont rencontrés ces deux-là le Simpson et la Josiane à Paris dit-on, dans une réception officielle de la France pour le Canada ou vice versa, (personne ne sait trop bien,) ça avait été le coup de foudre. Six mois plus tard, le mariage et dix mois plus tard, la petite Luce.
Voulue. Attendue. Venue " illuminer leur complicité, comme une petite luciole un soir dété sans lune à la campagne ", dixit le Québécois, poète émile-nelliganien, bucolique à ses heures. Et par dessus tout amant de la nature.
Un an plus tard encore, comme pour faire suite à cette tirade pour le moins évocatrice, labandon définitif de la vie citadine, lachat de la ferme, la rénovation des lieux et linstallation permanente à titre de gentleman farmer.
Ils ont choisi lAuvergne dun commun accord pour sisoler le plus possible. Pour retrouver la vraie nature. Pour vivre la vie saine dont ils ont toujours rêvé, le plus loin possible des circuits touristiques. Josiane y a toutes ses aises, puisquil sagit dun véritable domaine avec un ruisseau qui descend des collines et qui forme un étang pour se baigner nu sous les grands arbres noirs.
La maison spacieuse, sous les arbres aussi, bordée dune grille et dun portillon, est maintenant dotée dun système de chauffage central. Dotée aussi de lélectricité et de leau courante, pompée à partir dun puits artésien.
Ny manque que le téléphone. Ça, pas question. Pas pour le moment. On y réfléchira en temps et lieu. On y a évidemment installé les cabinets à chasse et la douche dans une toilette maintenant intérieure de même quun immense bain dans une immense salle adjacente décorée de nombreuses plantes vertes judicieusement sélectionnées. Cette pièce est aussi meublée dun divan et de fauteuils en rotin avec des coussins, puisqu'on y écoute de la musique ou la télévision. C'est là aussi qu'on fume le petit joint de pot, quotidien ou à l'heure, c'est selon, que le Québécois fait pousser à larrière du poulailler. À partir de graines sélectionnées à Amsterdam en Hollande. Du bon stock !
Tout en conservant l'authenticité au décor existant, on a apporté des rénovations ponctuelles partout dans la maison notamment à la cuisine que lon a améliorée en y ajoutant les appareils électriques les plus modernes. Mais on a conservé le foyer mural qui servait aussi de four à cuisson et qui, vu de la salle à dîner, donne un cachet chaleureux et unique à lensemble. Cest le Simpson qui soccuppe de la popote quotidienne. Entre deux joints de pot.
À lextérieur, de simples retouches puisque la maison en pierre a réussi à traverser le temps sans trop en subir les adversités. " Une bonne maison ! " sétait exclamé le Québécois, dès le premier coup dil.
Un domaine quils ont surnommé avec humour et affection : Simpson-les-bains.
Il en faut des gens comme eux. On ne peut pas tous exiger les mêmes choses de la vie. Eux, cest la simplicité dans le confort quils ont choisi. Non pas lascétisme et la sévérité à la Mao, mais un style de vie conforme à leurs aspirations. Adapté à ce quils sont. Ils nont rien de commun avec les nouveaux colons. Avec les nouveaux philosophes à la mode qui quittent la ville pour faire la révolution. Pour donner un nouveau sens à leur intériorité. Loin de là. Lui, il a trouvé exactement ce quil cherchait : une terre à exploiter sans trop de mal, étant né sur une ferme à Warwick dans les Cantons de lEst au Québec. Une région semblable à lAuvergne, entre autres par ses forêts de hêtres et de sapins. Elle, elle a choisi de quitter la vie trépidante de la métropole, pour se consacrer à sa petite famille, à sa petite fille, sans trop se faire chier non plus par des exigences hors de ses capacités. De là les appareils électriques de la cuisine et la télévision. Et la campagne décidément lui fait découvrir des choses. Beaucoup de choses. Cest valorisant. Elle adore sa nouvelle vie, dit-on.
Mais Paris na jamais tout à fait quitté lâme de Josiane qui na pas perdu lhabitude des robes froufroutantes très courtes et des riens en dessous. Elle samène quasiment tous les jours au village sans penser à mal avec ses presque riens sur le dos et ses riens de rien dessous. Sans comprendre quelle cause des émois. Elle est très belle la Josiane. Très bien proportionnée et tout. Surtout là où c'est nécessaire que les proportions soient bien... proportionnées.
Tout est question de proportions !
Au début, ça a fait jaser. Beaucoup.
Même rire.
Grossièrement.
On a aussi lancé des obscénités.
Mais bon ! on sy est habitué.
Dautant plus que le Simpson sest amené un jour au Café de la Place. Comme par hasard, le lendemain des obscénités.
En personne.
Impressionnant, Djeü de Djeü.
Grand. Entre 30 et 35 ans, peut-être. Cheveux noirs. Yeux noirs. Torse noir. Et surtout colère noire quand on le provoque. Bâti comme les grands arbres noirs dAuvergne. Ou les grands pins centenaires du Canada, cest selon, noirs aussi lorsquils se détachent sur un fond de cumulus.
Et fort comme un cheval.
Très impressionnant quand on est gris.
Dapéros et de cheveux, comme la plupart des habitués.
Eh bonjour ! quil leur a dit. Comme un vrai Auvergnat.
Très poli.
Eh bonjour ! quils ont répondu. Hautains. Comme de vrais Auvergnats.
Puis, le Québécois a expliqué, toujours très poli, et " une fois pour toutes ", les notions de base de la politesse aux habitués du bistrot. Qui ont tout de suite prêté loreille. Qui ont tout de suite perdu leur superbe. Qui ont tout de suite compris la leçon. Qui ont tout de suite juré que les obscénités, " ben plus jamais, cé juré ".
Puis, le Simpson a offert la Salers et lAvèze à la ronde.
Puis, la ronde lui a remis la politesse.
Puis tout ce beau monde s'est retrouvé bien rond.
Puis, tout ce beau monde sest lié damitié.
Depuis, plus rien. Plus de confrontation.
Les salutations, bien sûr. " Eh bonjour ! Mdame Simpson ! Eh bonjour ! Msieur Simpson ! (Ils disent Simmessonne au début, puis Simmepeûssonne, un peu plus tard, au gré des effets des apéros, alors quils maîtrisent de mieux en mieux langlais. Au grand désespoir du Québécois dailleurs qui na danglais que le nom et qui, de plus, ne veut plus rien savoir de cette langue). Msieur Simmessonne va bien? " Et même les services, sil y a lieu. " Si on peut vous donnez la main, nhésitez pas à demander, la pttite dame, le bon Monsieur. On est là pour ça. Entre voisins, savez? "
Pas la grande amitié, pas lacceptation totale, non ! Ne devient pas Bougnat ou Auverpin qui veut. Non ! Que non ! Mais connaissant la grande réserve proverbiale, la froideur paysanne, on peut parler de commerce agréable.
On lui avait dit que les Auvergnats chuintaient en parlant.
Cest faux.
La vérité, cest que beaucoup de villages, de lieux historiques et de familles d'Auvergne ont des noms qui commencent par les lettres ch : Chamalières, Chambon-sur-Lac, Chantelle, Charroux, Châteaugay, Châteauneuf-les-Bains, Châteldon, Châtelguyon, Chouvigny, etc. Comme les Auvergnats ne parlent que deux-mêmes et de leur foutu pays, on en a déduit quils chuintaient.
Ce qui ne dérange pas le moins du monde le Québécois qui, lui, ne cause que de son foutu Québec : Châteauguay, Chambly, Shawinigan, Sherbrooke, etc. Qui a toujours fêté religieusement la Chaint-Zean-Batisse, patron des ti-moutons. Et qui continue de chuinter comme ce nest pas permis chaque fois qu'il est ivre, répétant à qui veut lentendre : " Chus ben choûl ! Chit ! chus choûl ! " Y aurait comme un lien de parenté, non?
Ce quil apprécie particulièrement, le Québécois, cest justement quen Auvergne, on fête la Saint-Jean-Baptiste " en même temps quau Québec ". À la même date : le 24 juin.
Avec parade et festivités, feux dartifice et feux de la Saint-Jean, Tout. " Pareil que chez nous ! "
Et toujours à la gloire du ptit singe en Baptiste de tout poil qui prolifèrent ici comme au Québec. " Tout juste le carmentran " lui ont confirmé les Auvergnats. Pour expliquer quils font la foire autant à la Saint-Jean quau carnaval.
Et même si ces derniers sexpriment souvent en patois, avec un accent qui rappelle celui du midi, le Québécois finit toujours par comprendre.
Dautant plus que lui-même a conservé son propre accent auquel ils ne sobjectent pas, eux. Et quil en rajoute. Des intonations, des régionalismes ou des expressions colorées particulières. Comme eux dailleurs. Pour faire rire. Pour samuser. En groupe.
Alors il se sent accepté. Toléré du moins. Ça le satisfait pleinement, lui qui na pas particulièrement linstinct grégaire.
Il y a bien les petites gageures qui ont continué mais, bon ! faut pas charrier. Faut comprendre la nature humaine.
Faut pas en faire un drame, tout de même.
Dautant plus que la Josiane ne fait pas à dessein pour provoquer. " Cest dans sa nature ", quils disent.
Quils ont compris.
Quils ont accepté.
Cest quand elle descend de bicyclette près de la margelle du bassin de la fontaine, juste devant le bistrot. Cest là quil y a comme un problème.
Elle lève la jambe pour exécuter la manuvre et...
Et cest là précisément à ce moment là que... ben quon regarde, quoi.
Cest là tout lenjeu de la gageure. Qui verra le premier? Sans tricher. Sans se pencher.
Pour bien dire, il y aurait deux loteries sur ce mouvement de jambe. À l'arrivée et au départ de la Josiane, environ une heure plus tard.
Rien de malsain.
Ils le savent.
Et surtout et surtout le Québécois le sait, qu'ils disent. Cest très important que le Québécois le sache.
Quil comprenne.
Que cest dans la nature de la Josiane.
Faut pas en faire un plat.
Chapitre 12
Faisait beau pourtant !
Un matin de juillet vers 10 heures, on a retrouvé la bicyclette et la petite Luce auprès de sa mère assassinée. La petite ne pleurait pas. Ne pleurait plus.
Elle na rien dit.
Et elle na plus rien dit pendant un bon bout de temps dailleurs à partir de ce moment là.
Lautopsie a révélé que Madame Simpson était morte environ six heures avant sa découverte des suites dune hémorragie interne causée par un coup de couteau à labdomen, asséné bien avant le décès. Selon l'expertise médico-légale, la pointe du couteau avait profondément pénétré le pancréas, causant une pancréatite aiguë nécrosante et hémorragique, amenant des douleurs au-delà des limites du supportables.
La douleur seule aurait pu amener un choc vagal qui, associé à lhémorragie, aurait été un autre facteur entraînant le décès.
Les premières constatations ont aussi révélé que Madame Simpson aurait elle-même contribué à tamponner la blessure et à empêcher lécoulement extérieur du sang en restant assise en chien de fusil plutôt que couchée, appuyée sur un arbre, une main sur la plaie et lautre retenant la petite Luce près delle pour la protéger. Il semble quelle ait rejoint larbre à une quinzaine de mètres en bas dun talus par ses propres moyens, en se laissant rouler sur elle-même ou en rampant. On ne saurait apporter plus de précisions là-dessus pour le moment.
Cest la raison pour laquelle on na pas pu la repérer avant et quon ait mis autant de temps à les retrouver, elle et sa fille. Même quand Monsieur Simpson est passé par là, il na pas pu les voir, à cause de la dénivellation du terrain. La veille, il n'avait trouvé ni sa femme ni sa fille à la maison en rentrant des champs. Il avait alors sorti le pick-up pour venir aux nouvelles.
Pour ce qui est de la petite, elle avait dû dormir couchée sur sa mère qui l'avait maintenue près delle de son bras protecteur, dès les premiers instants du drame.
Lautopsie a aussi révélé que Madame Simpson avait été violée à plusieurs reprises par au moins deux individus.
Il ne semble pas, à première vue, que la petite ait été agressée sexuellement par les meurtriers. Mais il apparaît indéniable quelle ait assisté au viol et au meurtre de sa mère " aux premières loges ", ont affirmé les policiers, dont la subtilité en la matière na jamais fait de doute. " Il y a bien une blessure au bras droit et du sang sur son petit t-shirt, ont-ils ajouté, mais il sagit vraisemblablement des séquelles d'une chute à bicyclette. " ont-ils conclu.
Quant à la petite, elle ne veut rien dire.
Ne peut rien dire.
Ne parle plus.
Quand on sadresse à elle, elle ne réagit pas ou ne fait quune grimace contrariée. Comme un spasme. Comme une convulsion. Comme un tic. " A-t-elle toujours eu ce tic? A-t-elle toujours fait ces mouvements saccadés de la tête? " ont demandé les policiers perplexes.
Selon les enquêteurs, Madame Simpson est arrivée au village vers 4 heures. Comme d'habitude. Elle sest rendue chez le boulanger et le boucher. Comme dhabitude. Après avoir complété ses emplettes, elle a rendu, comme dhabitude, une petite visite à Madame Françoise qui aime bien la petite Luce et qui lui a donné des bugnes encore chaudes enrobées de sucre semoule, aussi rondes que les yeux de l'enfant.
Luce lappelle dailleurs Tante Famboise.
Eh ben ! quest-ce quon dit? Allons, dis merci, voyons, la grondée affectueusement sa mère.
Mèzi, Tante Famboise, a susurré la petite Luce, la bouche pleine. Qui ne prononce encore ni les r ni les c cédille.
Tante Famboise a aussi fait cadeau dune bouteille de son eau-de-vie de prunes, fruit de deux passages à lalambic du distillateur " pour le bon Monsieur Simmessonne, qui ne sait pas la faire, lui, la blanche. "
Ensuite, Madame Simpson sest arrêtée momentanément au Café de la Place pour offrir un Coca à la petite qui avait soif et qui réclamait : " Un Coca ! Un Coca ! " Le tout tel que colligé dans le rapport de police.
Puis, elle a enfourché son vélo vers 5 heures le rapport de police ne fait mention daucune gageure pour retourner chez elle, la petite assise à larrière dans le siège de bébé, avec son casque protecteur sur la tête, une nouveauté dégottée à Paris.
Une demi-heure avant, toujours selon le rapport de la police, deux jeunes dans la vingtaine tout de cuir vêtu, se sont arrêtés boire un pot au même troquet il n'y en a qu'un au village après avoir tourné en rond deux ou trois fois autour de la fontaine de lesplanade, en faisant un vacarme infernal avec leur Kawasaki 175.
Des gars de Thiers. Deux frères, daprès leur conversation. Qui ont de la parenté dans ce coin de pays, selon ce quils ont dit. Selon ce quils ont discuté. Selon ce quon a entendu. Selon les déductions de la police. Un grand oncle, paraît-il. Ne savaient pas trop, les deux motards, selon les témoins qui ont rapporté leurs paroles. Ne savaient pas où il créchait, le vieux. Sen foutaient un peu, tu parles. Navaient pas lintention de le chercher. Ni de le visiter, par la force des choses.
Ils ont certainement vu la Josiane à son arrivée en vélo, c'est sûr. Enfin, probablement. Mais ils nétaient plus là, c'est sûr, lorsquelle a bu elle aussi un Coca, au Café avec la petite.
Chapitre 13
Fait beau ! Fait chaud !
Vous dvriez faire moins de bruit avec vos pétrolettes, a dit lun des vieux à la terrasse.
Les deux motards se sont levés en même temps et, dun même geste, en même temps, lui ont tous les deux craché à la figure.
" Ta gueule, vieux débris ! " qu'ils lui ont dit.
Ils ont enfourché leur moto dun même geste, en même temps, et ils sont partis en refaisant deux ou trois fois le tour de la fontaine, dans un tintamarre assourdissant, casque à visière noire sur la tête, avec tous les deux, en même temps, la même idée dans le casque.
Samuser.
Ils ont quitté la petite route asphaltée dès la sortie du village. Ils ont coupé à 45o à travers la garenne jusquaux collines avoisinantes, pour stopper à environ un ou deux kilomètres plus loin. De là, ils sont revenus en direction du village, mais en roulant sur les hauteurs et sous le couvert des arbres cette fois-ci.
Ils ont atteint un promontoire où ils se sont arrêtés de nouveau, ayant trouvé ce quils cherchaient : une vue imprenable du paysage.
Du village.
De la majorité des rues du village.
Et des routes vicinales.
Ils ne lont pas prise la vue imprenable puisque, justement, elle est imprenable. Et que cette vue ne les intéresse pas outre mesure. Ne les intéresse pas du tout même.
Ils ont autre chose en tête.
Autre chose quun panorama.
Tu vois cque jvois, dit lun deux. Tu la vois, hé? R'garde, là, à la sortie du patelin. À gauche, hé, ducon ! Allez, zou !
Con ! attends au moins quelle soit rendue à la croisée des chemins. Faut éviter dameuter les péquenots, répond lautre, plus réfléchi.
Puis, quand ils jugent que la route est libre, ils décollent en trombe, côte à côte, fiers cavaliers de la peur. Fiers de la terreur quils sapprêtent à susciter.
Josiane ne les entend pas venir. Dans son panier à provisions, il y a, comme toujours, entre les saucissons et les baguettes, un radio transistor qui joue à tue-tête. Josiane chante aussi à tue-tête. Pour et avec la petite. La radio joue Les cactus de Jacques Dutronc. Les deux filles ségosillent en modifiant certaines paroles : " Les sièges de vélo sont des cactus ! Ouille ! Aie ! Ouille ! " quelles se marrent, les deux rigolotes. Qui rient comme des copines inséparables.
Comme des amies en vacances.
Comme deux gamines du même âge. Lune avec et lautre sans culotte.
Cest la seule différence.
Elles samusent.
Elles sont heureuses.
Elles saiment.
Ni lune ni lautre ne se doutent de la présence des deux anges noirs qui arrivent sur leur machine beuglante, cavaliers de lApocalypse émergeant dun nuage de poussière, à cheval sur leur monture de fer. Par-derrière les deux filles.
Ils doublent le vélo à grande vitesse, lun à gauche lautre à droite, en wheely, roue avant fendant lair à hauteur dépaule. Dans un vacarme soudain, infernal pour les deux filles. Comme une détonation qui perce les oreilles. Comme une explosion qui glace le sang.
Josiane panique.
Ils frôlent de si près la bicyclette qu'elle perd le contrôle.
Chute sur le bord de la route.
Jupe en lair.
Et le reste à lair.
La bicyclette à terre. Dans les ronces.
Josiane sest vite relevée pour baisser sa jupette trop courte. Et relever la petite qui a roulé dans lherbe, qui a perdu son casque protecteur et qui sest mise à pleurer. Heureusement, l'enfant a eu plus de peur que de mal, même si un petit filet de sang coule de son bras gauche légèrement blessé. Rien de grave. " Bobo ! bobo ! " quelle pleurniche sa Luce. Les deux sauvages qui se sont arrêtés à une dizaine de mètres de là vont en entendre parler. Josiane préviendra le Simpson sitôt rentrée à la maison.
Mais il est peut-être déjà trop tard.
Car les deux fiers-à-roues ont eu le temps de voir.
Dadmirer.
De vouloir.
Ils ne voulaient que samuser au début. Mais voilà quun petit rien, un rien du tout en dessous, une absence malencontreuse de petite culotte, fait quils sont devenus soudainement plus sérieux dans leur besoin damusement.
Ils ont déjà amplement joui du moment.
Et du paysage.
Mais ce nest pas assez. Ils veulent jouir du restant.
Alors ils rebroussent chemin. Ils reviennent vers le site enchanteur. Stoppent. Descendent de leur moto.
Enlèvent leur casque.
Ils puent lhuile à moteur rancie et le cuir humide de leur sueur.
Fait beau ! dit lun.
Fait chaud ! répond lautre.
Si on se déshabillait, ajoute le premier.
Pourquoi pas, renchérit le second, pas contrariant.
Faut commencer par la ptite dame, dit le premier.
Sinon par la ptite, renchérit le deuxième pour bien se faire comprendre.
Mais la Josiane fait face. Elle leur crie sa façon de penser. Quils ont failli les tuer toutes les deux. Quils sont des voyous. Des salauds. Des sauvages. Des brutes...
Toutes choses quils savent déjà...
Qui ne les surprennent pas outre mesure.
Convaincus depuis longtemps qu'ils sont tout ça.
Ne nient pas.
Sont francs.
Sont pas contrariants.
En seraient même plutôt fiers.
Puis lun des deux sort son Laguiole, attrape, arrache la petite des bras de Josiane, la retient fermement d'une main tout en lui promenant le couteau sur le ventre de l'autre.
De la pointe de la lame étincelante, il relève le petit t-shirt de la Luce qui ne dit mot, figée. Puis la lame caresse laréole dun sein, de lautre ensuite, revient à lun, retourne à lautre, risquant à chaque mouvement de trancher les petits mamelons.
Tu te déshabilles ou j'découpe? lance-t-il menaçant, pendant que la Luce est à moitié étouffée par le cuir de la manche de son vêtement qui lui remplit la bouche et les narines.
Josiane sélance sur lui comme une bête fauve. Elle réussit à lui faire perdre léquilibre et à libérer Luce qui se remet à pleurer.
Mais lautre aussi a sorti son Laguiole. Il passe à lattaque par-derrière. Dune main, il saisit Josiane par les cheveux pour mieux lenlacer de son bras libre au bout duquel pointe cette nouvelle lame impatiente. Une lutte brève mais farouche sengage. Les deux chutent finalement l'un sur l'autre, Josiane tombant sur la lame acérée.
Le Laguiole reste planté dans le ventre tandis que celui qui a chuté avec elle gît maintenant le visage en plein sur ses belles fesses rebondies, la jupe par-dessus la tête.
Ce qui donne le temps à lautre davoir une vue imprenable du paysage qui soffre à lui par terre.
Imprenable?
Pas sûr.
Pas cette fois-ci.
Dun pied, il retourne Josiane sur le dos. Ensuite, il se laisse choir sur ses épaules pour mieux lui immobiliser les bras tout en lui maintenant son couteau sur la gorge. Il arrache la fine chaîne dor quelle porte autour du cou et qui se termine par une croix et sen débarrasse en la lançant dans lherbe. Il nen a que faire pour le moment. Sont pas des voleurs. Sont des violeurs. Lautre, déjà en position, baisse son pantalon en même temps quil retire son couteau. La lame na queffleuré le ventre, évalue-t-il. Dun geste adroit, il coupe les vêtements de Josiane qui ne sont plus maintenant que lambeaux.
Josiane est nue. Vaincue. Par lun avec le couteau sur la gorge. Qui lui enfonce en même temps son sexe dans la bouche. Et par lautre, en bas qui fouille ses entrailles avec le sien.
Sa plaie à labdomen saigne.
Ça nempêche pas les deux motards de se relayer. De changer de position. De recommencer. Ça n'empêche pas non plus Jacques Dutronc de continuer à gueuler contre ses cactus qui, en chanson faut bien dire, auraient tendance à lui rentrer dans l'cul.
La chaleur, la poussière, leur odeur dhuile rance mêlée à leur sueur rance aussi, le parfum et le sang de Josiane, tout ça constitue un puissant aphrodisiaque.
Et la petite Luce qui regarde, qui assiste à la scène, bouche bée, yeux exorbités...
Qui ne pleure plus.
Qui ne pleurera plus jamais.
Ils ont fini par se rassasier. Ils ont discuté un moment pour savoir quoi faire. Bon, ils lont violée. Ouais ! Mais ils ne lont pas tuée. Tu parles ! une lame de huit centimètres à peine et qui ne sest enfoncée quà demi. Une caresse, quoi. Une marque daffection. Qui lui fera un beau tatouage. Dont elle gardera un souvenir éternel, ineffaçable. Un souvenir d'homme. Un vrai. Un souvenir de lui.
De toute façon, elle a dû en voir dautres dans sa vie, la garce.
Et des plus longues aussi, ouais !
Ils comparent les lames des couteaux à leur sexe et se jettent des clins dil dadmiration quant à la longueur de leurs instruments respectifs.
Josiane est toujours vivante. Elle bouge encore. Sont pas des tueurs. Sont des violeurs.
La blessure? Bof ! une égratignure... Quoi faire maintenant? " Ben, on fout lcamp ! On s'fait la malle ! Quelle se démerde avec son vélo ! Y a ben quelquun qui passera par là, un jour ou lautre, quoi merde ! On n'est pas en plein désert, quoi merde ! "
Puis, ils éventrent les pneus de la bicyclette quils repoussent dans les broussailles. Parce que, après mûre réflexion, il ne faut pas que la fille donne lalerte trop tôt. Il faut quils aient le temps de disparaître dans les montagnes. Ils rejoindront la départementale plus loin. Bien plus loin.
Tout de même ! Donner la chance aux coureurs quils sont.
Con ! Pourquoi tu las piquée?
Con, toi-même, répond lautre. Je lai pas piquée. Cest elle qui est tombée sur le couteau. Ça ta pas empêché de te lenvoyer quand même, hé ducon !
Con ! Tu las baisée en premier.
Putain ! tas vu? elle ma mordu, la garce.
Ouais ! Cest vachement con...
Il lui prend le bras et ouvre la morsure dun coup de couteau. Le sang gicle.
Mais il est con ce mec ! Ça va pas, la tête, non? Pourquoi tas fait ça, bon dieu? quil lui crie.
Con ! Comme ça, personne ne verra les marques de dents sur ton bras. Demain, tauras la cicatrice dun coup de couteau et pas celle dune morsure.
Quelle tigresse, cette nana. Putain ! Quel nerf ! dit le blessé admiratif. Admiratif de la vigueur de la fille et aussi de la présence desprit de lautre.
Dla gonzesse de première, dit le deuxième admiratif. Admiratif de la fille mais pas précisément de labsence desprit de lautre. " Magne-toi lcul, ducon, on fout lcamp, " décide-t-il.
Se sont bien amusés, les petits cons.
Sont partis sans même un regard pour la petite Luce. Qui a ramassé la fine chaîne dor de Josiane, dans lherbe à ses pieds. Qui la serre fortement maintenant dans sa menotte.
Qui ne pleure plus.
Qui ne dit plus rien.
Qui a une goutte de sang.
Sur son petit sein blanc.
Et un " con ! " gros comme un éléphant.
Dans sa ptite tête denfant.
Chapitre 14
Humide et sombre !
Plusse est arrivée en retard au travail.
Au réveil, elle était seule. Elle a trouvé ses vêtements éparpillés partout. Elle a pris une longue douche et absorbé une quantité industrielle daspirine. Mal de tête.
Deux, en fait.
Pas plus.
Cest assez. Cest écrit sur la boîte. Posologie pour adulte : 1 à 2 comprimés daspirine et un grand verre deau. Elle ne se sent pas le courage dentreprendre des négociations avec les laboratoires Bayer's quant à la quantité de pilules à absorber en cas de mal de tête.
Les chimistes de la santé doivent savoir ce quils font.
Elle a fait tremper son soutien-gorge Platex 18 Heures souillé dans une solution deau et de savon. Ne sait pas où il a pêché son D cup 38, lautre énergumène qui lui a enlevé son vêtement sans quelle sen aperçoive, sans qu'elle le veuille, mais elle, cest du 36 C quelle porte. Fantasme probablement.
Elle a utilisé la proportion deau et de savon conseillée sur la boîte. Mode demploi : trier le linge sale. Cest fait. Ce nétait pas très compliqué. Pour le linge très sale cest le cas faire tremper 10 minutes dans deux litres deau froide additionnée dune demi-mesure de détergent.
Les alchimistes de Procter & Gamble doivent bien savoir comment nettoyer du sperme séché sur les sous-vêtements, non?
Ils ont dû faire des tests.
Des comparaisons.
Des concours de lavages. Avec des ménagers(ères) expérimenté(e)s.
Avec de nombreux prix à gagner. Deux semaines de vacances dans les Antilles françaises...
Enfin, Plusse a pris deux aspirines de plus que la dose recommandée.
Puis, elle a endossé dautres vêtements. Elle se sent mieux maintenant.
Ça ira maintenant.
Mais elle na pas retrouvé ses lunettes. Elle a cru les avoir oubliées au travail. Mais non. Rien. Son bureau est vide. Pas de lunettes. Elle peut fonctionner sans lunettes mais ce nest pas à conseiller. Elle se ruinera la vue en moins de deux, comme lui dirait son chum..
Qui nest pas rentré de Québec.
Qui na pas réclamé son auto non plus. Comme entendu.
Homosexuel, le Jacques. Cest sûr.
Elle le sait maintenant. En est persuadée.
Il en a le geste. La démarche. Le timbre de voix. Les expressions. Tout.
Il doit avoir lokey, en tout cas.
Lokey du gay.
Lokey du gay du quai du Vieux-Port du Vieux-Montréal.
Dautant plus quil possède une Géo. Cest tout dire, comme disait lautre. Ne comprend pas encore trop bien la relation entre les moteurs et les tendances sexuelles. Mais, bon !...
En parlant du Jacques, il faudrait peut-être dire ille, se dit-elle. Ille est architecte; ille est propriétaire dune maison; ille a une Géo; ille aime sa maman; ille est latent, etc.
Avec toute sa prévenance obséquieuse et ses manières affectées, ille lui aurait sans doute conseillé de se faire faire d'autres lunettes le plus rapidement possible.
" Con ! ", pense-t-elle, en simulant le tic.
Elle le larguera dici peu. Elle ne peut plus le supporter. Surtout depuis quil a paradé comme un paon devant les bénéficiaires il y a une quinzaine de jours avec un nouveau pantalon en cuir fraîchement sorti de son tailleur. Qui ont commencé à taper avec leur cuillère...
Bam ! Bam ! Bam ! Bam !...
Apeuré énervé en tout cas le Jacques a disparu rapidement, en tentant de protéger son orgueil et son pantalon. Les autres se sont calmés.
Faut dire quille a les moyens de se payer pareil luxe, le Jacques.
Mais elle le voit plutôt en sadomaso, avec pantalons de cuir, oui, mais ouverts aux fesses, avec chaînes et menottes, fouet, etc.
Avec son té darchitecte.
Planté dans le péteur(e).
Une Mister T, en quelque sorte.
Le chaînon manquant des Village People, en quelque sorte.
Qui reprendraient peut-être du poil de la bête avec ce nouveau membre.
Peut-être même quils nattendent que lui, le latent, pour refaire carrière.
Décidément, elle lui donnera son congé, songe t-elle, sérieuse.
Bientôt.
Dès son retour de Québec.
En attendant, elle lannoncera à lentourage qui se chargera de faire circuler la rumeur...
Chapitre 15
Fait toujours soleil !
Les gendarmes ont arrêté les deux motards.
Ils les ont interrogés toute la nuit. Ils les ont mis en garde à vue pendant 24 heures de plus pour compléter lenquête et les ont relâchés sans porter daccusation.
Le dossier est maintenant entre les mains du juge dinstruction.
Les deux suspects ont nié catégoriquement leur participation à lattentat. Ils nétaient même pas dans les parages au moment de lagression.
Et ils ont un alibi, alors hein !
Oui ! ils se sont arrêtés à Puy-Guillaume. Oui ! ils ont bu de la bière au troquet. Oui ! ils se sont comportés comment dites-vous? C'est ça ! Si vous voulez. Si vous y tenez. Grossièrement. Oui ! ils ne nient pas. Mais, faut pas charrier, tout de même. Ce sont les vieux qui les ont provoqués.
Ce qui est certain par contre, c'est qu'ils se trouvaient tous les deux à environ une trentaine de kilomètres du lieu du crime quand il s'est produit. Ils peuvent le prouver.
En quittant le Café de la Place, ils ont décidé, à la dernière minute, de rendre visite à leur grand-oncle. Ce dernier a confirmé quils étaient tous les deux chez lui à 5 heures, ce jour-là.
Ils sont arrivés au buron du vieux situé en pleines collines, que ce dernier sacharne à nommer pompeusement ferme. Toujours en trombe, en faisant un vacarme fou, assez pour effrayer le vieil homme seul. En pleine panique, celui-ci a sorti le fusil pour tirer un coup de semonce, en criant que lautre coup, cétait dans les fesses quil allait le décharger.
Bon, ils se sont identifiés en disant leur nom et le nom de leur père et tout, et finalement le vieux a reconnu, non sans rechigner, ses petits neveux quil navait vus quune ou deux fois, il y a de nombreuses années.
Mais les liens familiaux étant solides chez les paysans, il les a invités à partager le pain, la soupe grasse, le fromage de ses chèvres et le vin gris. Ils ont dû rester chez lui près de deux ou trois heures. Comment il le sait, le vieux? Ben, il ne le sait pas exactement parce quil na pas de pendule. Mais le soleil, c'est bien suffisant. Il affirme quils ont pris le temps de manger chez lui, de boire du vin et de donner des nouvelles de la famille.
Sans compter le temps de charger le fusil, de tirer, de se reconnaître, de dire bonjour, de faire chauffer la soupe et de passer à table.
Un bon deux heures. Trois heures peut-être.
Et à quelle heure ils sont arrivés?
" Ben, à cinq heures, un peu avant lheure du souper. "
Le temps de quitter le village et de rejoindre la ferme. Le juge dinstruction a fait faire le calcul par lenquêteur principal.
Ils se sont pointés chez le vieux à cinq heures, à l'heure exacte ou Madame Simpson reprenait son vélo pour retourner chez elle.
Comme alibi, on ne peut faire mieux.
Dautant plus quon na pas trouvé traces de leur passage sur les lieux mêmes du crime. Il y avait bien des empreintes mais elles étaient tellement nombreuses et imprécises quelles pouvaient appartenir à nimporte qui et n'importe quoi. Provenir de nimporte quel véhicule. On n'a pas pu les relier à des motos. À leur moto. De plus, personne au village na vu les deux motards fantasques emprunter le chemin en direction de Monpeyroux. Où se trouve la ferme du Québécois. Où se dirigeait la jeune femme et son enfant. Où a eu lieu le crime. Les témoins ont même dit les avoir vus emprunter la direction opposée, la ferme du grand oncle se trouvant à une vingtaine de kilomètres en direction de Châteldon.
Sans même sen rendre compte, les deux motards nont pas quitté lasphalte avec leur Kawasaki, au moment de lattentat.
Et les pneus des motos sont tellement usés que les enquêteurs nont pu en relever aucune trace. En quittant les lieux contrairement à leur habitude et probablement sans sen rendre compte aussi ils ont évité le départ foudroyant qui aurait sans doute laissé des marques noires sur la chaussée goudronnée.
Pour regagner les collines après le viol, ils se sont dirigés directement vers lendroit où ils avaient réintégré le bitume, lors de la poursuite de la bicyclette. Ils ont laissé leur moto en attente sur leur béquille à quelque cent mètres dans la garenne. Puis, ils sont revenus sur leurs pas. À laide de branches darbre, ils ont effacé les traces des pneus qui avaient laissé des sillons dans le sable et la terre. Ils ont interrompu leur travail quelques instants pour mieux se cacher et laisser passer en trombe un pique-uppe sur la route dasphalte. Puis ils ont réenfourché leur monture pour rejoindre les hauteurs doù ils ont fait route vers la ferme du grand-oncle.
En chemin, ils se sont débarrassés de leur couteau en les lançant en plein bois, sans même sarrêter pour regarder où les armes avaient échoué. Un peu plus loin, ils se sont baignés tout habillés dans un ruisseau assez profond. Ils ont frotté longuement leurs vêtements avec du sable mouillé pour enlever les taches de sang relativement faciles à nettoyer sur des cuirs déjà fortement imbibés dhuile. Ils sont partis sans même prendre la peine de sécher leurs frusques, laissant au soleil et au vent le soin de soccuper de ce détail.
Pour leur part, ni les policiers ni le juge dinstruction nont songé à entreprendre des recherches dans les collines, personne nétant véritablement familier avec le genre de motos utilisées et surtout, personne nayant réalisé que les machines en question des dirt bikes avaient été conçues spécialement pour circuler en terrain accidenté.
Dautant plus que lalibi irréfutable du parent ne pousse plus au développement dune enquête plus approfondie.
Bien sûr, tout le monde est convaincu que les deux frères sont des voyous, ayant déjà eu des démêlés avec la Justice dans le passé. Des histoires de vol et dextorsion. Des bricoles. Des affaires sans envergure. À limage de ce quils sont. Des voleurs, pas des violeurs. Et le père a assuré le juge dinstruction quils ne sont que " des adolescents en mal de sensations fortes comme tous les jeunes de leur âge ", quils nont jamais usé de violence et que, malgré les nombreuses plaintes relatives au boucan infernal causé par les motos le désespoir des voisins " ils sont tous les deux doux comme des agneaux ". En toute justice, cest la seule chose quon peut vraiment leur reprocher : le bruit. Et le père a promis de sen occuper personnellement.
Le juge dinstruction a tout de même recommandé la poursuite des procédures à un juge de la cour supérieur mais ce dernier a cassé cette première décision faute de preuve substantielle. Et les deux motards ont recouvré leur pleine liberté par la suite.
Le dossier nest pas fermé pour autant. Il est en suspends, comme on dit chez les flics quand on ne soccupe plus dun cas. Comme cest souvent le cas. Comme cest le cas dans ce cas-ci.
Un an plus tard, on nen parlait déjà plus.
Ce nétait plus quun mauvais souvenir.
De lhistoire ancienne.
Chapitre 16
De nouveau chaud et humide !
Au village, on a tout fait pour lui venir en aide. Madame Françoise, qui nest en fait quune demi vieille elle na pas encore 60 ans prend rapidement la situation en main. Elle se rend dorénavant quatre fois par semaine " chez le bon Monsieur Simmessonne " pour soccuper de la petite, préparer les repas et faire le ménage.
Tout ça gratuitement.
Tante Famboise a toujours eu la petite Luce en affection et à son âge, devenir du jour au lendemain la maman occasionnelle dune petite fille si belle et si gentille, cest un cadeau des dieux.
Le Québécois a bien protesté. Qui peut parfaitement payer.
Rien à faire.
Au début.
Après quelques semaines cependant, ils ont conclu un arrangement à la satisfaction de tout le monde.
Et le Québécois lui verse maintenant une compensation non déclarée et donc exempte dimpôt. Ce qui nest pas à dédaigner.
Mais la petite na pas recouvré lusage de la parole.
Lhiver sest étiré comme tous les hivers et le printemps est soudainement revenu, annoncé davance par le redoux et la gadoue partout et les jours plus longs itou.
Puis, un beau matin, le Simpson sort de sa torpeur, immobilisé quil avait été dans la douleur pendant près dun an. Il décide de vendre la ferme et de retourner chez lui au Canada pour son bien et pour celui de la petite : il compte avant tout y consulter des spécialistes et même se rendre aux États-Unis si nécessaire, pour la faire soigner.
Pour quelle retrouve lusage de la parole.
Il astique le pick-up et se rend à Thiers rencontrer un agent dimmeubles à qui il confie les démarches de vente.
Quelque temps plus tard, il soccupe de ses animaux. Il fait monter les bestiaux à larrière du camion et entreprend la tournée des villages voisins, avec la petite debout à ses côtés.
Il part en direction de Chez Chatard, via Chez Claude. Il ira jusquà Gautichard, sil le faut. Il sarrête à chaque maison habitée pour offrir, par cher, un agneau de printemps vivant ou égorgé sur place, au goût du client. Dans ce dernier cas, il pend la bête à un clou par les pattes arrière attachées, tête en bas pour recueillir le sang, avant de lui ouvrir la gorge dun coup de couteau dexpert. La bête doit rester pendu " au moins quatre ou cinq jours avant de la manger, pour laisser la viande mûrir à point et livrer toute sa saveur, tous ses sucs et toute sa quintessence ", prévient-il. Toujours au goût du client, il peut aussi débiter la carcasse en quartiers, en gigots et en côtelettes entre autres mais, là aussi, on doit attendre au moins quatre jours avant la consommation.
Il fait de bonnes affaires, si lon peut dire. Dans les circonstances.
En effet, on sest rapidement rendu compte quil pratique des prix de débarras et le mot sest vite passé dans le pays. Si bien que le lendemain, certains lattendent pour profiter de la manne. Les aubaines ne se ratent pas chez les paysans. Au retour de sa deuxième tournée, il fait chaud. Il sue à grosses gouttes. Avec la Luce toujours à ses côtés, il décide de sarrêter au Café de la Place. Pour se désaltérer. Pour prendre une bière froide.
Une seule bière.
Question de célébrer la vente de ses derniers animaux. Et saluer la compagnie quil revoit peut-être pour la dernière fois.
Il quittera la France bientôt.
Hé bonsoir ! quil dit en entrant.
Hé bonsoir ! Monsieur Simmessonne, quils répondent en chur, en tapotant la joue de la petite.
Ça fait un bon moment quils portent peine pour lui, les habitués. Ils sont contents de sa remise sur pied. De le voir actif. De le voir revivre à nouveau. Ils se relayent pour lui offrir le verre de lamitié.
Qui tourne en soûlerie générale.
En soûlerie de lamitié.
On ne veut pas quil parte, mais sa décision est prise.
Irrévocable.
Lalcool aidant, la conversation dégénère vite en procès qui, pour la énième fois, condamne les deux voyous. Sans lombre dun doute pour tout le monde, ce sont les deux motards de Thiers qui sont les coupables du meurtre.
Pour le grand Pierre, en tout cas.
Pour le boulanger.
Pour tous les autres aussi.
Il ne faut pas chercher plus loin. Ils en ont la preuve.
Pas une preuve juridique bien sûr.
Pas une preuve pour convaincre la police.
Pas une preuve qui pourrait tenir aux assises, non.
Mais bel et bien une preuve.
Cest le grand Pierre qui parle.
Cest le grand-oncle qui a parlé, quil dit. Hic ! On ne lavait dailleurs pas cru pour le fusil, savez, pour faire face à ses neveux au moment où ils sont arrivés à la ferme sur leur moto. Maginez, Monsieur Simmepeûssonne, hic ! un vieux qu'a peur de ses propres poules, poursuit le grand Pierre, qui, dans son état, se demande si cest bien lui qui raconte, vu que toute la compagnie connaît lhistoire aussi bien que lui. Alors, se décide-t-il à poursuivre, tirer en lair pour protéger, hic ! sa bicoque en apercevant deux motards en cuir sortir de nulle part, quil voyait pour la première fois, quil na pas reconnu à tout le moins, cest à mourir de rire, Monsieur Sim... Simmepeûssonne. Et radin comme pas un à part ça ! Hic ! Sa propre femme naurait même pas eu droit à la soupe et encore moins au vin sil avait été marié. Cest dailleurs la raison pour laquelle il navait jamais trouvé de bougresse. Trop radin ! Comment alors imaginer quil ait offert à manger et même le vin gris, hic ! à deux parfaits inconnus.
Un soir quil est descendu au village, il a avoué que ses deux neveux lavaient menacé. De quoi? Il ne voulait pas en dire plus. Et il ne répéterait jamais ça devant les tribunaux.
Il a peur à sa peau.
" Puis la famille, ça n' s' trahit pas ", qu'il a dit le vieux bourricot, avant de retourner dans sa montagne.
Bien plus, si les motards ont piqué à travers les collines, a poursuivi un autre plus lucide, la cabane du vieux ne se trouve plus à vingt mais bien à quatre kilomètres du lieu du drame contrairement à ce quils ont affirmé aux policiers. Ça ne constitue pas non plus une preuve au sens de la loi mais cest une preuve quand même, non?
Ça ne justifie pas la réouverture de lenquête.
Non !
Mais ça vaut un interrogatoire.
Un interrogatoire en règle.
Pas par la police, mais par des hommes compétents.
Par des hommes épris de justice.
Par des hommes... en état débriété.
Le Simpson a frappé du poing sur le zinc.
" Jy vais ! " qu'il a dit
Les autres se sont mis aussi à frapper ensemble sur le zinc. En cadence. En rythme. Avec leur verre. En réclamant justice...
Bam ! Bam ! Bam ! Bam !...
Cest lugubre.
La petite Luce a peur de tous ces gens qui font autant de bruit dans le bistrot. Elle se bouche les oreilles avec les mains. Pour se protéger. Elle se colle à son papa. Pour se protéger. Mais elle ne pleure pas pour se protéger.
De tous ces vieux qui frappent ! Qui tapent ! En cadence. En rythme.
En criant : " On y va ! On y va ! On y va ! "
Puis, d'un pas chancelant mais pourtant décidé, ils partent pour Thiers. " Allons-y ! Zou ! "
Pas tous bien sûr. Ils sont sept ou huit à tituber. Sans trop savoir sils ny sont pas déjà à Thiers. Dautant plus quil ny a pas de place pour tout le monde dans le pick-up.
Mais ils partent.
Le Simpson et sa Luce.
Seuls.
Soûls.
Lui dalcool.
Elle de lui.
Soûle et muette.
" Non mais quel homme que le Simmepeûssonne ! ", bêlent d'admiration ceux qui restent. Il va les zigouiller sec, les deux motards. Ils l'auront bien cherché, ces deux voyous.
Cest exactement comme ça quils auraient agi eux, à sa place. Quils auraient eux aussi vengé laffront. Qu'ils auraient eux aussi fait expier la mort de leur femme.
Par la mort.
En attendant, sont bien contents dêtre trop bourrés pour être mêlés à toute cette sale histoire. Qui ne les regarde pas. Ils ont fait ce qu'ils ont pu. De toute façon, elle lavait bien cherché la Josiane. Qui montrait son cul à tout le monde.
En tâtonnant, le Simpson découvre une bouteille deau-de-vie de prunes de Madame Françoise, derrière son siège.
De lalcool de prunes de Famboise, pense le Québécois, en riant de son jeu de mots tout en sen octroyant une bonne rasade, question dexpédier un peu dadrénaline, poste restante, à son sens de lhumour. Question de se donner du courage aussi en vue de l'exécution du projet qui germe depuis quelques instants dans son esprit alambiqué par l'alcool.
Pour se remonter le moral.
Et taire sa morale.
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